Molière vu par Tristan Bernard, Sacha Guitry et Courteline
En 1922, quatre grandes célébrités du théâtre de l’entre-deux-guerres sont interrogées par la Revue française au sujet du « maître » incontesté de la comédie de mœurs. Le trouvent-ils encore pertinent trois siècles plus tard ?
Pour fêter le tricentenaire de la naissance de Molière, l’auteur Jean Manéga rend visite à d’authentiques « stars » de la comédie française : Robert de Flers, Georges Courteline, Tristan Bernard et Sacha Guitry, tous à l’apogée de leur reconnaissance. De quelle façon le « grand » Poquelin les a-t-il influencés dans leurs travaux ? L’essence de l’homme s’est-elle modifiée en l’espace de trois siècles, et qu’en faire d’un point de vue dramaturgique ?
Sous leurs airs badins, les auteurs semblent simultanément reconnaître et ne savoir que faire de l’inspiration de celui que Courteline appelle « notre maître à tous ». Car en effet, il est fort possible que Molière exerce encore une certaine emprise sur la comédie des débuts du XXe siècle ; Tristan Bernard ne dit-il pas que les choses demeurent, comme au Grand Siècle, « assez plaisantes et les hommes, en général, assez bouffons » ?
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Nous avons pensé qu'il serait intéressant de connaître l'avis des auteurs comiques de notre temps sur Molière. La Revue Française ayant bien voulu nous confier la mission d’interroger quelques-uns de ceux d’entre eux qui ont aujourd'hui la faveur du public, nous avons tour à tour rendu visite à MM. Georges Courteline, Tristan Bernard, Robert de Flers et Sacha Guitry.
Nous voudrions savoir nous-même manier le crayon et parer ainsi à l'insuffisance de notre plume pour vous représenter le bon Courteline. Comment trouver des mots assez heureux pour faire voir son amusante silhouette ? Il nous accueillit avec une bonhomie souriante et malicieuse et se défendit d’abord, avec la modestie qui convient, de toute parenté avec le grand Molière.
– Notre langue, nous dit-il, n’a plus la saveur, ni la force, ni la limpidité de celle de ce temps-là, et nous ne sommes plus les hommes d’alors, qui écrivaient pour l’univers et pour des siècles, et le savaient. Je mets en scène, pour ma part, des personnages fort humbles de Montmartre, ou des bureaucrates sans grandeur, qui sont, j’y consens, assez représentatifs de certaines mœurs et de certains tempéraments d’aujourd’hui, mais ne sauraient prétendre, comme les héros de Molière, à l’éminente dignité de types universels.
– Eh ! cher maître, insinuâmes-nous, vos personnages sont humains et votre philosophie, précisément parce qu’elle est près de nous, est éternelle. N’avez-vous pas écrit ceci, qui, vrai de nos jours, l’était au temps de La Rochefoucauld et de Molière : « Je comprends parfaitement le tapé envoyant coucher le vapeur. Nul n’est obligé d’obliger. »
– La Rochefoucauld, jeune homme, aurait trouvé, pour cette pensée qui n’est ni de moi, ni de lui, mais de tous les hommes ayant un peu observé leurs semblables, il aurait, dis-je, trouvé des termes plus heureux. Molière aussi. N’insistez pas.
Il se tut un moment et reprit avec douceur : – J’aime Molière, parce qu’il est notre maître à tous. Je le lis souvent et j’éprouve chaque fois la même émotion. Je ne sais si vous ressentez comme moi, en présence du génie, ce choc physique, ce coup au cœur, qui ne trompe pas. Je le reçois à chaque nouveau contact avec Hugo, avec Corneille, avec Molière. Ne le dites pas trop, mais rien de semblable ne m’arrive avec Racine...
Nous quittâmes Courteline sur ce mot que nous osons, lecteurs, vous demander, à la prière du maître, de ne pas trop répéter.
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Auprès de M. Tristan Bernard, nous trouvâmes un accueil infiniment gracieux. Il nous a paru que son regard, plus pénétrant qu’on ne souhaiterait quand on se présente à son examen en visiteur inattendu et quelque peu importun, n’était point dépourvu d’indulgence. Ce peintre de nos petits gestes quotidiens, si habile à analyser nos menus sentiments, à pointer chacun de nos tics, à tirer de nos moindres propos ou manies la plus ingénieuse philosophie est un moraliste qui sait rester aimable. Il n’aime pas beaucoup qu’on lui parle de Molière. On vient ces jours derniers, à propos de la représentation à Ubu Roi, de comparer ce pauvre Alfred Jarry, qui n’en peut mais, à Shakespeare, à Aristophane, à Rabelais, à Molière. Tristan Bernard nous saurait mauvais gré de le traiter avec cette générosité et semble gêné que nous ayons entrepris de l’interroger, parce qu’il a lui-même écrit des comédies, sur Molière.
