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1673 : l'enflammée « oraison funèbre » à la mort de Molière

le 16/02/2024 par Jean Donneau de Visé
le 10/02/2023 par Jean Donneau de Visé - modifié le 16/02/2024

Le 17 février 1673, à la fin de la quatrième représentation du Malade imaginaire au Palais royal, Molière meurt. Dans le Mercure Galant son ami Jean Donneau de Visé, fondateur de la revue, se livre à un long et lyrique exercice d'adieu à l'« illustre défunt ». Nous publions ici son début.

On apprend l'histoire à l'école : à peine les rideaux tombent que Molière, arrivé chez lui, est pris d'une violente quinte de toux. Elle lui est fatale.

Malgré l'émoi que suscite sa mort et l'immense célébrité dont il jouit, Molière est dramaturge et comme tous les gens de théâtre, il est de fait excommunié. On l'enterre donc de nuit au Père Lachaise, sans cérémonie. Et s'il échappe à la fosse commune, ce n'est que grâce à l'intervention expresse du roi Louis XIV. A son inhumation, parmi nombre de proches, on y croise le « sieur » Jean Donneau de Visé, célèbre polémiste mondain, critique et fondateur de la première revue mensuelle en langue française Le Mercure Galant, qui deviendra bientôt Le Mercure de France.

Dans celle-ci, de Visé se livre à une longue supplique, une véritable « oraison funèbre » en l'honneur du disparu, mêlant réalité et fantaisie, douleur et joie, et utilisant, comme un dernier hommage au maître, la trame narrative d'une pièce de théâtre.

[...] Toute la compagnie se preparoit à parler d'autre chose, lorsqu’un homme qui avoit accoustumé de venir dans cette ruelle parla de la mort de Molière, dont on s'estoit déjà entretenu quelques jours auparavant.  Il estoit illustre de plusieurs manières, et sa réputation peut égaler celle du fameux Roscius, ce grand comédien si renommé dans l'antiquité, et qui méritoit cette belle harangue qu'il récita dans le sénat pour ses intérests.

Le regret que le plus grand des roys a fait paroistre de sa mort est une marque incontestable de son mérite. Il avoit trouvé l'art de faire voir les defauts de tout le monde sans qu'on s’en pût offenser, et les peignoit au naturel dans les comédies qu'il composoit encor avec plus de succez qu'il ne les récitoit, quoy qu'il excelât dans l'un et dans l'autre. C'est luy qui a remis le comique dans son premier éclat, et depuis Térence personne n'avoit pû légitimement prétendre à cet avantage. Il a le premier inventé la manière de mêler des scènes de musique et des ballets dans les comédies, et il avoit trouvé par là un nouveau secret de plaire qui avoit esté jusqu'alors inconnu, et qui a donné lieu en France à ces fameux opéras qui font aujourd’huy tant de bruit, et dont la magnificence des spectacles n'empesche pas qu'on ne le regrette tous les jours.

J'eus à peine achevé de parler du mérite de cet autheur, qu'une personne de la compagnie tira quelques pièces de vers qui regardoient cet illustre défunt. Plusieurs en lûrent haut, et les autres bas.

Voicy ce qui fut entendu de toute la compagnie.

PIÈCE DE VERS SUR LA MORT DE MOLIÈRE

Si dans son art c'est être un ouvrier parfait

Que sçavoir trait pour trait

Imiter la nature,

Molière doit passer pour tel :

Michel-Ange, Le Brun et toute la peinture

Comme luy n'ont sceu faire un mort au naturel.

AUTRE

Cy gît un grand acteur que l'on dit estre mort.

Je ne sçay s'il l'est, ou s'il dort.

Sa maladie imaginaire

Ne sçauroit l'avoir fait mourir;

C'est un tour qu'il fait à plaisir,

Car il aimoit à contrefaire.

Quoy qu'il en soit, cy gît Molière.

Comme il estoit comedien,

S'il fait le mort, il le fait bien.

AUTRE

Cy gît le Térence françois,

Qui mérita pendant sa vie

De divertir, malgré l'envie,

Le plus sage de tous les rois.

Il a poussé l'esprit comique

Jusques au dernier de ses jours;

La mort en arrestant le cours,

Il a fini par le tragique.

AUTRE

Cy gît qui parut sur la scène

Le singe de la vie humaine,

Qui n'aura jamais son égal,

Qui, voulant de la mort ainsi que de la vie

Estre l'imitateur dans une comédie,

Pour trop bien réussir, y réussit fort mal :

Car la Mort, en estant ravie,

Trouva si belle la copie

Qu'elle en fit un original. 

AUTRE

Cy gît sous cette froide bière

Le fameux comique Molière.

Je ne sçay pas bien s'il y dort :

Celuy qui sceut tout contrefaire

Y pourroit bien encor contrefaire le mort.

AUTRE

Celuy qui gît dans ce tombeau,

Passant, c'est le fameux Moliere,

De qui l'esprit estoit si beau

Que rien ne faisoit peine à sa vive lumière.

