La légende maudite du marquis de Sade
Emprisonné de son vivant, occulté pendant tout le XIXe siècle, jugé infréquentable pendant une bonne partie du XXe, le marquis de Sade (1740-1814) fascina une société dont il incarna longtemps l'envers absolu.
Sade emprisonné
Peu de personnages ont eu, avant et après leur mort, aussi mauvaise réputation que Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814), plus couramment désigné par son titre de marquis de Sade.
Déjà honni au XVIIIe siècle, Sade a subi les foudres de tout le XIXe siècle, qui considérait son œuvre littéraire comme le produit d'une âme perverse et dégénérée, au point de donner naissance au terme de « sadisme » pour désigner les actes de cruauté qu'il y avait décrits.
Objet de toutes les rumeurs et de tous les mythes, le « divin marquis » fut pourtant très peu lu pendant le siècle et demi qui suivit sa mort. Et pour cause : ses livres aujourd'hui les plus célèbres (Les 120 journées de Sodome, La Philosophie dans le boudoir, Justine ou les Malheurs de la vertu...) ne sortirent que très tardivement de la clandestinité.
De son vivant, il fit rarement l'honneur de la presse officielle. Du fait de son appartenance à la noblesse, on retrouve certes dans La Gazette l'annonce de son mariage, en 1763, avec « Demoiselle Cordier de Montreuil ».
Et celle du baptême de son premier fils, en 1768.
Mais rien sur les scandales qui émaillèrent sa carrière de dépravé : celui de la Maison d'Arcueil, en 1768, où il est révélé qu'il a flagellé, à des fins sexuelles, une veuve réduite à la mendicité, Rose Keller. Ou celui de Marseille, en 1772, où cinq jeunes filles l'accusent d'avoir voulu les empoisonner en leur donnant des pastilles à la cantharide (un aphrodisiaque) au cours d'une orgie organisée par le marquis.
Rien non plus sur ses nombreux emprisonnements : Sade passa près de trente années de sa vie en prison, notamment au donjon de Vincennes, à la Bastille où il écrivit Les 120 journées de Sodome et Les Infortunes de la vertu, et à l'asile de Charenton où il finit ses jours.
Dans les années post-révolutionnaires, son œuvre érotique, elle, commence à horrifier la bonne société. On ne la mentionne qu'avec dégoût. En 1798, La Clef du cabinet des souverains fait allusion au scandale provoqué par Justine ou les Malheurs de la vertu, que Sade a fait paraître anonymement en 1791, et dont il se défend d'être l'auteur :
« Tout le monde était persuadé jusqu’ici que l’affreux roman intitulé : Justine ou les malheurs de la vertu, était du ci-devant marquis de Sade ; mais ce citoyen repousse aujourd’hui cette noire inculpation, et prévient qu’ennuyé d’avoir méprisé si longtemps les stupides clameurs de la sottise, il attaquera, par toutes les voies qu'offre la justice, le premier qui se croira permis de le nommer encore comme l’auteur de ce mauvais livre. »
Ses livres plus consensuels reçoivent toutefois de meilleures appréciations. Ainsi le recueil de nouvelles Les Crimes de l'amour, qui bénéficie d'une critique élogieuse dans Le Journal des débats en 1800 :
« Le style de ce mémoire littéraire et des 11 nouvelles qui le suivent est bien plus châtié que celui du roman infâme qu'on s'obstine à croire de l'auteur [...].
Sade, dans plusieurs passages de ses nouvelles anecdotiques, semble être né avec le talent d'écrire l'histoire. Sa touche est large et ferme [...].
Le dernier roman de cette collection est bien sombre. Dans un siècle et dans un pays où il y aurait plus de mœurs, de telles peintures ne serviraient qu'à flétrir l'âme en pure perte : mais il nous faut et il nous faudra encore longtemps de ces sortes de productions puisque la réalité surpasse encore la fiction. »
Sade occulté
Mais la vraie légende de Sade ne commence qu'après sa mort, en 1814. Au lieu de s'éteindre avec lui, sa réputation va enfler, prenant des proportions d'autant plus extraordinaires que, pendant tout le XIXe siècle, ses œuvres licencieuses ne circulent que sous le manteau.
Son nom devient d'abord une insulte, un repoussoir absolu. En 1825, pour le journal monarchiste Le Drapeau blanc, il résume à lui seul toute la dépravation morale de l'ancienne élite.
