« Je me suis faite par moi-même » : entretien avec Camille Claudel en 1905
« Je vous préviens, monsieur, que j'ai, en matière de sculpture, « mes idées » [...] ainsi donc, je me soucie fort peu de votre opinion sur les œuvres que vous voyez ici » : en mars 1905, un journaliste s'invite dans l'atelier de la sculptrice Camille Claudel pour l'observer travailler le marbre.
Le 10 mars 1905, le journal La Presse publie un article de sa rubrique « visite » intitulé « Une femme artiste ». Il s'agit de Camille Claudel, dans l'atelier de laquelle le journaliste semble s'inviter spontanément et en toute méconnaissance de la renommée de son hôtesse.
Pourtant, en 1905, à une époque où devenir artiste lorsque l'on est une femme n'est pas aisé, Camille Claudel n'est pas une inconnue : distinguée au Salon des artistes français en 1888, médaille de bronze à l'Exposition universelle de 1900, elle fut un temps élève du sculpteur reconnu Alfred Boucher, puis de Rodin - sur qui elle exerce par la suite une influence certaine et avec lequel elle collabore en tant que praticienne sur certaines œuvres signé du nom du maître.
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VISITE
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UNE FEMME ARTISTE
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Mlle Camille Claudel. - L'idée à travers la forme. - Une vocation.
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Comme je passais, ce matin-là, sur le grisâtre et mystérieux quai de Bourbon, et son geais, en considérant ces anciennes maisons gercées par le froid de nombreux hivers, au bon vieux temps où d'habiles artisans, sur le seuil de ces mêmes demeures, tournaient le bois et forgeaient le fer en chantant l'amour et les jouvencelles, j'aperçus soudain, par la porte grande ouverte, l'intérieur d'un atelier d'artiste statuaire, donnant de plain-pied sur la rue, et où quelqu'un paraissait fort occupé à tailler un bloc de marbre, tout en chantonnant très doucement un air vague, étrangement mélancolique.
Je m'arrêtai sur le seuil de cet atelier et, sans plus me soucier ni des lois de la discrétion, ni surtout de celles de la réflexion, qui m'eussent averti que je n'étais pas au moyen-âge et qu'aucune enseigne ne se balançait au-dessus de ce rez-de-chaussée, dont l'entrée n'était pas libre, je jetai hardiment les yeux dans la pièce et-en inspectai les quatre coins.
Il y avait là, parmi des statues de marbre et des groupes de plâtre, une femme vêtue d'une longue blouse en toile blanche qui, armée d'un ciseau et d'un court marteau, achevait de faire naître d'un bloc de marbre blanc, à peine veiné de bleu, une figure d'une exécution vraiment remarquable. Elle parut deviner, derrière elle, la présence d'un passant indiscret, et se retourna brusquement ; je la saluai, et, confus, sous l'empire encore de mon illusion, je lui dis quelques paroles dont l'émotion et surtout la spontanéité semblèrent l'amuser beaucoup, car elle partit d'un franc éclat de rire, et répondit d'une voix bizarre, où il y avait de l'ironie et de la brutalité :
— Eh bien, monsieur, entrez, puisque je vous, intéresse. Soyez le bienvenu !... Ne vous gênez pas... Mais, ma parole, si tous les passants étaient aussi indiscrets que vous, je fermerais bien vite ma porte !... Seulement, ajouta-t-elle, il n'y a pas de danger que tous les passants s'intéressent comme vous à ce.que je fais!...
Un instant après, j'étais moi-même parmi les groupes de plâtre et les statues de marbre que je considérais de près et attentivement, — cependant que l'artiste reprenait son travail, sans plus s'inquiéter de ma présence. Et nous ne fîmes pas autrement connaissance ; seuls, ces quelques mots, échangés entre nous, au premier abord, furent toute notre commune présentation; et, il arriva naturellement que mon hôtesse, tout en sculptant son « morceau », se mit à penser à haute voix, en quelque sorte, et me révéla son sentiment, son effort et son idéal artistiques.
L'idée et la forme
Sur le socle d'un groupe, d'une allure énergique et belle, intitulé La Fatalité, et représentant un vieillard entraîné par la Mort, violemment, et retenu faiblement par la vie, — j'avais aperçu le nom de l'artiste : Camille Claudel. Ce nom ne m'avait rien dit : je me souvenais l'avoir entendu, parfois, dans certains milieux artistiques, mais j'étais aussi persuadé qu'il n'était pas, ou presque pas, connu du public. Cette femme, dont le nom était absolument obscur, qui semblait humble et peu fortunée, et dont le talent m'apparaissait véritablement extraordinaire, m'intéressa davantage encore.
Elle dit :
— Je vous préviens, monsieur, que j'ai, en matière de sculpture, « mes idées » ; je travaille depuis de nombreuses années, seule, dans une situation matérielle excessivement difficile, mais selon ma conception artistique personnelle, d'intuition, et d'une façon absolue ; ainsi donc, je me soucie fort peu de votre opinion sur les œuvres que vous voyez ici — et les meilleures leçons que j'aie jamais reçues sont celles-là mêmes que je me suis données !
