1923 : « Le pharaon Toutankhamon se vengera »
Le 18 février 1823, un article inquiétant est publié dans Le Journal. La momie du pharaon Toutânkhamon, découverte la veille par le célèbre archéologue Howard Carter, pourrait faire payer ceux qui ont dérangé son repos...
Plusieurs mois après la découverte du tombeau de Toutankhamon, l’égyptologue Howard Carter pénètre enfin dans la chambre funéraire le 17 février 1923. Le lendemain, Le Journal publie un article du Docteur Joseph-Charles Mardrus, éminent orientaliste de son temps. Ce dernier exprime une grande inquiétude : celle d’une potentielle vengeance du grand pharaon.
Pour convaincre son lectorat, l’auteur narre un étrange incident survenu quatre décennies plus tôt, en 1886, lors du « démaillotement » de la momie de Ramsès II.
Lord Carnavon, homme d’affaires ayant financé les fouilles, sera retrouvé mort moins de deux mois plus tard. Il sera la première victime d’une série de décès plus ou moins brutaux de personnages liés à l'expédition dans le tombeau du roi égyptien. La théorie de la « malédiction du pharaon » gagnera dès lors en popularité auprès du grand public.
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Le Pharaon Toutankhamon se vengera
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La salle du sarcophage du Pharaon Toutankhamon vient d'être ouverte.
A cette occasion, nous avons prié notre éminent collaborateur, le docteur
Mardrus – à qui nous devons les Milles et une Nuits et la Reine de Saba –
de donner à nos lecteurs des précisions sur l'ouverture d'une momie.
Nous sommes heureux de publier ce récit documenté et dramatique :
Il est inscrit dans les archives du Musée du Caire et il est de notoriété chez les gens tant soit peu doués de mémoire que le 1er juin de l'année 1886 – en présence de S. A. le Khédive d’Égypte, Môhammad Tewfik, et des vizirs, et des scribes des gazettes étrangères, et des ambassadeurs des pays mécréants – les spécialistes dans l'art du des Momies se mirent en devoir de démailloter la Momie du Pharaon Ramsès II Sésostris, le cinquième successeur, sur le trône d’Égypte, de notre si « actuel » Pharaon Toutankhamon, et le troisième roi de la dix-neuvième dynastie.
La Momie de Ramsès II venait d'être découverte à Deïr-el-Bahari, à l'occident de Thèbes, dans une cachette souterraine où elle tenait assises plénières, au milieu d'un véritable « Diwân » d'autres Momies royales et princières qui représentaient là trois dynasties pharaoniques.
Toutes ces royautés défuntes avaient été cachées dans cette oubliette, enfouies hâtivement et pêle-mêle, dans l'antiquité, par une main amie qui voulait ainsi les sauvegarder, en une époque de guerres civiles et d'invasions, des doigts rapaces des détrousseurs professionnels des tombes repérées. Oubliées là, leur sauveur étant mort, et respectées, depuis lors, par les siècles qui les ignoraient, elles nous arrivaient, d'un seul bloc, intactes, alors que leurs hypogées officiels et leurs mobiliers funéraires avaient été saccagés par des générations de voleurs ou d'exploiteurs de carrières.
Et donc, sans que l'on ait pris son autorisation ou songé à lui demander son avis, l'illustre Pharaon fut enlevé et transporté vers le dehors, dans l'atmosphère moderne, par les propres descendants des fossoyeurs d'autrefois, et conduit au Musée du Caire à bord d'un « babour » du service des antiquités.
Et là, contre toutes les lois divines et au mépris des décrets royaux, et sans crainte des malédictions, les archéologues de l'Europe, dans un but scientifique bien défini, procédèrent à l'opération du déroulement des bandelettes funèbres. Et ils purent ainsi contrôler avec certitude et identifier, surtout du fait des inscriptions imprimées, en hiératiques, sur le maillot de lin, le cadavre royal embaumé.
Or, comme ce jour-là les choses s'étaient passées sans encombre ni incident, il fut décidé entre le directeur général des antiquités et les messieurs « Qui de droit » d'exposer dans le musée, pour le public, cette Momie royale miraculeusement conservée, qui était la personne même, en chair et en os, du plus grand conquérant – après Thoutmosis III – dont fassent, mention papyrus et monuments de l’Égypte et annales du monde antique.
Lors le public, touristes et autochtones, fut admis, contre espèces sonnantes, à pénétrer dans la galerie où était exposée dans son grand cercueil de sycomore, protégée par une simple glace transparente, la Momie insigne âgée de trois mille deux cents ans.
Ainsi devenait simple numéro de musée, curiosité sensationnelle pour touristes et désœuvrés, le potentat qui avait été « le détenteur du fluide de vie et l'héritier du sang des dieux ».
