Écho de presse

Theda Bara, la première grande « vamp » du cinéma

le 15/10/2024 par Pierre Ancery
le 15/10/2024 par Pierre Ancery - modifié le 15/10/2024

Parfois considérée comme le premier sex-symbol de l’histoire du cinéma, l’Américaine Theda Bara (1885-1955) fut révélée en 1915. Assimilée dès lors à ses rôles de « femme-vampire », elle déchaîna les passions durant sa brève carrière à l’écran.

Un regard cerclé de noir, une longue chevelure brune, des robes exotiques et suggestives, et surtout une aura de sexualité irrésistible et dangereuse... Icône gothique avant l’heure, l’actrice de cinéma muet Theda Bara fut, aux yeux du grand public des années 1910, l’archétype de la femme fatale. Mieux : l’une des toutes premières stars du XXe siècle.

Née à Cincinnati en 1855, dans une famille juive originaire de Pologne et de Suisse, Theodosia Goodman (de son vrai nom) commença sa carrière d’actrice à Broadway en 1908 avant de décrocher un rôle au cinéma dans The Stain, en 1914, puis dans Siren of Hell de Raoul Walsh en 1915.

Mais c’est le film suivant, Embrasse-moi, idiot (A Fool There Was, de Frank Powell, 1915), qui fait d’elle une vedette. Theda Bara y incarne une séductrice - simplement nommée « The Vampire » au générique - qui réduit à l’esclavage un père de famille, absorbant sa force vitale et causant sa déchéance physique et morale.

Ce rôle marque durablement les esprits en popularisant un type de personnage sensuel et immoral, la «  vamp ». Fruit d’une hantise très masculine, cette créature de cinéma recycle des figures anciennes (Messaline, Jézabel, Dalila...) que la littérature et la peinture fin-de-siècle avaient déjà abondamment réactualisées (la pièce Salomé d’Oscar Wilde, le roman La Femme et le pantin de Pierre Louÿs, les toiles de Félicien Rops...).

Embrasse-moi, idiot puise d’ailleurs sa source dans un tableau de Philip Burne-Jones de 1897 intitulé The Vampire et dans le poème éponyme que la toile inspira la même année à Rudyard Kipling.

Produit par William Fox, le fondateur de la Fox Film Corporation, Embrasse-moi, idiot et les films suivants de Theda Bara font la fortune de la société de production. Pour assurer la publicité de sa vedette, le studio fait courir l’idée que le nom de Theda Bara serait l’anagramme d’Arab Death.  Et il lui invente des origines imaginaires : elle serait née au Caire et posséderait des pouvoirs surnaturels. En août 1916, un article de Ciné-Journal la présente ainsi :  

« La grande étoile Theda Bara, une Française d'Alger qui joua autrefois au théâtre Antoine, vint en Amérique au commencement de la guerre et fut engagée par la Fox à 1250 fr. par semaine. »

Entre 1915 et 1919, Theda Bara enchaîne les rôles de prédatrice : Le Cas Clemenceau, CarmenThe Eternal Sappho, The She-Devil, Salomé, The Soul of Buddha...  Plus d’une quarantaine en tout, dont seul six nous sont parvenus en entier, l’essentiel d’entre eux ayant disparu dans l’incendie de la réserve de la Fox en 1937.

Dans la presse française, elle est remarquée en 1919 pour Un Cavalier passa, Le Siècle écrivant :

« Mme Theda Bara, dans le rôle de Bérénice, a tout le fard et le kohl violent des danseuses populaires d’Espagne, et accuse ainsi une certaine lourdeur de traits. Mais elle a des gestes d’une saisissante photogénie. Et quelles robes ! »

Mais son plus grand succès est sans doute La Reine des Césars de J. Gordon Edwards, en 1917, un des films les plus ambitieux de son époque avec un budget de 500 000 dollars et des décors d'une ampleur inédite. Un long-métrage de 125 minutes à l'origine, dont il ne reste hélas aujourd’hui que des fragments.

Interprétant Cléopâtre, Theda Bara y apparaît vêtue d’un costume particulièrement osé qui donne au film un parfum de scandale. Ce qui ne l’empêche pas de réunir 5 millions de spectateurs aux États-Unis, faisant de La Reine des Césars l’un des « blockbusters » de 1917. Le Carnet de la Semaine note en 1920, au sujet de la performance de l’actrice :

« Theda Bara est véritablement une artiste ; le film où sa beauté trouva sans nul doute le plus grand emploi de sa beauté est « La Reine des Césars », que l’on projette actuellement encore dans plusieurs salles.