Ne voyez pas là de la prétention : je veux simplement vous exprimer que je me suis faite par moi-même en m'entretenant énergiquement avec ma propre pensée et en me châtiant sévèrement jusqu'à ce qu'un résultat passable me donnât quelque contentement de moi-même.
Mon grand désir, mon idéal, est de mettre, dans les formes que je tire de la pâte, une idée ! J'estime que le moindre ouvrage artistique est comparable à une poésie où les mots, si agréables, si musicaux, si colorés soient-ils, ne font jamais qu'exprimer une pensée qui doit être plus admirable encore. Il doit,y avoir, dans l'enveloppe d'un artiste, un penseur et un artisan : le penseur trouvera derrière son front des sujets éloquents, capables d'exciter la sensibilité intellectuelle d'un spectateur, — qu'ils soient choisis parmi les réflexions que suggère la vie courante ou dans les sphères de l'idéalisme pur l'artisan exécutera de ses mains habiles cette idée, lui donnera des formes, la créera, la revêtira de couleurs attrayantes...
J'aime l'allégorie ; je ne me gêne pas pour le dire hautement — encore que cela m'ait valu les pires injures ! Je veux absolument m'offrir le plaisir de « signaler quelque chose » ; or, comme je dois à l'instruction que j'ai reçue, à une certaine culture intellectuelle, de pouvoir imaginer et émettre des idées, et à la nature de pouvoir m'exprimer par la sculpture, je crois être parvenue à réaliser, — dans des proportions relatives, bien entendu, — ce désir.
Cela ne veut pas dire que, sous prétexte de faire, en art, uniquement « de la littérature », comme On dit aujourd'hui, je dédaigne et oublie la forme. Je sais fort bien que, si cette poésie, dont je vous parlais tout-à-l'heure, n'était que l'expression maladroite, faible, laide, d'une pensée merveilleuse, elle serait incomplète ; pour la parfaire, il lui faut la musique et la couleur des mots. Cela peut s'appliquer exactement à la sculpture : l'Idée ne me suffit pas ; je veux l'habiller de pourpre et la couronner d'or. Voilà pourquoi je passe mes jours à arrondir une hanche, à modeler un bras, à affermir un jarret. Voyez : j'y mets toute ma conscience, je m'applique de toute mon âme ; ces terres, ces cires perdues; je les ai façonnées avec un soin minutieux, avec un amour passionné ! Bien mieux : je fais moi-même mes marbres, vous en êtes témoin !...
Quelques œuvres
C'est vrai ; elle « fait elle-même ses marbres », j'en fus, ce jour-là, témoin : et, certes, je puis affirmer que celui qu'elle travaillait de son ciseau habile, tout en me disant ces choses, était bien un petit chef-d'œuvre : pas un modelé, pas un reflet, si j'ose dire, — et je ne parle pas des lignes ! — qui ne fût rendu avec une finesse admirable de ciseleur !
C'était un groupe intitulé Vertumne et Pomone : on y voyait Vertumne, jeune et beau, aux pieds de Pomone, au moment où celle-ci, vaincue enfin, est sur le point de fléchir et de se donner amoureusement au jeune dieu. Tout près de ce groupe, j'en remarquai un autre : un Persée, d'une intéressante originalité ; le héros est debout sur le cadavre de son ennemi ; il tient dans sa main gauche la tête de la Méduse ; mais, comme il n'ose la considérer en face, par crainte de la fascination, c'est indirectement, au moyen de son bouclier formant miroir, qu'il la contemple, dans un joli mouvement d'une grande élégance.
Puis, voici une Vague, personnifiée par une femme échevelée, soulevée par le grand vent ; une Vérité sortant du puits ; une Valse, personnifiée par un homme et une femme enlacés, tourbillonnant dans un mouvement d’une volupté intense…
Comme je demandais à Mlle Camille Claudel si elle croyait à la vocation et si elle l'avait elle-même ressentie de bonne heure, alle prit, sur une étagère, perdue, dans un coin obscur, un bibelot qui s'y trouvait, et dit, en me le présentant avec une soudaine fierté :
— Monsieur, j'avais treize ans quand j'ai fait ceci ; c'est « fabriqué » en une espèce d'argile ramassée aux abords d'une briqueterie. Cela représente, vous le voyez, deux cadavres enlacés... Avouez que ce bras-là est mieux modelé que ceux que je fais aujourd'hui !...
Elle jeta un regard inquiet sur le bras de Pomone, qui entourait délicatement le cou de Vertumne, puis, soit que la comparaison lui ait montré quelque petite imperfection, soit qu'elle, ait, au contraire, augmenté son contentement et son ardeur, elle se précipita sur son groupe de marbre, et, reprenant son travail, un instant interrompu, elle se détourna, — cependant que s'envolait à nouveau, sur un rythme très doux, parmi les légers coups de marteau, la chanson vague, étrangement mélancolique...
D. Henry-Asselin.