La mort de George Sand, événement médiatique
En juin 1876, tandis que la grande écrivaine décède parmi les siens dans son domaine berrichon, les journaux de tous bords politiques lui rendent hommage. Des hommages souvent ambigus, reflétant les mentalités au sujet de celles que l’on appelle encore « bas-bleus ».
Le 8 juin vers 10 heures du matin, George Sand rend son dernier souffle, au milieu des siens, à Nohant, sa maison du Berry.
Âgée de près de 72 ans – elle était née le 1er juillet 1804 – l’écrivaine prolifique, née Aurore Dupin, devenue baronne Dudevant, par son mariage en 1822, avec Casimir Dudevant, est alors un véritable monument littéraire national, autant qu’une personnalité en vue, aux multiples et contradictoires facettes : l’enfant du Berry, l’excentrique androgyne, la séductrice aux amants célèbres, la passionaria socialisante, la campagnarde amatrice de folklore rural, la libre penseuse cherchant Dieu dans la nature et la religion de l’humanité…
Sa mort, d’une occlusion intestinale probablement due à un cancer, est ainsi l’occasion, pour la presse, de revenir sur une trajectoire hors norme, parfois scandaleuse, souvent montrée du doigt. Mais aussi de lui sculpter, par delà les polémiques, une stature de génie, à l’heure où la France se relève difficilement de la défaite de 1871 et voit s’affronter républicains et réactionnaires.
Fauchant une femme réputée pour sa robustesse, sa mort est d’abord un choc événementiel, autour de laquelle s’élabore toute une dramaturgie.
S’il faut attendre près d’une semaine pour que les quelques journalistes dépêchés à Nohant livrent un témoignage oculaire, le récit des dernières heures de l’illustre écrivaine fait d’emblée l’objet de nombreux commentaires, qui flirtent parfois avec un voyeurisme de mauvais goût – ainsi dans cet extrait du Gaulois du 11 juin :
« Depuis longtemps, la pauvre Mme Sand avait les intestins fort malades.
Il y a huit jours, Maurice était resté seul avec elle, Mme Lina étant allée à une noce avec ses filles. Dans la soirée, Mme Sand fut prises de violentes coliques. Elle se tordait et poussait des cris affreux. La crise fut terrible et les spasmes étaient tels que la mort paraissait imminente […]
Notre pauvre chère malade a des étouffements affreux. A chaque minute, il faut la changer de position, ce qui est fort difficile, car on ne peut la toucher sans la faire souffrir davantage. »
L’enterrement, le 10 juin, donne l’occasion au journal Le Rappel de peindre un poignant et bucolique tableau, conforme à l’image que les Français pouvaient se faire de la « bonne dame de Nohant ».
« Le cercueil a été porté à bras jusqu’à la petite chapelle paysanne de Nohant. Il n’y a pas eu de service religieux, il n’y a pas eu de messe. Le curé de Vic a simplement dit l’absoute. […]
Le cercueil, que couvraient entièrement deux grandes couronnes de pensées et d’œillets blancs, a été ensuite porté au cimetière qui touche à la chapelle. Ce cimetière, plein d’herbes et de fleurs des champs, sans trace d’allée ou même de sentier, est une sorte de pré inculte d’où sortent ça et là des pierres et des croix portant des noms et des dates.
À droite, au fond d’une enclave carrée, prise sur le parc de Nohant, et entourée d’une margelle de pierre, contient la sépulture du père et de la mère de Mme Sand, et de ses deux petits enfants. »
L’extrême simplicité de la cérémonie n’a pas empêché la présence de célébrités, qui étaient autant d’intimes de la défunte : derrière Maurice Sand, en tête du cortège, Alexandre Dumas fils et le prince Napoléon, cousin germain de l’ex empereur Napoléon III, tenaient les cordons du poêle, suivis des écrivains Gustave Flaubert, Paul Meurice, Ernst Renan, ou encore, de l’éditeur Calmann-Lévy, frère de l’éditeur historique de Sand et de Flaubert, Michel Lévy, mort l’année précédente.
Mais le « clou du spectacle », si l’on peut dire, a été la lecture, par Paul Meurice, d’un vibrant discours de Victor Hugo, que Sand ne connaissait pas personnellement, mais dont elle a été, pour de nombreux contemporains, l’alter ego féminin. Le grand homme n’a pas mesuré ses louanges, jusqu’à faire entendre quelques notes féministes :
« Je pleure une morte et je salue une immortelle.