Rêveur millénaire, tête lasse et dégoûtée, reposant sur un disque-talisman protecteur contre le mauvais œil, lèvres méprisantes, le Pharaon Ramsès II était allongé dans l'attitude du juge Osiris, « chef de l'Occident », c'est-à-dire du pays où meurt le soleil en son horizon du soir. Bras sagement croisés, il serrait dans une main le sceptre de la Double-Terre et dans l'autre le symbolique fouet du bouvier divin. Et sur sa poitrine s'étalait, dessiné en hiéroglyphes, son protocole royal inscrit dans les deux cartouches fameux, de forme immuablement elliptique, emblème de la course solaire.
Ce sont ces deux cartouches que l'on voit gravés sur tous les monuments de son ancien empire et dont on peut admirer, à Paris même, un beau spécimen sur l'obélisque de la Concorde :
Hor Noubti Ousirmara Sotpenra
Ramessou Miamoun(L’Épervier d'or, riche en fluide de vie, roi des Deux-Égyptes, fils du Soleil, Ramsès, seigneur des Diadèmes, pour des millions d'années.)
Et dès lors commença le fastidieux défilé de la badauderie des quatre continents. Et les oreilles sacrées de la Momie étaient offensées par les mille et une variétés de sottises baragouinées dans les jargons de la planète.
Mais Elle, la Momie, indifférente comme l'éternité, et sans même les voir, elle regardait tous ces êtres bizarres, d'elle inconnus, et si différents, de mine et d'accoutrement, de ses anciens sujets aux larges épaules, aux hanches étroites, au col souple et dégagé. Elle les regardait fixement avec ses immenses beaux yeux d'émail blanc et noir « où le noir mangeait le blanc à l'ombre des poignards recourbés des cils », ces yeux d’Égypte qui sont « toujours de face, même dans le profil ».
Mais, en vérité, point elle ne savait en quel endroit du monde elle se trouvait. Et bien qu'elle essayât, au moyen de qui lui restait de conscience latente, de réfléchir avec longanimité sur ce que pouvait bien être l'affaire, elle ne réussissait qu'à s'enténébrer de plus en plus, et à user ce qui lui restait de facultés mourantes et de lumière en perdition. Et tout le banal et odieux mystère qui l'envoûtait lui semblait du domaine du cauchemar. Mais voici que, tout d'un coup, jaillirent dans sa mémoire les paroles de secours, paroles très anciennes inscrites sur la Stèle de la Victoire.
« O Roi des dieux de ma race, ô mon père Amon, je t'invoque !
» Je t'invoque et tu n'es pas encore venu.
» Tu m'accordais autrefois d'écraser tes ennemis et les barbares de la mer, et les Routounous mauvais, et les vils Khatis, et ceux du noir pays de Kousch, et les insaisissables coureurs des sables, et les Danaéens qui vivent dans leurs îles sous mon rugissement.
» A tous ceux-là tu fis voir Ma Majesté telle que l'épervier, tel un vengeur qui se dresse sur le dos de sa victime, tel l'hippopotame, seigneur de l'épouvante, sur les eaux.
» Et voici qu'aujourd'hui, abandonné de mon Double, ne sachant où retrouver mes Âmes allées, et ne pouvant plus distinguer un fil noir d'un fil blanc, je me dis: « Où est-il, mon père Amon ? Est-ce qu'un père oublie de la sorte son fils ? »
» Et voici qu'aujourd'hui je me dis : « Ma Majesté – vie ! santé ! Force ! – est dans les bandelettes, sans vertu, sans fluide de vie, sans odorat et sans langue, abandonnée de son Génie, du compagnon de la syringe, de l'ami de l'angle du tombeau. »
» Et voici qu'aujourd'hui Ma Majesté expirante invoque mon père Amon. N'ai-je pas consacré des offrandes innombrables à tes images ? N'ai-je pas rempli de mes prisonniers tes demeures sacrées, donné tous mes butins de guerre pour enrichir tes temples et tes domaines ?
» Ô Seigneur de la force, que ta main soit avec moi ! Accours vers le fils qui t'aime, Ramsès, – vie ! santé ! Force ! – vers Miamoun, le dieu.
» Accours, ô mon père, et, si je dois vraiment mourir, reprends dans ton sein mon souffle dernier. Puis tourne ma face, je t’en supplie, au vent du nord, vers le bord de l’eau, pour qu'un peu de sa fraîcheur calme mon cœur. »
Et quand il eut ainsi élevé sa plainte et sa prière vers le père de sa race, il attendit le secours avec certitude et sérénité.
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Et par cette après-midi semblable à tant d'autres après-midi d’Égypte, où les gardiens ghafirs du musée sommeillaient, malgré l'affluence des visiteurs, comme tous les ghafirs qui viennent de Nubie, et alors que les pèlerins de Cook's débitaient inlassablement leurs sornettes à la face du roi de la Double-Maison, voici !
