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Éloignées en apparence, il est toutefois possible de faire remonter la généalogie du célèbre méchant des comics américains, antagoniste de Batman, à celle du héros mutilé de Victor Hugo, « l’homme qui rit ». Et si les deux personnages étaient en réalité les mêmes ?
Le Joker, le criminel clownesque au sourire terrifiant et ennemi principal de Batman, apparaît en avril 1940 dans les pages Batman n° 1 sous la plume de Bill Finger, Jerry Robinson et Bob Kane. La récente adaptation du récit de ses origines au cinéma en a fait, pour beaucoup, l’image même de la révolte face à un pouvoir oppresseur, au point qu’on a vu des manifestants imiter son maquillage dans des rassemblements dans divers points du globe.
Mais ce personnage fascinant trouverait-il ses sources dans la culture populaire et littéraire hexagonale ? Une telle question peut, de prime abord, prêter à sourire tant la carte à jouer dite du « joker » (littéralement, le « farceur ») qui sert d’inspiration graphique au personnage a été, jusqu’au début du XXe siècle, presque inconnue en France.
Pourtant, dès que l’on commence à en parler dans la presse, comme dans les pages de L’Œuvre paru le 16 juin 1917, c’est pour en faire une métaphore. À l’instar de cette carte venue des États-Unis (mais inspiré toutefois de l’excuse du tarot) qui peut prendre toutes les valeurs possibles, le caractère « anormal » d’un individu peut le rendre soit génial, soit dérangeant, voire les deux à la fois :
« Si vous ignorez le poker, je vous félicite. […] Dans le poker, on a introduit une figure idéale, une carte […]
Il est absurde et dangereux d’écarter le “joker” d’un “full” politique ou d’un "flush" militaire sous prétexte qu’il y fait figure d’imbécile.
Est-il rien de plus insupportable qu’un homme intelligent ? Est-il rien de plus malfaisant qu’un homme de génie ? »
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L’idée du Joker comme représentation d’un être ambivalent, à la fois extraordinaire et maléfique, est reprise au cinéma en 1930 où, dans un film produit par la société Vandal et Delac intitulé Le Joker, dont l’action se déroule en Amérique. On pouvait y voir les exploits rocambolesques d’un voleur :
« Le Joker [qui] chaque fois qu’il vole, laisse sa carte de visite. […]
Le délégué d’une banque offre une prime de 25 000 dollars à qui retrouvera le Joker. Soudain l’électricité s’éteint, puis se rallume, on regarde sur le bureau où les 25 000 dollars étaient déposés, mais on ne les retrouve pas. »
Ce long-métrage, réalisé par le cinéaste allemand Erich Waschneck avec le concours d’acteurs français tels que Albert Préjean, est une comédie policière légère, accueillie très froidement par la critique. Le film n’aura presque aucune diffusion internationale et n’a, de fait, pas pu inspirer les auteurs de comics lorsqu’ils ont imaginé le némésis de Batman en 1940.
En réalité, ils sont allés puiser leurs sources ailleurs, notamment dans le personnage de Quasimodo créé en 1831 par Victor Hugo pour son roman Notre-Dame de Paris. Comme l’explique Jerry Robinson dans une interview donnée en 2009 :
« Je voulais un personnage qui serait marquant et bizarre, qui frapperait les esprits comme le Bossu de Notre-Dame. »
Il est vrai que le protagoniste tragique inventé par le romancier français le plus célèbre de son temps est devenu, au début du XXe siècle, une star du cinéma, notamment aux États-Unis. Lon Chaney l’incarne en 1923 (avant de jouer, deux ans plus tard, le Fantôme de l’Opéra) puis, en 1939, ce sera au tour de Charles Laughton de prendre ses traits. Pourtant, loin d’être, comme Joker, un criminel (voire un sociopathe), Quasimodo est chez Hugo un personnage positif, plus victime que bourreau.
