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Oscar Wilde face aux juges : le procès de l'homosexualité

le par - modifié le 02/04/2023
le par - modifié le 02/04/2023

En 1895 a lieu à Londres un procès retentissant : celui d'Oscar Wilde, accusé d' « outrage à la pudeur » et de « sodomie ». Le scandale, mondial, précipitera la chute de l'écrivain.

Une liaison scandaleuse

Mars 1895. L'écrivain irlandais Oscar Wilde, à 40 ans, est au sommet de sa gloire. Sa pièce L'Importance d'être Constant, jouée depuis le 14 février, connaît à Londres un immense succès critique et populaire. L'auteur du Portrait de Dorian Gray semble intouchable.

 

Pourtant, le 4 mars, la presse se fait l'écho d'un incident qui l'oppose au respectable marquis de Queensberry :

« LONDRES, 3 mars. Par fil spécial.

 

Le marquis de Queensberry, arrêté ce matin, a comparu cet après-midi devant le tribunal de la Cour criminelle de Marlborough street pour diffamation envers l'écrivain bien connu, Oscar Wilde.

 

L'avocat de ce dernier expose que le marquis de Queensberry ne fait, depuis dix mois, que le poursuivre de ses injures. La dernière de ces injures est tellement grave que M. Oscar Wilde se voit obligé de le poursuivre.

 

En effet, le marquis a remis au portier du club que fréquente le romancier une carte, sans la moindre enveloppe, et portant trois mots qui constituent, parait-il, la plus grave des injures dans les clubs où les petits télégraphiques ne font pas prime. »

Quelle est cette mystérieuse et si grave « injure » évoquée par le journal ? L'allusion, dans l'article, aux « petits télégraphiques » est limpide pour les lecteurs de l'époque : elle fait référence au scandale de Cleveland Street qui, en 1889, avait défrayé la chronique en mettant en cause des membres de l'aristocratie anglaise, lesquels avaient payé de jeunes employés de poste pour obtenir des faveurs sexuelles.

 

Il s'agit donc de cela : dans sa carte, le marquis de Queensberry a traité Wilde de « somdomite » (avec une faute), c'est-à-dire d'homosexuel.

 

Si le marquis de Queensberry poursuit l'écrivain de ses injures, c'est parce que ce dernier, depuis 1891, vit une liaison passionnée avec Lord Alfred Douglas de Queensberry, son fils. Pire : il l'affiche publiquement.

 

Dans la très prude Angleterre victorienne, où toutes les préférences sexuelles sont plus ou moins tolérées du moment qu'elles restent dissimulées, c'est un véritable scandale. L'homosexualité y est en effet passible de prison, et la peine de mort pour sodomie n'a été officiellement abolie qu'en 1861.

 

Wilde va perdre son procès en diffamation. Queensberry, aussitôt, se retourne contre Wilde : c'est le début d'un nouveau procès qui va avoir un retentissement mondial, jusqu'à devenir l'équivalent britannique de l'affaire Dreyfus, et précipiter la chute de l'écrivain. Car au-delà du procès de Wilde, on va assister au procès de l'homosexualité, devenue le bouc émissaire de toute une nation.

Oscar Wilde, photographie de Napoleon Sarony, 1882 - source : WikiCommons

Un procès perdu d'avance

Le jugement débute le 3 avril, dans une salle comble. Wilde apparaît très sûr de lui face à l'avocat de Queensberry, le retors Edward Carson, comme le raconte l'envoyé spécial du Matin, présent au tribunal :

« M. Oscar Wild [sic] est d'abord interrogé par son avocat. Il s'étend sur une scène qu'il a eue avec le marquis de Queensbury [sic], qu'il accuse d'ignoble conduite. Le marquis lui dit un jour “Si je vous surprends de nouveau avec mon fils dans un restaurant public, je vous cravache !” Le récit que fait M. Oscar Wild de cette scène produit une grande émotion qui, d'ailleurs, ne semble pas lui être très favorable [...].

 

Le contre-interrogatoire, par le défenseur du marquis, commence. M. Oscar Wild avoue qu'il n'ignorait pas que son intimité avec le fils du marquis déplaisait au père. Il la continua néanmoins en allant avec lui à Oxford, à Brighton et dans bien d'autres villes, demeurant dans les mêmes hôtels […].

