Black Widow et l’histoire des espionnes dans la culture populaire
Figure récurrente du cinéma ou de la bande dessinée, l’espionne, « femme fatale » et « traîtresse » usant de ses charmes pour défaire les héros, découle d’une construction historique prenant ses sources aussi bien chez « l’empoisonneuse » que chez Mata-Hari.
La super-héroïne Black Widow (« la Veuve Noire » en anglais), incarnée par l’actrice Scarlett Johansson dans les récents films Marvel, est apparue en avril 1964 dans Tales of Suspense n° 52 par Stan Lee, Don Rico et Don Heck. Dépeinte à l’origine comme une espionne russe, ce personnage devient très vite populaire au point de bénéficier de sa propre série en 1970 puis d’être la première femme admise dans dans l’équipe des Avengers (les « Vengeurs ») dans les films sortis à partir de 2010.
Mais, si la Veuve Noire suscite une telle fascination, c’est qu’il s’inspire de stéréotypes bien ancrés dans la culture populaire et dans les représentations sociales qui ont cours en Occident dès le XIXe siècle, autant d’éléments que plusieurs générations d’auteurs de comics vont s’emparer pour mieux les transformer.
Black Widow est d’abord associée à une image négative. Une première version de la super-héroïne apparaît en août 1940 dans les pages de Mystery Comics n° 4 sous les traits d’une jeune femme inquiétante, Claire Voyant, qui, après avoir passé un pacte avec le Diable, gagne la faculté extraordinaire et terrifiante du tuer en touchant ses victimes. Son pouvoir et son nom renvoient à une espèce particulièrement venimeuse d’araignée, la veuve noire, réputée – à tort – pour dévorer ses partenaires sexuels masculins, animal auquel on associe vite les femmes accusée d’empoisonnement.
Manipuler des produits toxiques pour tuer est en effet perçu de longue date comme une arme du « sexe faible ». C’est encore plus le cas depuis que la presse moderne à grand tirage concentre son activité éditoriale sur les faits divers. En mars 1889, Le Petit Journal rappelle ainsi en Une à ses lecteurs que le poison est l’instrument favori des femmes depuis le règne de Louis XIV, avant de revenir sur diverses grandes affaires criminelles mettant en cause des empoisonneuses au XIXe siècle.
Ce type d’article se retrouve tout au long de la première moitié du XXe siècle. En 1935, l’hebdomadaire d’extrême droite Gringoire publie ainsi un long texte de l’académicien Henri-Robert qui explique, en première page :
« Depuis les temps les plus reculés, le poison a toujours été l’arme préférée des faibles qui tuent leurs victimes par ruse, par surprise, sans craindre une riposte et une blessure immédiates. […]
On trouve un drame des poisons à chaque page de l’histoire païenne.
Déjà les femmes montrent une terrible supériorité ; Hécate, petite-fille du Soleil, Médée, Circé sont célèbres au point de devenir l’objet d’un véritable culte. Ces demi-divinités ont pour arme la science des poisons et des philtres amoureux. »
On le voit, l’article associe les femmes et l’empoisonnement à des sociétés païennes et anciennes. Les hommes, eux, incarnent a contrario selon ce discours, la civilisation occidentale menacée de l’intérieur par une pulsion meurtrière primitive, que les femmes porteraient toujours en elles. En suivant cette logique, certains tissent un lien entre l’imagerie de l’empoisonneuse et celle de l’étrangère habitant dans des pays lointains encore peu évolués selon les standards de l’époque.
Réginald d’Auxion de Ruffé publie ainsi en avril 1939, à nouveau dans Gringoire, une nouvelle dans lequel la maîtresse du héros, une veuve vivant dans les confins de l’Amérique centrale, utilise une araignée mortelle lorsque son amant menace de la quitter :
« Ce même jour où j’avais fait la rencontre que je t’ai décrite avec la “veuve noire”, l’araignée empoisonneuse que tu sais, Manuela vint, comme elle le faisait presque tous les jours, s’étendre près de moi, pendant la sieste.
Câline, tendre, amoureuse, elle m’enlaça de ses beaux bras ambrés et pencha son visage sur le mien. Comme elle rivait son regard dans mes yeux, je sentis un froid affreux parcourir mes artères.