« [Le] marquis de Sade, si fameux par ses criminels égarements et par la composition d’un livre, fruit détestable de la corruption du dix-huitième siècle. […] Le livre infâme de Justine se vendait publiquement sous le Directoire, gouvernement de corruption et de bassesse. »
En 1837, Le Globe le désigne comme « cet homme, dont on ne peut prononcer le nom qu’avec effroi, l’auteur de Justine, l’infâme marquis de Sade » :
« La littérature des échafauds et des bagnes aurait fait en lui une perte irréparable, s’il ne nous fût resté quelques romanciers de son école, qui mettent comme lui leur volupté à se vautrer dans la fange et les égouts du vice, se délectent dans la création des êtres les plus immondes et les plus atroces, et usent journellement des flots d’une encre noire et bourbeuse comme les eaux du Styx, âcre et brûlante comme les tisons de l’enfer, pour prouver que la vertu n’est bonne qu’à mener ses dupes à la misère et à une mort infamante, et qu'il n’y a que les scélérats qui calculent bien. »
Tandis qu'en 1839, Le Journal des débats politiques et littéraires écrit :
« Cet atroce et sanglant blasphémateur, cet obscène historien des plus formidables rêveries qui aient jamais agité la fièvre des démons, le marquis de Sade [...] !
Mais si jamais les lettres de cachet ont pu être justifiées par un certain côté, mais si jamais les prisons d’État ont été utiles, mais si jamais l'autorité a eu raison d'enlever un homme et de le confisquer corps et âme, c'est justement cet homme-là qui devrait servir d'exemple ! »
Parallèlement à cette vague unilatérale de dégoût, des témoignages commencent à affluer sur la vie de Sade. Toujours teintés de réprobation morale, ils n'en constituent pas moins une preuve de la curiosité grandissante, voire de la fascination qu'exerce l'écrivain sur les esprits du XIXe siècle.
Censuré, interdit, occulté, Sade n'en est que plus attirant dans un univers où les mœurs, en particulier sexuelles, sont sévèrement encadrées, et dans lequel sa figure solitaire et machiavélique semble agir comme le révélateur des obsessions souterraines de toute une société.
Dans ses Mémoires parues en feuilleton dans Le Globe, Mlle Flore, actrice (1797-1853), évoque ainsi sa rencontre avec un Sade de 72 ans, obèse et luciférien :
« Cet homme, que je regardai comme une espèce de curiosité, comme un de ces êtres monstrueux que l’on fait voir dans des cages, était le trop fameux marquis de Sade, auteur de plusieurs livres qu'il est impossible de nommer, et dont le titre seul est une insulte au goût et aux mœurs [...].
Il semblait que sa figure fût l’enseigne de son esprit et de son caractère. Je l’ai encore devant les yeux, et j'ai la mémoire des physionomies comme j’ai celle des noms. Il avait une assez belle tête, un peu longue, le nez aquilin, les narines ouvertes, la bouche étroite, et la lèvre inférieure saillante. Les coins de sa bouche retombaient avec un sourire dédaigneux.
Ses yeux petits, mais brillants, étaient dissimulés sous une forte arcade qu'ombrageaient d'épais sourcils ; ses paupières plissées recouvraient les coins de l'œil, comme ceux d’un chat. »
À partir du Second Empire, les rééditions clandestines se multiplient. On lit Sade, mais en cachette : Gustave Flaubert, grand amateur de ses œuvres, écrit à son ami Théophile Gautier le 30 mai 1857 : « Arrive. Je t’attends. Je m’arrangerai pour procurer à mes hôtes un De Sade complet ! Il y en aura des volumes sur les tables de nuit ! ».
À la fin du XIXe siècle, alors que la science s'intéresse de plus en plus à la sexualité, Sade réapparaît encore. Si l'existence du mot de « sadisme » est attestée dès 1834, il prend alors une dimension médicale et pathologique, comme dans cet article de 1880 paru dans L'Intransigeant, à propos d'un fait divers impliquant des horreurs commises par deux militaires gradés sur des enfants :
« Décidément, le “divin marquis” n'a rien inventé […]. Même à cette époque de pornographie, où les femmes les plus honnêtes rougissent à peine une fois par mois, les impudiques attentats perpétrés par le lieutenant-colonel Chatel et le commandant Apté sur les enfants du docteur D..., sont d’une nature à faire monter des flots de cramoisi aux visages des moins bégueules.
Ces militaires gradés ont réalisé l'Orgie dans ce qu’elle a de plus abominablement sadesque. Ils ont reculé les limites de l’abject, en excitant à l’inceste le frère et la sœur, âgés d’une dizaine d’années. »
« Sadique », « sadesque » : des épithètes passées dans le langage courant et jetées à tort et à travers pour discréditer un ennemi, un opposant... ou un écrivain. Émile Zola en fait les frais, lui dont les romans sont systématiquement accusés d'immoralité.
