Interview

Voir et (ne plus) être vues : les femmes au théâtre, histoire d’un effacement

le 17/02/2023 par Véronique Lochert, Arnaud Pagès
le 22/09/2022 par Véronique Lochert, Arnaud Pagès - modifié le 17/02/2023

Selon la chercheuse Véronique Lochert, « il y a toujours eu une interrogation sur la légitimité morale et sociale des femmes à aller au théâtre ». Retour sur une forme de domination oubliée bien qu’évidente depuis le début des spectacles vivants.

Véronique Lochert est normalienne, agrégée de lettres modernes, et maîtresse de conférences en littérature comparée à l'université de Haute-Alsace. Ses travaux portent sur l'étude du public féminin qui fréquentait les théâtres en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. En collaboration avec les historiennes Marie Bouhaïk-Gironès et Mélanie Traversier, ainsi qu'avec les spécialistes des études portant sur le théâtre Céline Candiard, Fabien Cavaillé et Jeanne-Marie Hostiou, elle vient de publier Spectatrices ! aux éditions du CNRS, une enquête inédite mettant en lumière les traces que les femmes ont laissées à travers l'Histoire dans les salles de spectacle.

Propos recueillis par Antoine Pagès

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RetroNews : Comment avez-vous travaillé sur le sujet des femmes au théâtre ?  Sur quelles sources vous êtes-vous appuyés, puisque vous remontez jusqu'à l'Antiquité ?

Véronique Lochert : Pour nous, il s'agissait de rappeler que les femmes ont fait partie intégrante du public qui se rendait aux représentations du spectacle vivant, et ce depuis les origines de ce type de manifestation. Pendant longtemps, cette présence a été négligée, et même oubliée. Il s'agissait donc de la rendre sensible et visible, et d'interroger le rôle que ces femmes ont pu jouer dans le développement de la pratique théâtrale, et dans la forme même que les spectacles ont pris à travers le temps.

Pour cette raison, la question des sources a été le point central de cette enquête. Comme l'on peut s'en douter, les traces laissées par ces femmes varient énormément en fonction des époques auxquelles nous nous sommes intéressées. Une des choses qui nous a le plus  frappé, c'est que bien qu'il nous semblait plus difficile de trouver des sources antiques ou médiévales documentant les pratiques des spectatrices, les spécialistes des XIXe et XXe siècle nous ont dit qu'ils avaient également eu du mal à mettre la main sur des éléments d'information pour révéler ce que les femmes ont pu ressentir au spectacle !

De ce fait, pour remonter le fil des siècles, il nous a fallu exploiter des archives très variées et prendre en considération tout ce que nous pouvions trouver. Pour l'antiquité, il y avait les sources archéologiques, à savoir les bâtiments et les salles de spectacle qui sont parvenus jusqu'à nous. Cette architecture des théâtres est un repère important tout au long de l'histoire du spectacle vivant pour comprendre le statut des spectatrices : elle nous indique où celles-ci étaient placées, et par extension, comment elles étaient considérées. Ensuite, il y avait toute une série de sources textuelles : l'iconographie, la presse, les écrits, les mémoires, les correspondances...

Cette grande variété de documents a compensé la rareté des traces laissées par les spectatrices elles-mêmes. Il nous a fallu multiplier les investigations pour essayer de trouver quelques indices sur ces femmes.

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Comment expliquer que la présence des spectatrices ait été systématiquement minorée, quelles que soient les époques ?

Cet effacement est incontestable. Ce qui a donné l'impulsion à cette étude, c'est justement cela. Les femmes ont été invisibilisées alors qu'elles font partie du public depuis toujours, et qu'à certaines époques, elles ont même été mises en valeur en devenant un élément très sensible de la représentation théâtrale. On se rendait alors au spectacle pour les voir, pour les admirer tandis qu'elles étaient assises aux places les plus en vue.

Cependant, dans l'histoire du théâtre, la tendance générale a toujours été de gommer leur présence, comme si elles dérangeaient. Ce que nous avons mis en lumière, c'est qu'il existe un certain nombre de constantes qui se sont dessinées au fil de cette longue histoire. Ainsi, il y a toujours eu une interrogation sur la légitimité morale et sociale des femmes à aller au théâtre, avec en conséquence un certain contrôle, une pression sociale plus ou moins affirmée selon les époques, mais qui visait toujours à encadrer le comportement des spectatrices. Quoi qu'il en soit, cet ouvrage avait pour but de réparer cet oubli à une époque où l'on parle de plus en plus des lectrices, et où l'on a déjà beaucoup travaillé sur les autrices.

Dans quelle mesure cette place des spectatrices a-t-elle évolué au fil des siècles ?