– Je ne sais pas, dit-il, en quoi l’avis d’un auteur comique d’aujourd’hui sur Molière peut importer. Ce n’est pas l’auteur de mes comédies qui va vous répondre, mais un homme comme les autres qui s’est nourri de Molière et en a tiré d’exquises délectations. Je l’admire surtout parce qu’il a été un peintre fidèle et vraiment sincère de la vie. Il n’avait pas prémédité d’être comique. Il nous a présenté de la réalité un miroir. Ce n’est pas sa faute si, reflétée ainsi par lui, la réalité nous donne presque toujours lieu de rire. « Il a plaisanté, a-t-on coutume de dire, sur les choses et sur les hommes. » Tel n’est pas mon avis. Les choses sont assez plaisantes et les hommes, en général, assez bouffons. Molière les a peints comme ils sont, voilà tout.
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Vous présenterons-nous M. le marquis Robert de Flers ? Depuis cette journée magnifique où tout Paris apprit que l’habit vert était la plus élégante parure masculine qu’on pût rêver, où nous connûmes tous qu’au service de son esprit, M. Robert de Flers pouvait mettre à la fois tous les dons physiques : noble prestance, voix souple et chaude, regard dominateur et pourtant caressant, geste enveloppant et vif, inutile de dépeindre l’homme à qui, tremblant un peu, nous allâmes, en troisième lieu, poser la même question :
– Que pensez-vous de Molière ? – Et vous ? me répondit-il avec une grâce exquise.
S’il est une réponse que nous n’avions pas prévue, c’était bien celle-là, et nous allions, après un silence pénible, nous lancer dans une improvisation à laquelle nous n’osons pas penser encore aujourd’hui sans frémir, quand le maître, se ravisant, daigna formuler ainsi son propre avis :
– Je compare volontiers, nous dit-il, notre littérature dramatique à une forêt immense et touffue. Un arbre géant y domine tous les autres : c’est Molière.
« On ne peut le mettre de pair avec aucun autre écrivain. Nous disons Corneille et Racine, Balzac et Stendhal. Molière, lui, est seul à son rang. Quelle que soit la valeur très haute de Beaumarchais et Marivaux, ils sont sur un autre plan. Molière est seul.
Nos raisons d’aimer Molière ? Elles sont innombrables. Et parmi les sentiments que nous lui devons, au-dessus de l’admiration, de la vénération même que nous inspire son génie, je lui voue pour ma part, et tous les Français cultivés lui vouent certainement, une immense reconnaissance. Car, si divers que nous soyons, si différents les uns des autres et de lui-même, nous marchons tous dans les voies qu’il a frayées.
Je puis vous dire, ajouta le maître – et cette réponse était bien celle que nous cherchions et qui justifiait notre enquête – je puis vous dire que nous autres, qui voulons, à son exemple, mettre à la scène des hommes et des femmes qui vivent, c’est vers lui que nous nous tournons pour rajeunir et vivifier notre art ; c’est à lui que nous demandons le secret de rendre plus vif et plus vrai un caractère, plus alerte une réplique, plus franche une situation, plus humain un travers. Il a imposé à la scène française des lois qui la régiront aussi longtemps qu’il y aura des planches et des comédiens sur ces planches. »
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Et nous voici en face de M. Sacha Guitry. Le bel homme ! Et quel aimable et intarissable talent ! A l’image de Molière, ce jeune auteur est en même temps comédien. A l’image de Molière, il possède une inépuisable fertilité. Nous redoutions un peu, nous présentant devant lui, d’être submergé sous un flot de paroles que nous aurions eu quelque peine à retenir pour les rapporter fidèlement. Mais il nous parut alors que Sacha Guitry n’était intarissable que sur la scène ou à son bureau, devant du papier blanc. Car, s’étant recueilli, d’une voix blanche il nous dit ces seuls mots :
– Rien, monsieur. Je ne trouve rien à vous dire, comme cela, sur Molière. C’est désolant.
Et je m’en fus, désolé.