Il est ainsi au centre de l’image de Une du Monde Illustré du 21 juin 1879, inspirant au spectateur plus de pitié que de dégoût :
Cette idée se retrouve sur le grand écran. Dans une publicité diffusée dans ses pages intérieures à propos du film figurant Lon Chaney, L’Écho d’Alger du 12 décembre 1924 explique ainsi :
« Le plus beau spectacle paru à ce jour :
NOTRE-DAME DE PARIS
avec Lon Chaney dans le rôle de Ouasimodo
UN MONSTRE !!!
direz-vous tout d’abord mais ensuite
Lon Chaney vous fera aimer Quasimodo »
Le « monstre » devient donc un héros, au point d’ailleurs que, suivant le titre original (The Hunchback of Notre Dame, soit, littéralement, Le Bossu de Notre-Dame), le film sorti en 1939 avec Charles Laughton est intitulé en France Quasimodo, choix dont se félicite Marianne dans son édition du 1er mai 1940 en expliquant :
« [Victor Hugo,] devant l’interprétation de Laughton, aurait sans doute pardonné aux producteurs d’Hollywood d’avoir changé son titre : le grand comédien anglais, dans ce rôle de Quasimodo, “borgne, bossu, cagneux, monstre difforme au cœur sensible”, donne cette impression absolue de faire partie intégrante de l’édifice gothique ;
il réalise en tous points l’idéal hugolien, et cet acteur étonnant, à lui seul, bien qu’il n’ait point une place prépondérante dans la distribution, éclipse tous les autres éléments du film. »
Pourtant, c’est bien la difformité du personnage et sa monstruosité qui en font un parfait modèle pour le Joker. En effet, depuis le début du XIXe, des théories pseudo-scientifiques popularisent l’idée selon laquelle les malformations physiques et la laideur en général seraient les signes d’une nature criminelle chez l’individu.
Cesare Lombroso, médecin italien, diffuse notamment cette thèse à travers son ouvrage L’Homme criminel (1876) qui connaît un très vaste succès dans tous les pays occidentaux, au point que ses doctrines sont discutées en première page du Petit Journal du 22 avril 1887, où l’on peut lire :
« Le criminel a d’ordinaire le crâne déprimé, la tête en pointe, le front fuyant, les arcades sourcilières et les pommettes saillantes, les cavités oculaires très grandes, comme celles des oiseaux de proie, les mâchoires avancées et fortes, les oreilles en anse, et de fréquents défauts de symétrie crânienne ou faciale. »
Ces difformités, Lombroso les associe à des individus « barbares », dernières survivances d’une époque sauvage révolue facilement assimilable au Moyen Âge, comme on peut le lire en page de Une du Petit Parisien du 12 août 1892 :
« La plupart des assassins, tels que nous les montre M. Lombroso, représentent certains types ancestraux de l’humanité dont ils s’éloignent plus ou moins. Ils se rattachent donc, on peut le dire, “à des types en retard sur le développement général, à des types disparus”.
“Ils représentent dans une large mesure, dit M. Lombroso, la bestiale humanité primitive ; leurs crânes ne présentent pas seulement des tendances à un retour en arrière, vers les ancêtres barbares et sauvages, mais encore des défectuosités appréciables.” »
Le monstre criminel est donc un être difforme venu tout droit d’un temps barbare, autant d’éléments que l’on retrouve dans les descriptions de la cour des miracles ou de la fête des fous dans Notre-Dame de Paris et que reprennent les créateurs du Joker. Celui-ci d’ailleurs, dans Batman n° 2 (été 1940), apparaît en train de surplombé un château médiéval. L’idée se retrouve dans le film Batman (1989) de Tim Burton où le super-héros au masque de chauve-souris affronte son némésis, qui apparaît alors comme le double maléfique de Quasimodo, en haut de la cathédrale néo-gothique de Gotham City au milieu des cloches, des gargouilles et autres chimères.