Elle nous offre là une Cléopâtre d’un charme stupéfiant, et lorsqu’Antoine, ébloui devant la pureté de ses traits et l'attirance de son corps, s’écrie : « Mes yeux, nous sommes vaincus », il est impossible de ne point le comprendre. »

Personnage ultra-sexualisé à l’écran, Theda Bara avait dans la vraie vie une personnalité très éloignée de ses rôles. En décembre 1919, dans la rubrique « Lettre de Londres » de La Gazette de Biarritz-Bayonne, le correspondant Fred Passmore rapporte les propos de Theda Bara, qu’il a rencontrée. L’actrice explique le décalage entre sa personnalité publique et sa vie privée :

« C’est à ce point, me dit-elle, non sans tristesse, que je semble promener une physionomie qui n’est pas la mienne. Obligée de me grimer en une sorte de bête féroce pour remplir intelligemment mes rôles, c’est la bête féroce que le public s’acharne à voir en moi dans les circonstances ordinaires de la vie [...].

Ces jours derniers je déjeunais dans un grand restaurant avec quelques amis, quand je vis à une table proche, trois gentlemen, d’ailleurs très corrects d’aspect, se lever tout à coup, appeler le gérant, et lui déclarer en des termes horrifiants pour moi, qu’ils ne demeureraient pas plus longtemps dans une maison hébergeant « la femme vampire » [...].

Voilà pour les hommes. Quant aux femmes, c’est plus étrange encore. Elles m’adorent. Pourquoi ? Parce qu’elles voient en moi une sorte d’incarnation de la justice immanente. Je venge, paraît-il, celles d’entre elles que leurs maris rendent malheureuses en en étranglant quelques-uns sur la scène. »

La comédienne, on le voit, était très consciente que si les rôles qu’elle enchaînait à l’écran charriaient leur lot de préjugés misogynes, ils recelaient une certaine ambivalence. Dans Embrasse-moi, idiot, par exemple, la protagoniste est certes une séductrice cruelle et égoïste, mais elle remet en cause une morale victorienne rigide voulant que les femmes ne quittent pas la place qui leur est dévolue par les hommes.

En France, l’actrice Musidora, héroïne de la série de films Les Vampires de Louis Feuillade, en 1915, tiendra une place comparable à celle de Theda Bara. Cette dernière verra sa carrière péricliter dès la fin des années 1910. Ayant cherché à s’écarter du rôle de mangeuse d’hommes, qui lui devenait pesant, elle ne retrouve pas le succès.

En 1922, un journaliste d’Excelsior en reportage à Los Angeles tente d’analyser les raisons de ce déclin : on note que la vamp est ici plutôt perçue comme une figure féministe.

« L'Amérique féministe ne pouvait tolérer l'apothéose du don Juan mâle. On remplaça le héros indésirable par le don Juan femelle. On put voir alors la vampire, au cours d'épisodes mélodramatiques, lacérer, torturer, tuer l'homme, comme ailleurs le sinistre bellâtre lacérait, torturait, tuait la femme.

Mais parce que la vampire était le mal triomphant, elle ne pouvait durer. Avec la saine jeunesse du film, la vie, l'amour, l'audience se révoltèrent contre la conception vicieuse. La vampire paraîtra longtemps encore sur l'écran du ciné, mais elle n’est plus que la traîtresse de la pièce et comme telle, à la fin du drame, elle sera punie par le triomphe d'un autre grand rôle généreux, pitoyable, noble, aimant, bon...

Avec Theda Bara, la vampire en tant qu'héroïne est morte. Qu'elle aille rejoindre son émule don Juan dans la légende... et en enfer. »

Dans les années 20 en effet, les « flappers » (jeunes filles supposément délurées dont l’actrice Louise Brooks constitue la représentante la plus célèbre) remplacent les vamps. Ces dernières auront pourtant de multiples descendantes au cinéma, à commencer par les innombrables personnages de femmes fatales qui peupleront les films noirs des années 1940.

Mariée en 1921 au réalisateur Charles Brabin, Theda Bara joua encore en 1925 dans The Unchastened Woman puis en 1926 dans Madame Mystery : dans cette dernière apparition à l’écran, elle incarne une parodie de son personnage de vampire féminin. Après une longue retraite, elle mourut en 1955 d’un cancer de l’estomac. En 1960, une étoile à son nom fut incrustée sur le célèbre Hollywood Walk of Fame.    

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Pour en savoir plus :

Eve Golden, Vamp: The Rise and Fall of Theda Bara (en anglais), Vestal Press, 1998

Roy Liebman, Theda Bara : Her Career, Life and Legend (en anglais), McFarland, 2023