Le regard de Manuela, ces yeux noirs et splendides me rappelèrent soudain un autre regard terrible et chargé de haine, celui de la “veuve noire”. »
À la peur de l’étrangère s’ajoute, dans ce texte, la crainte liée à la sexualité des femmes qui usent de leurs charmes, dépeints comme des instruments vénéneux, pour entraîner les hommes vers leur perte. Les mouvements de l’araignée qui menace de mordre le héros alors qu’il repose sur son lit sont ainsi décrits avec un lexique renvoyant à l’acte sexuel :
« Elle s’abaissa légèrement sur ses cuisses, puis avança doucement vers moi […]
Et puis, la fin vint, soudain. Je la vis abaisser son ventre velu, s’accroupir pour prendre son élan. Puis elle jaillit. »
L’insistance sur cette sexualité toxique devient un lieu commun de l’entre-deux-guerres. On le retrouve par exemple dans l’expression « femme fatale » (à laquelle est associé le terme « vamp ») popularisée par le cinéma de l’époque, avec des actrices comme Marlene Dietrich. Le Journal du 9 juin 1935 écrit par exemple :
« La Femme fatale classique, incarnée à présent par la vamp de cinéma, est grande et belle, pâle et brune.
Ses yeux sont noirs ou encore vert de mer, son amour est destructeur et redoutable bien que d’une séduction à quoi nul ne résiste. »
La femme fatale ne représente pas seulement un danger pour l’individu. Elle est également toxique pour le corps social et la nation patriarcale constituée alors de citoyens-soldats. Car, en séduisant ses victimes, la vamp, toujours étrangère, travaille pour le compte de puissances ennemies, image qui connaît une forte diffusion lors de la Première Guerre mondiale, particulièrement suite à la capture et l’exécution de Mata-Hari le 15 mars 1917 à Vincennes.
Celle-ci incarne l’archétype même du danger féminin « venu d’ailleurs » en étant doublement étranger : originaire des Pays-Bas, Mata-Hari est aussi une danseuse exotique de cabarets, et se produit dans des atours qui renvoient à l’image d’un Levant lascif diffusé depuis plus d’un siècle par la peinture orientaliste.
Car, pour la presse de l’époque, la femme fatale, comme l’empoisonneuse dont elle presque la sœur jumelle, vient toujours de loin, et notamment des pays orientaux. Elle fait à ce point peur que des œuvres classiques sont relues au prisme de la menace qu’elle constituerait.
Dans Le Voltaire du 1er mars 1918, Maurice de Waleffe conseille ainsi aux soldats d’aller voir au théâtre la tragédie Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare afin de se prémunir de ce danger féminin venu de loin :
« L’influence des voluptés d’Alexandrie a pesé sur la fortune d’Antoine, en lui enlevant toute liberté d’esprit et toute prévoyance. Voilà pourquoi Cléopâtre est la femme fatale à éviter par tout bon militaire. […]
En vérité, c’est une pièce à voir quand on est sous les drapeaux (il n’y a pas besoin d’être général) et exposé aux blandices des Cléopâtre qui, comme on sait, n’habitent pas toutes aux bords du Nil. »
Mata-Hari popularise aussi l’image d’une espionne associée aux milieux mondains, aux courtisanes et aux actrices, archétype dont s’emparent par la suite le cinéma. Plusieurs comédiennes réputées pour leur beauté deviennent, à leur tour, des figures de la société du spectacle.
L’entre-deux-guerres voit ainsi se multiplier les écrans les films consacrés aux espionnes, comme Agent X 27 (1931) de Josef von Sternberg, dans lequel Marlene Dietrich incarne un personnage rassemblent fortement à Mata-Hari. La même année, Greta Garbo reprend elle aussi le rôle de la danseuse néerlandaise dans Mata-Hari (1931), où elle apparaît en tenue orientalisante, comme on peut le voir sur la couverture de Pour Vous, « l’hebdomadaire du cinéma », le 17 novembre 1932.
La profusion des films d’espionne est telle que Pour vous, le 14 janvier 1937, énumère, photos à l’appui, le nombre important d’actrices à qui l’on confie ce type de rôle :
« Edwige Feuillère, Véra Korène, Marcelle Chantal, Marlène Dietrich, et combien d’autres. »
Une telle abondance montre que l’image de la femme fatale doit sans doute plus à la culture populaire qu’elle ne s’appuie sur la réalité.