Cette idée disparaît pourtant peu à peu dans diverses représentations récentes du Joker. Le comics The Killing Joke (1988) d’Alan Moore et Brian Bolland dépeint ainsi le Némésis de Batman comme une victime des circonstances et d’un ordre social violemment inégalitaire qui le pousse à la folie et au crime. Le film de Todd Phillips sorti en 2019 reprend une idée similaire. Les créateurs du personnage, en 1940, n’avaient semble-t-il pas souhaiter insister sur cet aspect.
Pourtant, lorsqu’il a vu pour la première fois l’esquisse qu’en avait fait Jerry Robinson, Bill Finger avait fait très rapidement le parallèle avec le personnage central du film L’Homme qui rit (1928) inspiré du livre éponyme de Victor Hugo, publié en 1869. Son héros, Gwynplaine, a été défiguré durant son enfance. Depuis sa bouche est déformée par un terrible rictus et son visage, dessiné par Georges-Antoine Rochegrosse pour l’édition illustrée du roman en 1886, n’est pas sans rappeler le futur Joker.
Le destin de Gwynplaine est tragique. Membre d’un cirque itinérant à travers l’Angleterre du début du XVIIIe siècle, il apprend finalement les raisons qui expliquent sa funeste apparence : héritier d’une famille puissante destituée par le roi parce qu’ils étaient proches d’Oliver Cromwell, il est enlevé à son père alors qu’il est encore enfant, avant d’être défiguré par ses ravisseurs puis vendu. Par la suite, il tente en vain de réclamer justice à la Chambre des lords et péri noyé après avoir assisté à la mort de sa compagne.
Chez Hugo, la difformité de Gwynplaine exprime la violence d’un pouvoir oppresseur et tortionnaire qui s’exerce tant sur les corps que sur les vies. Comme le dit le héros de Hugo devant les lords d’Angleterre :
« Je représente l’humanité telle que ses maîtres l’ont faite.
L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l’intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement.
Où s’était posé le doigt de Dieu, s’est appuyé la griffe du roi. Monstrueuse superposition. Évêques, pairs, princes, le peuple, c’est le souffrant profond qui rit à la surface.
Milords, je vous le dis, le peuple, c’est moi. »
Il n’est donc pas étonnant que la presse de gauche s’empare de L’homme qui rit, notamment en 1952 où le quotidien Ce Soir, lié au PCF et dirigé alors par Pierre Daix, publie entre février et avril un résumé en bande dessinée du roman illustré par Claude-Henri (de son vrai nom Claude-Henri Juillard), qui travaille à l’époque également pour le journal de jeunesse communiste Vaillant (futur Pif).
Alors que les auteurs de comics de l’époque font du Joker un simple malfaiteur clownesque, cette bande dessinée, fidèle au propos hugolien, montre que derrière le rire du bouffon de cirque se cache une intense souffrance. Ainsi, lorsqu’il est devant les lords, son hilarité manifeste se meut en sanglots :
« “Une nuit de tempête, tout petit, abandonné, orphelin, j’ai fait mon entrée dans cette obscurité que vous appelez la société.
La première chose que j’ai vue, c’est la loi, sous la forme d’un gibet ; la deuxième, c’est la richesse, votre richesse, sous la forme d’une femme morte de froid et de faim ; la troisième, c’est l’avenir, sous la forme d’un enfant agonisant ; la quatrième, c’est le bon, le vrai et le juste, sous la figure d’un vagabond n’ayant pour ami qu’un loup.”
En ce moment, Gwynplaine, pris d’une émotion poignante, sent lui monter à la gorge les sanglots, ce qui fait, chose sinistre, qu’il éclate de rire. »
Gwynplaine sera malheureusement peu à peu oublié et L’Homme qui rit deviendra l’un des textes de Victor Hugo les moins lus, bien moins adapté au cinéma que Notre-Dame de Paris.
Pour beaucoup, il faudra attendre la transformation du Joker en symbole de la colère sociale pour redécouvrir ce classique du maître de Guernesey.
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Pour en savoir plus :
William Blanc, Super-héros, une histoire politique, Paris, Libertalia, 2018
Xavier Fournier, Super-héros : une histoire française, Paris, Huginn & Muninn, 2014