Je l’ai aimée, je l’ai admirée, je l’ai vénérée : aujourd’hui, dans l’auguste sérénité de la mort, je la contemple. […]
Est-ce que nous l’avons perdue ?
Non.
Ces hautes figures disparaissent mais ne s’évanouissent pas. […]
George Sand a dans notre temps une place unique. D’autres sont les grands hommes. Elle est la grande femme. »
Tous ne sont pas aussi enthousiastes, et la tonalité contrastée des nécrologies signalent l’ambiguïté du legs.
À l’issue d’une vie commencée en 1804, et jalonnée de nombreuses péripéties, les polémiques semblaient pourtant presque apaisées. Comme le souligne L’Opinion nationale du 11 juin :
« La presse témoigne par les articles qu’elle consacre aujourd’hui à Mme Sand que la mort de l’illustre écrivain est bien un deuil pour les lettres françaises ; seules quelques feuilles cléricales, fidèles à la tradition, ont affecté de garder le silence devant cette tombe où vient de descendre une des gloires littéraires du siècle. »
Encore peut-on nuancer le propos : s’il est vrai que le degré de louanges varie en fonction des sensibilités politiques et religieuses, Sand, à la fin de sa vie, était devenue suffisamment œcuménique pour que même un journal monarchiste, tel La Gazette de France, puisse célébrer, sous la plume d’un certain Dancourt, la muse qui subjugua la génération romantique :
« Ce fut une figure étrange, cavalière, romanesque, fuyante, énigmatique, et cependant attirante comme l’abîme.
Nous tous, je parle de tous ceux qui ont à l’heure présente, trente ou quarante ans, nous avons vécu longtemps sur la légende de ce jeune et beau cavalier qui allait au parterre des théâtres, en redingote serrée à la taille, en botte et en chapeau rond, qui roulait la cigarette comme personne, – et qui cependant était une femme, comme les Portia et Rosalinde de Shakespeare. »
Couplée à un talent littéraire hors norme, cette séduisante androgynie, au vrai très intermittente, avait fait de l’excentrique jeune femme l’égérie du Tout-Paris étudiant et littéraire de la Monarchie de Juillet ce qu’évoque aussi La Presse du 10 juin :
« Quand on lisait ces livres dans la chambre sombre de l’étudiant, comme par dessus toits et cheminées, l’âme s’en allait joyeuse au bord des prés ou enthousiaste dans les espaces ! »
Sa disparition fait l’objet d’une lecture générationnelle, que résume bien le rédacteur du Temps :
« C’est ainsi que nous voyons disparaître les uns après les autres les plus illustres de nos contemporains, ceux qui, nés vers le commencement de ce siècle, ont jeté sur le règne de Louis-Philippe un éclat incomparable, et dont la maturité est encore aujourd’hui le plus clair de notre gloire nationale.
Le nom de George Sand est au premier rang parmi les noms qui ont ébloui notre jeunesse et qui ont conservé leur prestige pour notre âge mûr. »
Incarnant, à travers ses liaisons tumultueuses avec Musset ou Chopin, la passion romantique, George Sand eut, retirée à Nohant, une maturité plus apaisée, qui contribua à son intégration au Panthéon littéraire. Ses « romans champêtres » – « les Géorgiques de la France », selon La Petite République Française du 10 juin – forment ainsi, pour de nombreux journaux, le charmant couronnement d’une œuvre protéiforme, dont Le Temps rappelle l’incroyable variété :
« Après les premiers romans de passion, de fantaisie, de vague protestation contre toutes choses au monde, nous eûmes, grâce à des influences diverses et successives, les romans de philosophie religieuse, ceux de politique sociale, ceux de développements esthétiques.
Arrivée à l’âge mûr, l’auteur revint à l’art pur, et c’est alors qu’elle nous donna ses pastorales, qui restent les plus désintéressés et pour cela peut-être, les plus parfaits de ses ouvrages. »
Cette reconnaissance presque unanime ne signifie pas absence de réserves. Le Temps, encore, résume bien la palette pas toujours bienveillante des critiques qui émaillèrent la carrière de l’écrivaine :
« George Sand, certains critiques y ont insisté, ne possédait pas toutes les qualités du romancier : personne ne les a jamais toutes réunies.