Regrète son trépas si tu chéris les vers,

Car il charmoit les sens sur tous sujets divers;

Mais la cruelle Parque, en nous faisant injure,

S'accordant avecque la Mort,

L'a laissé dans la sépulture

Où cet acteur faisoit le mort.

AUTRE

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,

Et cependant le seul Moliere y gît :

Leurs trois talens ne formoient qu'un esprit,

Dont le bel art divertissoit la France.

Ils sont partis, etj'ay peu d'esperance

De les revoir, malgré tous nos éforts.

Pour un long temps, selon toute apparence,

Térence, et Plaute, et Moliere, sont morts.

AUTRE

« C'est donc là le pauvre lrfoliere,

Qu'on porte dans le cimetiere ? »

En le voyant passer, dirent quelques voisins.

« Non, non, dit un apothicaire,

Ce n'est qu'un mort imaginaire

Qui se raille des médecins. »

AUTRE

Pluton, voulant donner aux gens de l'autre vie

Le plaisir de la comédie,

Ayant pour faire un choix longtemps délibéré,

Ne trouva rien plus à son gré

Que le Malade imaginaire.

Mais, comme par malheur il manquoit un acteur,

L'un d'entre eux dit tout haut qu'on ne pouvoit mieux faire

Que d'envoyer quérir l'autheur.

AUTRE

Molière à chacun a fait voir

L'inutilité du sçavoir

De ceux qui font la médecine,

Et, pour accomplir son dessein

Et nous mieux prouver sa doctrine,

Il meurt dès qu'il est médecin.

Ces vers donnèrent occasion de parler de la médecine. Quelques-uns se déclarèrent contre, et plusieurs prirent son party. Un de ceux qui la défendirent avec le plus de chaleur tint ce discours en parlant de Molière :

« S'il avoit eu le temps d'estre malade, il ne seroit pas mort sans médecin. Il n'estoit pas convaincu luy-mesme de tout ce qu'il disoit contre les médecins, et, pour en avoir fait rire ses auditeurs, il ne les a pas persuadez. Je demeure d'accord avec luy que la plus grande partie de la médecine consiste dans l'ordonnance des lavemens, saignées et purgations; mais il faut les sçavoir ordonner à propos, et sçavoir, selon les maladies qu'on a à guérir, ce qu'il faut mettre dans le premier et le dernier de ces remèdes.

On en peut faire de cent manières différentes ; mais pour cela il faut connoistre les simples et sçavoir leurs vertus.

Non, non, le monde ne peut croire ce que cet autheur a dit des médecins. Il est constant qu'il y a des remèdes; les bestes en trouvent et se guérissent elles-mêmes : hé ! pourquoy, puisque les hommes ont bien connu les herbes qui empoisonnent, ne connoistroient-ils pas celles qui ont la vertu de les guérir ? Rien n'est si commun que les salutaires effets des ordonnances des médecins. On connoist ceux des médecines et des lavemens par la bile et par les impuretez qu'elles font évacuer. On sait combien la saignée est nécessaire à un malade quand il est oppressé; et Molière, ce même Molière, pendant une oppression, s'est fait saigner jusques à quatre fois pour un jour. »

Plusieurs eurent de la peine à le croire, et, chacun ne s'accordant pas sur le chapitre de la médecine, on parla des ouvrages du défunt, qu'un défenseur de la médecine voulut traiter de bagatelles. 

« Je scay bien, repartit un autre qui n'estoit pas de son sentiment, que Molière a mis des bagatelles au théâtre; mais elles sont tournées d'une manière si agréable, elles sont placées avec tant d'art et sont si naturellement dépeintes, qu'on ne doit point s'étonner des applaudissemens qu'on leur donne. Pour mériter le nom de peintre fameux, il n'est pas nécessaire de peindre toujours de grands palais et de n'employer son pinceau qu'aux portraits des monarques : une cabane bien touchée est quelquefois plus estimée de la main d'un habile homme qu'un palais de marbre de celle d'un ignorant, et le portrait d’un roy, qui n'est recommandable que par le nom de la personne qu'il représente, est moins admiré que celuy d'un païsan, lorsqu'il n'y manque rien de tout ce qui le peut faire regarder comme un bel ouvrage. »

La conversation alloit s'échauffer, lorsqu'on vint dire à la maistresse du logis que Cléante estoit prest et qu'elle pouvoit passer dans la salle avec toute la compagnie. Comme chacun se levoit sans sçavoir pourquoy on changeoit de lieu :

« Il faut, dit la maistresse du logis en arrestant tout le monde, que je vous avertisse d'une chose qui vous surprendra fort. Cléante m'estant venu voir le lendemain que Molière mourut, nous témoignâmes le regret que nous avions de sa perte. Il dit qu'il avoit envie de faire son oraison funèbre. Je me moquay de luy. Il me dit qu'il la feroit, et qu'il la réciteroit mesme devant ceux que je voudrois. J'en demeuray d'accord, et luy dis que j'avois fait faire une chaise parce que Molière devoit venir jouer le Malade imaginaire chez moy, et qu’elle luy serviroit. Il m'a tenu parole, et nous alIons voir s'il s'acquitera bien de ce qu'il m’a promis. »

Comme Cléante estoit un homme fort enjoué et qui divertissoit fort les compagnies où il estoit, ils passèrent tous avec empressement dans la salle où on les attendoit. Elle estoit toute tendue de deuil et remplie d’écussons aux armes du défunt. Cléante n'eust pas plutost appris que toute la compagnie avoit pris place, qu'ayant pris une robe noire, il monta en chaise avec un sérieux qui fit rire toute l'assemblée. Il commença de la sorte.