 

Le défenseur du marquis de Queensbury presse vivement par ses questions M. Oscar Wild. L'avocat de ce dernier veut s'interposer, mais le juge ordonne de continuer. Alors l'interrogatoire porte principalement sur les écrits de M. Oscar Wild, écrits immoraux dont l'interrogateur lit quelques passages.

 

Il oblige, enfin, M. Oscar Wild à déclarer qu'il n'y a ni livres moraux, ni livres immoraux ; il y a seulement des livres bien ou mal écrits. »

L’Écho de Paris reproduit l'intégralité du dialogue entre Wilde et Carson à propos d'une lettre « suspecte » écrite par l'écrivain au jeune homme :

« M. Carson produit alors un volume de M. Wilde et, après en avoir lu quelques passages, ajoute : “Je puis donc penser que d'après vous, il importe peu qu'un livre soit immoral ; c'est un bon livre s'il est bien écrit ?

M. Wilde. — S'il est bien écrit, il produira une impression de beauté, et s'il est mal écrit, un sentiment de dégoût.

M. Carson. — La lettre que vous avez rachetée d'Allen, la considérez-vous comme une lettre ordinaire ?

M. Wilde. — Certainement non !

M. Carson. — Était-ce là une façon naturelle et convenable de s'adresser à un jeune homme ?

M. Wilde. —Vous faites la critique d'un poème. Vous pourriez aussi bien me demander si les sonnets de Shakespeare sont convenables. Mais laissons cela. Je ne peux répondre à aucune question sans me rapporter à l'art. Un homme qui n'est pas artiste n'aurait jamais écrit la lettre incriminée.

M. Carson. — Était-ce votre façon habituelle de correspondre avec Lord Alfred Douglas ?

M. Wilde. — Personne ne pourrait écrire une lettre comme celle-là tous les jours.

M. Carson. — Avez-vous écrit d'autres lettres de ce style ?

M. Wilde. — Je ne me répète pas dans ma façon d'écrire.”

 

M. Carson lit une autre lettre conçue en termes analogues et demande : “Est-ce que cela n'est pas plutôt extraordinaire ?

M. Wilde. — J'estime que tout ce que j'écris est extraordinaire. Je ne fais pas profession d'être un homme ordinaire.” »

Le procès se poursuit le lendemain. D'entrée de jeu, le reporter du Matin note le comportement extrêmement risqué de Wilde, qui multiplie les bons mots et les provocations au lieu de faire profil bas – ce qui pourrait lui coûter très cher :

« M. Oscar Wilde avait montré, hier, dans ses réponses aux interrogatoires, un aplomb extrême en même temps qu'une grande vivacité de réparties, mais ses réponses produisent un effet déplorable pour lui, car elles dénotent une tendance des plus dangereuses et des plus risquées.

 

L'interrogatoire a continué aujourd'hui, côtoyant toujours les limites extrêmes de ce qui peut être reproduit. »

Il raconte la suite de l'audience, au cours de laquelle toute la vie privée d'Oscar Wilde est exposée par ses accusateurs :

« Le défenseur du marquis de Queensbury interroge M. Oscar Wilde sur un certain nombre de jeunes gens, tous dans les environs de vingt ans, qui lui étaient présentés et qu'il invitait à souper en cabinet particulier, et auxquels il donnait invariablement quelques livres sterling et un porte-cigarettes en argent. Ce genre de cadeaux est une spécialité de M. Wilde.

 

Plusieurs fois, il a pris un de ces jeunes gens dans des hôtels ou en voyage jusque sur le continent, en payant toujours pour eux ; mais il se défend d'avoir jamais commis aucun acte répréhensible. Il aimait leur société parce qu'ils étaient jeunes ; il déteste la société des vieux ! »

Les jurés ne vont pas apprécier l'attitude de Wilde. Le public, qui commence par rire aux saillies de l'écrivain, ne va guère goûter le mépris de Wilde pour les mœurs « ordinaires ». Un bon mot, en particulier, va faire basculer l'opinion contre lui : Carson demande à Wilde s'il a déjà embrassé Walter Grainger, un jeune domestique de Lord Alfred Douglas à Oxford.