Il lui manque des caractères très étudiés et très profonds ; le dialogue, chez elle, n’a pas beaucoup de variété, d’inattendu ; le tempérament intellectuel de l’auteur s’éloignait trop, enfin, de cette précision réaliste que nous demandons aujourd’hui aux œuvres d’art. […]
Elle n’était pas très observatrice, très pénétrante. Elle avait plus de bienveillance que de finesse dans les jugements. »
Si La République française du 10 juin loue « sa régularité dans le travail » et « l’élégance soutenue de son style », c’est pour souligner aussi « qu’il n’est pas toujours, quoi qu’on en ait dit, à l’abri des négligences et des incorrections ».
Feuille cléricale et conservatrice, Le Français du 12 juin assène plus durement :
« Il n’y a pas de génie, à proprement parler, là où ne s’est pas trouvé une pensée personnelle et originale.
Or, c’est là, justement, ce qui a manqué à Mme Sand. »
Seuls, peut-être, les journaux dont elle fut la collaboratrice régulière lui tressent des couronnes sans épine. Ainsi La Presse, qui publia en feuilleton, en 1854-55, son Histoire de ma vie :
« Elle était de ces écrivains qui se traduisent eux-mêmes sans cesse, et avec lesquels on établit, à des distances énormes, un courant de sympathie et d’amitiés.
On les connaît, on les suit, on partage leurs joies et leurs douleurs. »
Deux thèmes mobilisent plus spécialement les commentateurs. En premier lieu, bien sûr, son statut de « génie féminin », dans un paysage littéraire encore presque exclusivement dominé par les hommes – on a vu l’ambiguïté du compliment hugolien, qui en soulignant l’exception, semble vouloir confirmer la règle.
Les féministes sincères sont peu nombreux, à l’instar d’un Auguste Vacquerie, qui n’hésite pas à écrire dans Le Rappel du 10 juin :
« Elle fut le démenti vivant et définitif à ce stupide préjugé qui voudrait condamner les femmes à l’infériorité intellectuelle. […]
Il y avait eu, entre autres, Mme de Sévigné et Mme de Staël. Il y avait, dans ce moment même, Mme de Girardin.
Mais il n’y avait eu et il n’y avait aucune femme qui fût un démenti de cette taille. »
La presse conservatrice, ou banalement misogyne, y compris à gauche, insiste plutôt sur des lacunes « propres à son sexe ». Ainsi le Gaulois, qui l’accuse sans détour de n’avoir été qu’une caisse de résonance aux idées masculines :
« Les idées des hommes qui l’entouraient la pénétrèrent.
Musset chanta en elle, Lamennais y prophétisa, Michel (de Bourges) y républicanisa. »
Une autre façon de minorer son talent est de la limiter à ses facettes les plus consensuelles ou les plus « modestes » : l’éloge appuyé des « romans pastoraux » la ramène ainsi souvent au rang d’aimable folkloriste. Le Petit Journal du 11 juin considère pour sa part que son œuvre « pourrait s’appeler l’étude complète du cœur féminin », ce qui paraît pour le moins réducteur, Sand ayant peint les hommes autant que les femmes et s’étant souvent aventurée sur des terrains réputés masculins : la politique, la morale ou le religieux.
Et c’est comme on s’en doute, cet aspect de son œuvre et de sa trajectoire qui appelle les remarques les plus acerbes. On ne s’étonnera pas de les trouver bien représentées à l’extrême droite du spectre politique, comme y insiste un article du Français en date du 12 juin, qui alterne louanges ambiguës et attaques frontales :
« Quelque peu saint-simonienne, déiste aujourd’hui, et demain panthéiste, éprise de socialisme, donnant même des espérances à Proudhon, partout elle traduit des pensées étrangères ; elle les recouvre quelquefois du prestige éblouissant de son imagination, souvent elle ajoute ses nuages dorés au vague du système. […]
Ne faut-il pas compter Mme Sand parmi les écrivains qui ont irrité par leur fatale éloquence les haines sociales, qui ont provoqué les classes populaires à entrer en lutte pour conquérir l’égalité des droits et l’égalité des jouissances ? »
À l’autre bout de l’éventail politique, l’extrême gauche reproche à Sand ses engagements trop timorés et sa religiosité diffuse, comme le rapporte Le Constitutionnel du 21 juin :
« Pas plus tard qu’hier, Les Droits de l’homme procédaient à ce qui s’appelle dans le langage technique de la presse moderne à un magistral éreintement de George Sand.