Cette profusion génère de la peur pour mieux rassurer, et le cinéma met rapidement en scène une double réponse à la crainte des espionnes qu’il a en grande partie crée. Les films d’espionnage, s’inspirant du destin de Mata-Hari, se muent ainsi en contes moraux s’achevant souvent par la fin tragique de ladite femme fatale, séduite par l’homme qu’elle tentait de tromper, comme c’est le cas dans Agent X 27 – chute permettant peut-être d’apaiser le public masculin angoissé par le pouvoir sexuel des espionnes en montrant qu'elles peuvent être retournées et, plus largement, domestiquées.
On voit également apparaître des héroïnes qui usent des armes des espionnes afin d’agir pour le bien commun et dans un but patriotique, tendance qui commence en réalité avant même le déclenchement de la guerre de 1914 avec Protéa (1913) film de Victorin Jasset dans lequel apparaît le personnage éponyme joué par l’actrice Josette Andriot et que l’on peut voir en version restaurée sur le site de la Cinémathèque française. Durant le conflit, une suite, La Course à la mort, est diffusée, sous les applaudissements du Journal dans lequel on peut lire le 16 octobre 1915 :
« Fatiguée, Protéa s’était retirée à la campagne avec son fidèle Teddy et refusait toute offre cependant tentante.
Soudain, surgit la guerre, et Protéa apprend qu’une bande d’espions vient de soustraire à un jeune ingénieur les plans d’un nouveau propulseur ; il n’en faut pas plus pour que notre héroïne se relance à nouveau dans l’action.
C’est donc un sujet de la défense nationale et un sujet palpitant au possible qui nous permet de revoir aujourd’hui Protéa. »
Les années 1930 voient aussi leur lot d’espionnes domestiquées ou héroïsées. Dans Matricule 33, Edwige Feuillère incarne une espionne allemande qui tombe amoureuse d’un agent double travaillant pour le compte de la France. Pareillement, dans Deuxième Bureau (1935) de Pierre Billon, Erna Flieder, la séductrice venue de l’étranger, jouée par l’actrice d’origine russe Véra Korène, « chante des romances tziganes » avant de tomber amoureuse d’un agent français qu’elle finit par sauver au prix de sa vie.
En 1937, Edwige Feuillière incarne à nouveau une espionne travaillant cette fois pour la France et qui séduit un officier allemand (joué par Erich von Stroheim) dans Marthe Richard, au service de la France, dont la trame, explique La Dépêche, n’est « pas un mythe » puisqu’il s’appuie sur les agissements d’une espionne bien réelle, Marthe Richard, rendue populaire par les mémoires de l’intéressée (Ma vie d’espionne, au service de la France, 1935) et celles son agent traitant, le capitaine Georges Ladoux (Marthe Richard, espionne au service de la France, 1932), deux textes sans doute très romancés, au point que l’on accusera après-guerre Marthe Richard d’affabulation.
Carrefour le 18 juin 1952 affirme ainsi que le récit de l’espionne est « une pure création de l’esprit » :
« Dix ans après la fin des hostilités, un des officiers qui l’employèrent s’avisa de brocher un récit espionnage. Marthe en sera l’héroïne. Elle ou une autre : on prend ce qu’on trouve...
Or le livre connaît un grand succès, car le capitaine, son auteur, avait des choses à dire, et il ne les disait point trop maladroitement.
Marthe, dans ce livre – et dans le film qu’on en tira – est un mélangé de Jeanne d’Arc et de Jeanne Hachette. Martyre d’un devoir exigeant, elle a sacrifié sa vertu sur I’autel de la patrie. […]
Le plus étonnant, c’est que pendant plus de vingt ans, des gens très sérieux partagèrent les illusions de la fausse Marthe. »
Ce texte, sans doute empreint de mépris masculin pour une femme sortant du cadre strict alors réservé à son sexe, n’en montre pas moins que la figure de l’espionne, comme elle est représentée au cinéma, est avant tout une image, un mythe fonctionnant de manière indépendante de la réalité.
L’espionne, femme fatale venue de l’étranger, fait peur lorsqu’elle séduit et instille son poison de veuve noire dans le cœur des hommes, mais elle rassure quand elle est séduite à son tour, domptée, domestiquée, par un héros incarnant les valeurs viriles.
Si, après 1945, cette image en France fait un peu moins recette, elle connaît aux États-Unis une nouvelle vigueur avec la Guerre froide et la « peur des rouges » (« Red scare ») des années maccarthystes.