 

Wilde répond : « Oh non, jamais, jamais ! C’était un garçon singulièrement quelconque, malheureusement très laid, je l'ai plaint pour cela. »

 

Le procès commence à tourner très mal pour l'écrivain. Celui-ci est pressé par ses amis de fuir le pays. Mais Wilde, par excès de confiance, ou volonté d'aller jusqu'au bout, s'obstine à rester en Angleterre pour y attendre le jugement. Le 6 avril, accusé d' « outrage public à la pudeur » et de « sodomie », il est arrêté dans sa chambre du palace londonien Cadogan Hotel.

Lord Alfred Douglas, 1903 - source : WikiCommons-National Portrait Gallery

Deux autres procès ont lieu et, le 25 mai, Oscar Wilde est condamné à la peine maximale de deux ans de travaux forcés. Un journaliste du Temps raconte la scène :

« Enfin, à cinq heures trente-cinq, après deux heures de délibération, le jury rentre en séance et le juge, au milieu d’un silence d’angoisse, adresse à son chef la question : “Gentlemen, êtes-vous d’accord ? — Oui, votre Honneur. — Jugez-vous le prisonnier coupable on non coupable ? — Coupable !”

 

Wilde, qui écoutait debout, les mains appuyées à la barre au “dock”, n’a pas eu un mouvement. Mais en entendant autour de lui une rumeur dans l’auditoire, il relève la tète, regarde et promène sur la foule un regard d’une tranquillité intraduisible. Une inquiétante pâleur a envahi son visage, une pâleur terreuse où il y a comme un flot de bile soulevée jusqu’à la face. C’est d’une impression saisissante [...].

 

Puis, malgré un effort de la défense pour faire ajourner l’arrêt à une prochaine session, [le juge] prononce sa sentence : Oscar Wilde, deux ans de prison avec travaux forcés [...]. C’est le maximum qu’autorise la loi.

 

De l’auditoire part un cri, un seul : “Honte !”. Qui l’a poussé ? On ne songe même pas à se le demander.

 

Tous les yeux sont fixés sur Wilde : il blêmit encore et l’on voit son visage livide se décomposer ; on a l’impression que la nuit se fait dans son cerveau ; ses lèvres s’agitent, mais sans parvenir à articuler aucun son. Au moment où deux gardiens le saisissent il allait tomber par terre : on l'emmène. »

Les réactions en France

L'écrivain irlandais, qui voit tous ses biens confisqués pour payer les frais de justice, va passer quatorze mois à effectuer des travaux forcés à la prison de Reading.

 

En France, les réactions sont diverses. La plupart des journaux condamnent sans réserve les mœurs de Wilde (anglophobie aidant, elles sont parfois jugées typiquement « britanniques »), mais la sévérité des juges est parfois dénoncée.

 

Le Figaro se déchaîne dans un article particulièrement homophobe contre le « fumiste » Oscar Wilde :

« Il y a trois ou quatre ans, à une représentation bizarre qui eut lieu à l'Alcazar […], on se montrait à l'orchestre un gros jeune homme, a fat boy, sans un poil de barbe ni de moustache, des cheveux très blonds collés très bas sur le front et ramenés bizarrement sur les tempes. Ce gros homme applaudissait beaucoup avec des petits mouvements de mains mortes et se promenait beaucoup dans les couloirs avec un dandinement spécial. On le montrait beaucoup aux non-initiés : c'était Oscar Wilde, le triste personnage : qui vient de si tristement finir. »

Tandis que plus à droite encore, Le Gaulois interviewe le médecin Max Nordau, qui parle durement de Wilde, comme d'un produit de la « décadence » européenne :

« L'égotisme du décadentisme, son amour de l'artificiel, son aversion contre la nature, contre toutes les formes d'activité et de mouvement, son exagération du rôle de l'art, avaient retrouvé leur représentant anglais dans les “esthètes”, dont le chef était Oscar Wilde.

 

Oscar Wilde avait plus agi par ses bizarreries que par ses œuvres. Il s'habillait de costumes étranges, qui rappelaient en partie les modes du moyen-âge, en partie les formes rococo [...]. Ce qui réellement déterminait ses actes, c'était l'envie hystérique d'être remarqué, de faire parler de lui. »

Certains intellectuels, assez rares, prendront la défense de Wilde. Le 16 juin 1895, l'écrivain Octave Mirbeau publie un premier article courageux dans Le Journal, intitulé « Hard Labour » (« Travaux forcés »), dans lequel il dénonce les sévices subis en prison par l'auteur déchu :

« Comment cela est-il possible que des supplices physiques, comme ceux dévolus à Oscar Wilde, soient encore tolérés dans les mœurs judiciaires d'aujourd'hui ? »

Puis un second, paru le 7 juillet 1895, dans lequel il défend Le Portrait de Dorian Gray, qui vient d'être traduit [voir notre article] :

« En lisant le Portrait de Dorian Gray, je n'ai jamais aussi vivement senti l'horreur des répressions sociales, “cette dangereuse folie de punir” qu'ont les hommes [...].