Et sait-on ce que la feuille hébertiste reprochait à George Sand ? Elle lui reprochait amèrement, durement, sans pitié, sans rémission, d’être un disciple du spiritualiste Rousseau ! »
Plus retorse, la très conservatrice Gazette de France n’hésite pas à s’approprier la sensibilité rurale et familialiste de l’écrivaine, conforme à ses propres valeurs, tout en montant en épingle ses démêlés avec la gauche républicaine et socialiste, afin de prouver qu’elle n’était pas si proche d’elle. La République française, journal proche de Gambetta, est ainsi ridiculisée pour s’être focalisée sur les problèmes intestinaux de Sand – « Lui et elle, ou la vengeance de M. Gambetta » (11 juin) –, et la gazette monarchiste se délecte des démêlés de l’écrivaine avec Proudhon :
« Il est peu d’écrivains qui aient été plus violemment attaqués, et comme écrivain, et comme… homme.
George Sand […] laissa dire et ne répondit que rarement, tout au plus dans ses préfaces. Une seule fois, l’attaque fut telle que George Sand résolut d’en tirer satisfaction : ce fut le jour où Proudhon […] écrivit contre elle certains passages inutiles à reproduire ici. […]
Mais George Sand, en ennemi généreux, ne voulut pas accabler Proudhon et procès en diffamation n’eut pas lieu. »
Dangereuse pasionaria républicaine pour les uns, modérée trop velléitaire pour les autres, Sand fit l’objet de controverses jusque dans les circonstances de sa mort : cette agnostique qui avait marié son fils et fait baptiser ses petites filles dans le culte protestant, ne souhaitait pas d’enterrement religieux – enjeu crucial à cette époque de vives controverses entre cléricaux et anti-cléricaux. C’était compter sans sa fille, Solange, qui, plus pieuse ou plus conventionnelle, sut convaincre les autorités ecclésiastiques d’accorder un office religieux minimal à sa mère, dont l’œuvre avait pourtant été mise à l’Index.
Cette ultime dispute enchanta les conservateurs mais attrista les amis républicains de Sand, et par delà, toute la presse de gauche, comme s’en fait l’écho Le Charivari du 15 juin, sous le titre « Le cadavre de George Sand » :
« Un fait vient de se passer, qui prouve une fois de plus que les cléricaux font la chasse aux cadavres avec une ardeur qui rien n’arrête.
George Sand meurt. Il est de notoriété publique que pendant toute sa vie, elle a professé des sentiments de libre-penseuse […]
Il y avait donc lieu de penser qu’on laisserait en repos la dépouille mortelle de ce grand écrivain et que le cléricalisme n’oserait pas s’en emparer.
Erreur. »
Si la manœuvre était sans doute discutable, le journal catholique Le Monde, cité par Le Charivari, est plus nuancé, en peignant Sand, moins en féroce anti-cléricale qu’en idéaliste en quête de spiritualité :
« Nous n’avons nullement la prétention de faire de Mme Sand une catholique et d’accaparer à notre tour sa mémoire.
La vérité est que Mme Sand ne professait ni religion ni morale. Elle était libre penseuse, mais moins dans le sens doctrinal et sectaire que dans le sens littéral, qui exprime la révolte et l’indifférence absolue de l’esprit. »
Ces passes d’armes médiatiques prouvent combien l’héritage symbolique de Sand restait crucial, dans cette France de 1876 qui venait d’élire, – au seul suffrage masculin… – une Chambre républicaine, à côté d’un Sénat conservateur et d’un président monarchiste.
Pourtant, comme le soulignent ses biographes, cette « grande femme » – une des rares du siècle – allait vite connaître une longue phase de purgatoire, signe d’une évolution de la sensibilité littéraire et artistique, mais aussi d’une incoercible misogynie, qui transcendait les clivages partisans.
Il faudra attendre la fin du XXe siècle et les apports du féminisme pour redécouvrir les apports majeurs de cette pionnière hors norme. Faire le bilan de sa notoriété à l’heure de sa mort permet de dès lors rappeler combien ses contemporains en avaient été conscients, même si fut souvent du bout des lèvres.
–
Pour en savoir plus :
Martine Reid, George Sand, Paris, Gallimard, 2013
Michelle Perrot, George Sand à Nohant, une maison d’artiste, Paris, Seuil, 1980
–
Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon. Elle a dernièrement publié La Parisienne, histoire d'un mythe, du siècle des Lumières à nos jours (Le Seuil, 2020).