Ainsi, en 1947, un serial (feuilleton de films courts produits pour le cinéma) de Republic Pictures intitulé The Black Widow (La Veuve noire) met en scène une espionne, Sombra, venue d’un pays oriental rappelant fortement le Japon, qui tente de s’emparer de secrets atomiques. Ce personnage inquiétant est interprété par Carol Forman qui, un an plus tard, dans un autre serial consacré cette fois à Superman, incarnera la Spider Lady (la « dame araignée »), reine des bas fonds de Metropolis et adversaire du plus célèbre des super-héros.
On retrouve donc à nouveau accolés l’un à l’autre les stéréotypes de l’espionne (possiblement étrangère) et de la femme fatale, « araignée venimeuse » affaiblissant les hommes avec son charme. La Spider-Lady utilise ainsi un minerai extraterrestre, la kryptonite, pour rendre Superman impuissant à la combattre. La métaphore de la sexualité agressive d’une femme dangereuse condamnant l’homme à perdre ses moyens, donc sa virilité, est ici assez évidente.
Mais, comme souvent, les héros finissent par vaincre ces femmes vénéneuses, soit les armes à la main, soit en les séduisant, option qui se voit notamment dans nombre de romans, puis de films mettant en scène James Bond. Dans Bons baisers de Russie, publié en 1957 puis adapté au cinéma en 1963, l’espionne soviétique Tatiana Romanova, sur ordre de sa supérieure Rosa Klebb, tente de séduire l’agent 007 (incarné à l’écran par Sean Connery) travaillant pour le gouvernement britannique. Mais c’est finalement la jeune femme qui tombera sous le charme de l’Anglais. Cette figure féminine domestiquée est opposée dans le récit à celle, plus venimeuse, de sa supérieure Rosa Klebb, ouvertement représentée comme une lesbienne, et dont le nom renvoie au slogan féministe « Bread and Roses » (« Du Pain et des Roses ») en russe, que Bond, incarnant la virilité hétérosexuelle, finit par mettre hors d’état de nuire.
L’espionne étrangère retournée par l’agent britannique devient un lieu commun des longs-métrages consacrés à 007. Le 10 novembre 1966 Paris-presse-L’Intransigeant explique que, dans le futur James Bond (On ne vit que deux fois), le spectateur pourra trouver des « Japonais au visage inquiétant » qui « fourmillent », mais aussi et surtout, Helga Brandt (jouée par l’actrice allemande Karin Dor). Celle-ci, représentée en photo dans les pages du journal, est, explique-t-on « chargée de torturer James Bond pour obtenir des renseignements », mais « succombera au charme de l’agent secret ».
Tous ces stéréotypes se retrouvent dans le personnage de Black Widow. Qualifiée parfois de « Mata-Hari », elle est d’abord un agent venu d’Union soviétique qui charme les hommes pour mieux les trahir. Sur la couverture de Tales of Suspense n° 52 elle apparaît au second plan, manipulant l’homme qui tente de détruire le super-héros américain Iron Man. Mais, elle finit par tomber amoureuse d’un homme de l’Ouest (le super-héros Œil de Faucon) et change de camp dans Avengers n° 30 (juillet 1966) – parcours qui renvoie à celui de nombre de James Bond girls. D’ailleurs son nom complet, Natasha Romanoff (que l’on apprend pour la première fois dans Daredevil n° 84 en février 1972), reprend celui de l’espionne russe que 007 finit par séduire dans Bons baisers de Russie.
Toutefois, Black Widow réactualise aussi la figure de l’espionne. Elle n’utilise pas seulement sa sexualité pour combattre, et apparaît, dès Tales of Suspense n° 64 (avril 1965), comme une lutteuse accomplie, image qui va prendre de plus en plus d’importance au fur et à mesure que les discours féministes imprègnent les comics.
Transformée en une justicière richissime usant de sa fortune pour le bien commun, Black Widow apparaît désormais comme un symbole de l’indépendance des femmes. On est loin de l’araignée venimeuse.
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Pour en savoir plus :
William Blanc, Super-héros, une histoire politique, Paris, Libertalia, 2018
WIlliam Blanc, « Black Widow. Des poncifs du roman d’espionnage à l’affirmation sociale », in: L’Humanité, 3 août 2018
Frédéric Chauvaud (dir.), Lydie Bodiou (dir.), Myriam Soria (dir.), Les Vénéneuses : Figures d’empoisonneuses de l’Antiquité à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015
Helen Hanson, Catherine O'Rawe, The Femme Fatale: Images, Histories, Contexts, Londres, Palgrave Macmillan, 2010
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William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain et de (2016), et de Super-héros, une histoire politique (2018), ouvrages publiés aux éditions Libertalia.