Cette enquête porte sur une durée très longue, et aborde, de ce fait, des contextes socio-culturels et géographiques très différents : l'Antiquité grecque et latine, le Moyen Âge, la Renaissance, et ce qui a pu se passer en Italie et en France, mais aussi sur l'île de Madura en Indonésie... Ce qui en ressort, c'est une grande variété de situations. Il est donc très difficile de tenir un discours général sur la position des spectatrices parce que celle-ci est extrêmement variable suivant les époques, les contextes socio-culturels, mais aussi selon la catégorie sociale auquel appartenaient ces femmes.

C'est à la Renaissance italienne, par exemple, qu'elles ont été le plus mises en valeur. A la cour, elles étaient placées sur des tribunes, sur des estrades, pour que leurs vêtements, les bijoux qu'elles portaient et qui reflétaient les flammes des chandelles, puissent contribuer à la pompe et au faste du spectacle. Et puis, inversement, à d'autres périodes, elles ont été déplacées dans des zones éloignées de la scène. Il y avait la volonté de les mettre dans des endroits qui reflétaient un statut social inférieur à celui des hommes. Par exemple, dans les théâtres romains de l'Antiquité, elles étaient assises tout en haut des gradins, loin de l'action.

J’imagine que l’on voit une concordance entre le statut social de ces femmes et leur placement dans la salle…

C'est ce que montre l'étude de l'architecture des théâtres ; la disposition des spectateurs dans la salle est toujours pensée comme un reflet de la société, et traduit ainsi la hiérarchisation des catégories qui la compose. Et à ce titre en effet, le statut social des spectatrices compte souvent davantage que leur appartenance genrée.

Ainsi, une princesse ou une reine vont systématiquement occuper la même place que le Roi de France, en étant positionnées au premier rang, alors qu'une femme du peuple se trouvera reléguée au fond de la salle, de facto marginalisée au même titre que les autres personnes de condition identique. Pareillement, le degré de liberté de la spectatrice a connu des variations en fonction de ce même statut social. Les reines avaient le droit de commander des spectacles qui leur étaient spécialement destinés, et de jouer ainsi un rôle de mécènes. Progressivement, au sein de la société de cour, il y eut une mise en valeur de plus en plus importante des femmes, qui se retrouvaient assises aux meilleures places, tandis que l'essor de la bourgeoisie aux XVIIIe et XIXe siècles a coïncidé avec un recul marqué, caractérisé par un contrôle moral plus pesant sur les spectatrices, dont les sorties ont été de plus en plus surveillées.

« [La mixité au théâtre] est ce qui a fait le plus peur aux moralistes, dont certains étaient devenus des adversaires acharnés, mettant en garde la société contre la fréquentation de ces lieux. »

Justement, dans quelle mesure se rendre au spectacle était-il un facteur d'affranchissement pour ces femmes ? Était-ce un moyen de faire « comme les hommes » ?

C'était le cas, effectivement. Le fait même d'aller au théâtre constituait une forme d'émancipation. C'était une libération qui permettait de desserrer l'étau d'une condition genrée particulièrement contraignante, surtout à des époques où les allées et venues des femmes honnêtes avaient commencé à faire l'objet d'une grande attention et d'un contrôle de plus en plus strict de la part des hommes.

Au XVIIe siècle, une femme de bien, pour qui être considérée comme moralement irréprochable était quelque chose d'essentiel, ne pouvait pas aller au théâtre si elle n'était pas accompagnée par son mari ou un membre de sa famille. C'était impossible. De ce fait, la sortie au spectacle était particulièrement importante pour elles, dans la mesure où cela leur permettait de s'échapper de l'espace domestique. Ces sorties leur donnaient accès à un espace public où elles avaient la possibilité de faire des rencontres. D'ailleurs, c'est ce qui avait fait le plus peur aux moralistes, dont certains étaient devenus des adversaires acharnés du théâtre, mettant en garde la société contre la fréquentation de ces lieux.

Pour autant, est-ce que les raisons qui poussaient ces femmes à devenir des spectatrices ont connu des variations au fil des siècles ?

Oui, bien sûr. Les motivations pour aller au spectacle ont toujours été multiples. Au XVIIe, c'était d'abord et avant tout une occasion sociale. Pour les femmes importantes, de même que celles qui étaient de condition aisée, c'était le moyen d'être vue, de rencontrer ses amies, de frayer avec la bonne société, de faire remarquer sa toilette. Dans la plupart des cas, cet aspect social était le déclencheur de la sortie au théâtre. Au contraire, pour d'autres femmes, c'était davantage ce qui se passait sur scène, cette expérience de fiction qui se déroulait sous leurs yeux, qui allait principalement les intéresser.