Ma femme est morte, je la pleure; si elle vivoit, nous nous querellerions.

Acte premier de l'Amour Médecin, de l'autheur dont nous pleurons aujourd'huy la perte. Quoyqu'il semble que ces paroles ne conviennent pas au sujet qui m'a fait monter dans cette chaise, il faut pourtant qu’elles y servent ; je sçauray les y accommoder, et je suivray en cela l'exemple de bien d'autres. Répétons-les donc encor une fois, ces paroles, pour les appliquer au sujet que nous traitons :

Ma femme est morte, je la pleure; si elle vivoit, nous nous querellerions.

Molière est mort, plusieurs le pleurent, et, s'il vivoit, ils luy porteroient envie. Il est mort, ce grand réformateur de tout le genre humain, ce peintre des mœurs, cet introducteur des Plaisirs, des Ris et des Jeux, ce frondeur des vices, ce redoutable fléau de tous les Turlupins; et, pour tout renfermer en un seul mot, ce Môme de la terre, qui en a si souvent diverty les dieux.

Je ne puis songer à ce trépas sans faire éclater mes sanglots.

Je voy bien toutefois que vous attendez autre chose de moy que des soupirs et des larmes; mais le moyen de s'empescher d'en répandre un torrent ? Que dis-je, un torrent ? ce n'est pas assez, il en faut verser un fleuve. Que dis-je, un fleuve ? Ce seroit trop peu, et nos larmes devroient produire une autre mer. Non, Messieurs, il n'est pas besoin du secours de l'art pour vous faire voir ce que vous perdez ; la douleur est plus éloquente, plus éloquente, plus éloquente, enfin... plus éloquente... Vous entendez bien ce que cela veut dire, et cela suffit.

Il faut passer à la division des parties de cet éloge, dont le pauvre défunt ne me remerciera pas; mais, avant d'entrer dans cette division, faisons une pose utile à nos santez, toussons, crachons et mouchons nous harmonieusement. Il faut quelquefois reprendre haleine; c'est ce qui nous fait vivre.

La musique a, dit-on, quatre parties; mon discours n'en aura pas moins. Molière autheur et Molière acteur en feront tout le sujet. Ce ne sont que deux points, me direz-vous. Vous avez raison; mais on en peut facilement faire quatre, et voicy comment. Molière autheur fera deux points, c'est-à-dire que je parleray dans le premier de la beauté de ses ouvrages, et dans le second des bons effets qu'ils ont produits en corrigeant tous les impertinens du royaume. Molière acteur me fournira aussi la matière de deux points, et je feray voir que non-seulement il jouoit bien la comédie, mais encor qu'il sçavoit bien la faire jouer. Voilà, si je compte bien, mes quatre points tout trouvez.

Si je les traite bien, vous ne me trouverez pas trop long; mais, si je vous ennuye, ce sera trop de la moitié. Passons donc au premier et parlons de la beauté des ouvrages du défunt.

Je ne croy pas qu'il soit nécessaire de vous en entretenir long-temps : peu de gens en doutent, et ceux qui n'en sont pas persuadez ne méritent pas d'estre desabusez. En effet, Messieurs, si l'art qui approche le plus de la nature est le plus estimé, ne devons-nous pas admirer les ouvrages du défunt ? Les figures les plus animées des tableaux de nos plus grands peintres ne sont que des peintures muettes, si nous les comparons à celles des ouvrages de l’autheur dont j'ay entrepris aujourd'huy le panégyrique. Quelle fécondité de génie sur toutes sortes de matières ! Que n’en tiroit-il point ? vous l'avez vu, et vous sçavez qu'il estoit inépuisable sur le chapitre des médecins et des cocus. Mais passons outre et ne r'ouvrons point les playes de ces messieurs. Finissons donc ce point en disant que le défunt n'estoit pas seulement un habile poète, mais encor un grand philosophe. Philosophe ! me direz-vous, philosophe ! Un philosophe doit-il chercher à faire rire ? Démocrite en estoit un, chacun le sçait, et cependant il rioit toujours. C'estoit trop, il faut quelquefois pleurer. Pleurons donc, puis que c'est aujourd'huy un jour de pleurs.

Pleurons tous, pleurons, remplissons nos mouchoirs de larmes.