Il se passe certainement par là quelque chose. Où ? Comme un craquement de chevilles de bois qui sortiraient de leurs gonds, comme une vitre qui se fêlerait, quelque chose se manifeste, là, du côté de la Momie. Et cela est perçu par tous ceux des premiers rangs.
Et brusquement cela se déclencha.
Une clameur fusa, se gonfla. Mélange de cris d'humains égorgés et de chiens hurlant à la mort.
Et le troupeau de curieux qui encombrait l’édifice se rua vers les issues, en une fuite éperdue, renversant vitrines et statues, défonçant portes et cloisons. Et, trombe en folie, tout cela s'élança vers le dehors, par fenêtres et balcons, dans le vide. Et, en quelques secondes, il ne resta plus, dans les immenses salles, que femmes évanouies et corps sans vie écrasés par les fuyards. Quant aux gardiens ghafirs, ils avaient disparu, avant tout le monde, livrant leurs jambes et le musée aux quatre vents.
Mais pour ce qui est de la Momie, lorsque le directeur général des antiquités, flanqué de ses trois conservateurs adjoints, s'amena sur les lieux, il la vit, et il comprit. Car il trouva – selon les termes mêmes du procès-verbal –
« la Momie à demi dressée sur son séant, les mâchoires entr'ouvertes et le bras sorti hors de la vitre brisée. Et elle tenait, brandi dans sa dextre le fouet du bouvier. Et sa face était tournée vers le nord ».
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Et l’on discuta entre savants, à en perdre haleine. Et l'on palabra. Et l'on se noya en multiples spéculations physico-anatomiques. Et on ne se fit pas faute, bien entendu, de trouver toutes les raisons scientifiques plausibles pour expliquer la terrifiante aventure. Et l'on communiqua à la presse, en fin de compte, le résultat succinct des recherches. On était tombé d'accord sur ceci, à défaut de mieux : « la Momie, ayant habité pendant trois mille deux cents ans un milieu trop différent au point de vue hygrométrique, avait eu une violente réaction momentanée. »
Assurément. Mais personne ne contestait la « violente réaction momentanée ». Ni, d'ailleurs, « l'hygrométrie ». Seulement la direction n'en fut pas moins obligée de condamner les portes du musée pendant près d'une année. Car, malgré offres tentantes et bakhchiches, on ne réussissait guère à trouver, pour les postes laissés vacants par les gardiens disparus, les quelques fellahs ou barbarins nécessaires qui eussent consenti à franchir le seuil, d'un bâtiment où s'était « manifesté », cravache en main, dans son geste royal d’autrefois, le « Pharaon furieux ».
Le moyen, en effet, de faire entrer les lumineuses explications des archéologues dans les cervelles superstitieuses de ces « descendants dégénérés » des contemporains de Sésostris ? Et ne fallut-il pas aussi payer des dommages-intérêts fort élevée aux familles des écrasés de la catastrophe ? Et l'on dut même s'estimer trop heureux de s'en tirer sans se voir appliquer la loi du talion.
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Aujourd'hui la Momie de Ramsès II, privée de son Double, et exorcisée de toute trace de consécration magique, a perdu l'Essentiel. Elle gît, à jamais calmée, dans son, beau cercueil millénaire de sycomore. Elle a renoncé.
Et, pour quelques piastres, on peut, tous les jours, la voir de 9 à 4, sauf le vendredi, au premier étage du musée de Kasr-el-Nil, dans la galerie de droite, vitrine N, sous le numéro matricule 3,876, avec son cartouche elliptique.
Et, du reste, elle n'est plus seule maintenant. Dans la galerie, tout autour d'elle, rangés dans leur ordre dynastique, et aussi définitivement morts qu'elle-même, s'allongent, dans leurs coffres, tous ses anciens collègues du Diwân de la Cachette.
Non loin de là, dans la vitrine 0, se trouve le magnifique couvercle, merveille de sculpture et d'enluminure sur bois – dont nous reproduisons ici le buste – et qui s'adaptait au cercueil osirien.
Or, ce sera probablement dans l'une des galeries voisines que l'on aura bientôt l'occasion de visiter, dans les mêmes conditions, et peut-être avec la perspective d'une catastrophe plus effroyable, la Momie, en ce moment bien portante, du jeune Pharaon Toutankhamon. Encore en puissance de tous les moyens, en elle infusés, lors des funérailles, par la consécration magique de l'Officiant, elle continue à vivre de sa vie de Momie, « en toute vérité », en compagnie de son Double. Et, dans son hypogée de la Vallée des Rois, elle entend distinctement, derrière le mur inviolé gardé par les deux statues d'or et d'ébène, les coups sourds des démolisseurs s'avançant avec circonspection à sa recherche.
Et elle prépare sa vengeance.
–Docteur J. C. MARDRUS.