En 1881, dans un long article paru dans Le Figaro, il se défend pourtant de toute proximité avec le marquis de Sade, qu'il dépeint comme un « catholique retourné ».
« Dès qu'un écrivain naturaliste publie un roman, on lui jette à la tête Boccace ou le marquis de Sade. C'est la “tarte à la crème” de la critique [...]. L'injure suffit, on l'applique à n'importe quelle œuvre, sans qu'on en ait étudié ni l'esprit ni le but. Je ne sais rien de plus inepte ni de plus injuste. Le marquis de Sade est un romantique exaspéré, il n'a rien d'un observateur ni d'un expérimentateur [...].
Il était un catholique retourné, un fils de l’Église exaspéré contre sa mère. Dans ses débauches monstrueuses, il insulte Dieu avec un débordement d'ordures, et il l'insulte en homme dont l'athéisme n'est guère solide : je veux dire qu'il n'a pas l'indifférence scientifique, qu'il se débat au milieu du doute, qu'il entasse rageusement des infamies pour étouffer en lui cette idée de Dieu qui ne veut pas mourir.
D'ailleurs, il croit au diable, il en a sûrement une peur affreuse. Un cerveau pareil a dû être hanté continuellement par l'image de l'enfer. »
Sade libéré ?
C'est au début du XXe siècle qu'un timide début de réhabilitation a lieu. Sous l'influence de Guillaume Apollinaire d'abord, qui fait paraître en 1909 une anthologie, qui occulte toutefois les textes les plus violents. Puis des surréalistes, qui intègrent Sade dans leur panthéon et font de lui une figure de la révolte contre l'ordre moral : « Toutes nos aspirations actuelles ont été essentiellement formulées par Sade quand, le premier, il donna la vie sexuelle intégrale comme base à la vie sensible et intelligente » (Robert Desnos, De l’érotisme, 1923).
Auprès du grand public aussi, on assiste à un début d'évolution. En 1921, Charles Méré écrit et met en scène un drame consacré au marquis. Il s'explique dans la revue Comœdia :
« Philosophe vulgaire, conteur obscène et fastidieux, de Sade, écrivain, ne mérite que l'oubli [...]. Mais l'homme tel qu'il fut, mélange étonnant de cynisme et de tartuferie, de violence effrénée et d'onction, de scélératesse et de douceur, demeure un des caractères les plus curieux de son temps. Ce monstre était un artiste, un lettré [...].
De Sade est un des reflets fidèles de son temps, l'authentique produit de son milieu. Il a vécu sous trois régimes [...]. S'adaptant aux caprices de la fortune, il a assisté à l'écroulement d'une société, à l’avènement d'un ordre nouveau. Il a vu la tourmente révolutionnaire disperser les fêtes galantes, la débauche fleurie s'achever dans le sang.
Que de spectacles suggestifs ou atroces se déroulèrent devant ses yeux ! Ses contemporains lui fournissaient des exemples, et sans doute trouvait-il dans les excès des autres, une excuse relative aux siens. »
Ses œuvres sont toujours interdites, mais on publie dans la presse des lettres de Sade à sa femme, comme ici en 1926, dans Le Figaro :
Sade, toujours sulfureux, fait désormais partie intégrante de l'histoire littéraire. Infréquentable, il n'en apparaît pas moins un observateur clairvoyant, voire visionnaire, des excès de la nature humaine.
À la fin des années 1930, certains, à l'instar du poète Jean Desbordes, font même de l'auteur des 120 journées de Sodome un prophète des horreurs du XXe siècle, qui n'en sont pourtant qu'à leur commencement :
« Avec une liberté d'esprit totale, superbe, Sade détruisait tout furieusement. Il apparaît d'ailleurs, sur bien des points, comme un précurseur. La Philosophie dans le boudoir, par exemple, prédit certaines choses des premiers temps des Soviets. En leur amoralité prophétique, ses écrits ont une valeur énorme. »
Après-guerre, c'est l'éditeur Jean-Jacques Pauvert qui, défiant la censure, publiera le premier les œuvres du marquis – ce qui lui vaudra d'être condamné en 1958.
Les intellectuels des années suivantes, Michel Foucault, Georges Bataille ou Roland Barthes, mettront en avant Sade comme l'homme de la « transgression » et contribueront à l'installer comme une figure incontournable de la littérature française.
Enfin, reconnaissance (ou banalisation ?) ultime, en 1990 Sade entrera finalement dans la bibliothèque de La Pléiade.