A partir des XVIIIe et XIXe siècles, des correspondances, puis des critiques écrites par des femmes montrent le net développement d'une importante activité de réception et de  jugement des pièces par les spectatrices. En fait, en tant qu'objet esthétique, le théâtre était – et est encore – au centre d'une multiplicité de motivations qui passent par le divertissement social, la sortie entre amis, mais aussi tout simplement le plaisir de voir les comédiennes et les comédiens en train de jouer.

A ce titre, les actrices de théâtre ont pu être considérées comme les modèles ou les contre-modèles féminins de leur temps. Par ailleurs, les spectatrices pouvaient aussi prendre plaisir à contempler les acteurs et à les désirer.

« En France, au XVIIe siècle, quand une polémique a fait son apparition autour du théâtre par les moralistes et les religieux, c'était la question des rencontres possibles entre hommes et femmes qui était montrée du doigt. »

Précisément, de la part des hommes, dans quelle mesure les spectatrices sont-elles également envisagées comme des objets de désir, les lieux du spectacle étant, depuis toujours, des endroits propices aux rencontres amoureuses ?

C'est, en effet, un invariant que l'on retrouve de tout temps à travers l'histoire du théâtre. Déjà dans l'Antiquité, Ovide dispensait des conseils avisés aux jeunes gens pour aller faire la cour aux femmes présentes dans le public. En France, au XVIIe siècle, quand une polémique a fait son apparition autour du théâtre par les moralistes et les religieux, c'était la question des rencontres possibles entre hommes et femmes qui était essentiellement montrée du doigt. De ce fait, s'intéresser aux spectatrices permet aussi de mettre en valeur cette dimension sensuelle et érotique de la fréquentation des théâtres car ces lieux permettaient aux hommes et aux femmes de faire connaissance en dehors de leurs demeures, bénéficiant ainsi d'une plus grande liberté.

Il faut aussi rappeler que dans les théâtres, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la salle était plus éclairée que la scène. Les spectateurs et spectatrices pouvaient ainsi s'observer à loisir. Il y avait tout un jeu de regards, avec des petits signes qui étaient échangés, des hochements de tête, des clins d'œil.

Les femmes ont-elles influencé les auteurs dans l'écriture de leurs pièces comme dans la façon de mettre en scène ?

A partir du moment où le public était devenu en bonne partie féminin, et que le théâtre était un divertissement commercial, il est évident que les dramaturges ont été amenés à chercher à plaire également aux femmes. Il faut se rappeler qu'ils recherchaient, tout comme aujourd'hui, la reconnaissance et le succès. A un moment donné, il fallait donc convaincre les deux sexes, et pas seulement les hommes, de venir au spectacle et de payer une place.

De ce fait, la question du goût des dames est progressivement devenue saillante. Ce qui est certain, c'est que du XVIe au XVIIIe siècle, de plus en plus de personnages féminins et d'héroïnes ayant un rôle important à leur actif ont été mises en scène. Il y a clairement une montée en puissance qui est observable, et qui traduit, en creux, le souhait de mieux considérer le public féminin. Par ailleurs, dans le discours critique, chez les théoriciens, un débat a pris forme sur la nécessité de prendre en compte la sensibilité des femmes dans la création des œuvres. Néanmoins, ce principe a souvent été  dénigré, ou associé à des genres méprisés. Le théâtre noble, celui qui méritait un réel intérêt, était celui pensé pour les hommes.

En quoi le traitement réservé aux spectatrices est-il le révélateur des relations qui ont pu exister entre hommes et femmes au fil du temps ?

Ce qui nous a paru intéressant lorsque nous nous sommes emparés de ce sujet, c'était de mettre en avant les échanges qui ont pu exister entre les spectatrices et le spectacle vivant. Cette étude permet d'ouvrir toute une série de questionnements qui décentrent et enrichissent notre regard sur les représentations théâtrales. Inversement, le spectacle vivant apparaît aussi comme un outil pour réfléchir à la façon dont les relations entre hommes et femmes ont pu se transformer au fil du temps, en prenant en compte la manière dont la société assigne des stéréotypes aux individus en fonction de leurs sexes.

Tout au long de son histoire, le théâtre a indéniablement contribué à forger ces rôles, et même à les attribuer en participant notamment au contrôle social du public féminin, mais en même temps, il les a également en partie déconstruit à travers les scénarios fictifs qui étaient représentés sur scène, invitant ainsi les spectateurs et les spectatrices à mieux réfléchir sur eux-mêmes et sur leurs relations avec l'autre sexe.

Véronique Lochert est maîtresse de conférences en littérature comparée à l'université de Haute-Alsace. Spectatrices ! vient de paraître aux éditions du CNRS.