 

Et, maintenant que je l'ai lu, ce livre, je ne puis penser, sans un redoublement d'indignation et de révolte, que le parfait artiste qui l'écrivit est séparé de la vie et subit un affreux supplice pour des actes qui ne sont ni des crimes, ni des délits ; des actes fâcheux, il est vrai, mais qu'il était libre de commettre et dont personne n'avait à lui demander compte, car, je ne cesserai de le répéter, ils ne relèvent que de sa conscience et de notre dégoût. »

Gravure de Fernand Siméon pour « Le Portrait de Dorian Gray –, 1920 - source : Gallica-BnF

Jean Lorrain défendra lui aussi Wilde dans les colonnes de L’Écho de Paris, sous le pseudonyme de « Raitif de la Bretonne » :

« L'ont-ils assez enterré, enfoui vivant dans un pudique et puritain oubli, ces bons citoyens de la libre Angleterre ! D'ailleurs, en dehors de quelques chroniqueurs français, la lâcheté a été unanime, que dis-je ! féroce autour de ce malheureux aberré, aujourd'hui condamné au plus affreux supplice [...].

 

Comme Socrate accusé d'avoir corrompu la jeunesse athénienne, Monsieur Oscar Wilde a surtout payé le scandale de son attitude, l'impertinence un peu réclamière de ses paradoxes plus littéraires que moraux, j'en suis sûr, mais c'est la littérature qui a été atteinte quand on pense que des passages du Portrait de Dorian ont été lus et reprochés à l'auteur au cours des interrogatoires. »

Wilde sort de prison en 1897, brisé physiquement et moralement. Son nom est alors devenu une insulte et sa femme, réfugiée en Suisse avec leurs deux enfants, a été obligé d'en changer. Son ex-mari, époux infidèle mais père attentionné, ne les reverra jamais. Constance Wilde mourra en 1898 d'une sclérose en plaques.

L'écrivain quitte l'Angleterre pour la France, où il prend le pseudonyme de Sébastien Melmoth. Il écrit une dernière œuvre, La Ballade de la geôle de Reading, et finit sa vie à Paris, seul, pauvre, dans la déchéance la plus totale. Il meurt le 30 novembre 1900. Le romancier Lucien Muhlfeld lui rendra hommage dans Le Journal du 21 décembre, en racontant ses dernières années misérables en France :

« Paris n'est point pudibond, ou ne l'est que par accès. Paris accepta, sans monter son collet, Paris fêta celui qui pratiquait l'amitié des jeunes hommes selon la tradition de l'antique. L'aventure, hélas ! tourna, en Angleterre, au scandale et au drame. M. Wilde fut condamné lourdement. Pour son supplice on s'émut, ici et ailleurs, ici plus qu'ailleurs.

 

Libéré, M. Wilde courut à ce Paris qui lui avait été hospitalier, puis pitoyable. Et, sans doute, il y retrouva quelques camaraderies de charité, mais elles furent rares ou distraites. Paris ne connaissait plus l'homme dont il s'était paré comme d'une curiosité. Paris détournait la tête [...].

 

Et Wilde lui-même, le paradoxal Wilde, l'homme dont l'esprit unissait à la grâce de Mallarmé les imprévus de Whistler, est-ce que le pauvre Wilde ne s'est pas laissé toucher par la règle grossière et contingente ? [...] Le moribond était moins assuré de son droit à la vie “libre” depuis que les gendarmes l'avaient réprouvé. Il se condamnait soi-même. Il raisonnait comme la vie parisienne. »

Oscar Wilde par Toulouse-Lautrec, 1895 - source : Gallica-BnF

Il n'y eut pas plus d'une dizaine de personnes présentes à son enterrement, au cimetière de Bagneux. Lord Alfred Douglas, tombant en larmes, se jeta sur le cercueil en terre de son défunt amant.

 

 La tombe d'Oscar Wilde, transférée, se trouve désormais au cimetière du Père-Lachaise, à Paris.

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