Long Format

Gertrude Stein, l’inclassable Américaine de Paris

le par - modifié le 07/06/2022
le par - modifié le 07/06/2022

Collectionneuse d’art, écrivaine réputée difficile, mondaine « macho » et exilée chez elle sur la rive gauche, Gertrude Stein fut un personnage secret du premier XXe siècle, connue d’une poignée de connaisseurs. Les journaux français s’intéresseront à elle sur le tard.

C’est en 1934 que la presse française braque le projecteur sur Gertrude Stein. Si l’Américaine, installée à Paris depuis 1903, n’avait pas été, jusque-là, complètement ignorée par son pays d’accueil, ne serait-ce qu’en raison de son rôle majeur dans la promotion de l’art moderne, sa présence dans le paysage médiatique était restée intermittente et ténue. C’est surtout la presse anglophone qui a retracé les premières phases de l’ascension parisienne de cette inclassable fille de l’Amérique, qui subjugue ou irrite ses interlocuteurs, mais laisse rarement indifférent.

Gertrude Stein est alors âgée de 60 ans, et a derrière elle une importante œuvre littéraire, ainsi qu’une vie riche en couleurs, dont L’Intransigeant du 6 janvier 1934 résume les principales étapes :

« Sa famille ayant jadis émigré d’Europe en Amérique, Madame Gertrude Stein est née à Alleghany, en Pennsylvanie. Mais elle revint toute jeune vers la vieille Europe, à Vienne, d’abord, la patrie de ses parents, puis à Paris, où se déroula sa prime enfance. Son adolescence débuta en Californie, se poursuivit à l’Université d’Harvard, puis à l’École de médecine John Hopkins, pour s’achever à Londres, dans l’étude des écrivains britanniques du XVIIe siècle.

Fixée à Paris depuis 1904, Gertrude Stein commença d’écrire – en anglais – et ce furent successivement des maîtres-livres comme Trois Vies, Les contes des Vies simples, Tendres boutons… »

Le résumé simplifie un peu, car à cette date, le public français connaît à peine l’œuvre de l’Américaine : jugés trop abscons et avant-gardistes, ses livres sont restés longtemps non traduits. Ce « grand auteur américain », comme le formule Comoedia du 22 mars 1934, vient cependant de prendre une nouvelle orientation, avec la publication en anglais puis la traduction française, de son ouvrage le plus accessible, Autobiographie d’Alice B. Toklas, qui comme son titre ne l’indique pas, parle d’abord d’elle-même – mais à la troisième personne et sous la gouverne fictive d’Alice B. Toklas, la femme de sa vie, arrivée de San Francisco à Paris en 1905.

Si le style brut, direct, à la syntaxe et à la ponctuation volontairement atypiques, en ont surpris plus d’un, l’ouvrage, rempli d’anecdotes truculentes sur les relations d’Alice et de Gertrude avec la fine fleur de l’art et de la littérature modernes – Matisse, Vallotton et Picasso y côtoient Apollinaire, Hemingway ou Ezra Pound – a suscité un véritable engouement. Bien plus, assurément, que son œuvre antérieure, qui avait par exemple suscité ce commentaire peu amène de la Grande revue :

« Relevons comme curiosité quasi tératologique […] le texte de Mme Gertrude Stein […] intitulé Composition comme Explication […] Devant cette pâtée, on se prend à regretter de n’avoir pas de petite cuiller […].

Le goût de l’obscurisme (sic) miteux, de l’imprévu à la petite semaine, sous forme de dadaïsme régénéré ou de James Joyce en toc, est, on le voit, ce qui menace le plus les jeunes revues.

Savent-elles comment déjà, tout cela fait vieux ? Et que les bavardages de Mme Gertrude Stein n’intéressent plus personne, fût-ce à l’université d’Oslo, un candide faiseur de thèse ? »

Plus humoristique, mais à peine moins cruel, The Chicago Tribune and the Daily News du 25 juillet 1933 s’était contenté de remarquer, dans un article consacré aux asiles psychiatriques londoniens :

« Nous nous demandons si un des patients de l’Hôpital psychiatrique de Londres a déjà essayé de lire les derniers écrits de Gertrude Stein, et si leur état mental empire lorsqu’ils lisent des phrases telles que :

‘Quand une vache a une vache, cest [sic] une histoire d’amour’. »

À ces quolibets, Gertrude Stein opposait un calme d’airain, du moins si l’on en croit le même Chicago Tribune en février 1930 :

« Après 25 ans dans son fameux appartement de la rue de Fleurus, à quelques pas du bd Raspail, Mlle Stein ne bougera pas d’un centimètre. Un jour, affirme-t-elle, elle sera comprise.

Elle a maintenant dépassé la cinquantaine, femme d’allure quasi patricienne, calme et directe dans ses manières comme dans sa voix, manifestant un froid mépris pour tous ceux qui l’ont critiquée. […]

”Les gens sont paresseux. C’est pourquoi ils ne me comprennent pas. Mon travail est simple mais s’éloigne du familier”. »

En 1934, la reconnaissance venait enfin et Élisabeth de Gramont, son amie et admiratrice, n’avait pas tort d’affirmer dans Comoedia, à l’occasion de la publication de l’Autobiographie d’Alice B. Toklas :

« Gertrude Stein est devenue le plus grand artiste américain et à coup sûr le plus original. Ses livres sont dans les gares, sur toutes les tables et son poème est chanté, se chante et se chantera (…).

Le génie est donc une longue patience. »

En réalité, c’est moins comme écrivaine que comme collectionneuse et « salonnière » que Gertrude Stein a d’abord conquis sa notoriété en France. De conserve avec son frère Léo, qui l’avait précédée en Europe, elle s’est d’emblée enthousiasmée pour Renoir, Cézanne, Matisse, Picasso, Gauguin, à l’époque encore très controversés. L’acquisition, en 1905, du tableau fauve de Matisse, « La femme au chapeau », presque unanimement décrié au Salon d’automne, a donné à Léo et Gertrude la réputation d’Américains un peu excentriques et singuliers, mais ardents promoteurs de l’innovation picturale.

L’année suivante, Picasso peignait son Portrait de Gertrude Stein, dont la force traduisait peut-être la douloureuse gestation – il avait fallu près de cent séances de pose pour en venir à bout, durant lesquelles le modèle se distrayait en écoutant la compagne du peintre, la belle Fernande, déclamer des fables de La Fontaine…

En quelques années, l’appartement-atelier du 27 rue de Fleurus, où s’étaient installés le frère et la sœur, était devenu le lieu de rencontre des peintres les plus novateurs, puis de tout ce que Paris comptait d’artistes ou d’écrivains d’avant-garde, flanqués d’expatriés de diverses origines et de brillants mondains. Si la brouille avec Léo, puis son départ pour l’Italie en 1914, entraîna la dispersion partielle de la collection, Gertrude Stein reste perçue, des années 1900 à l’entre-deux-guerres, comme une influence majeure de l’art contemporain, souvent photographiée chez elle, au milieu de ses tableaux (voir par exemple Beaux-Arts du 30 mars 1934).

« Sherwood Anderson a évoqué Mlle Stein comme l’Américaine ayant le goût le plus sûr en art (à l’exception de la musique), et beaucoup partagent son opinion » affirmait ainsi le Chicago Tribune du 26 octobre 1928.

Un autre aspect de la vie de Gertrude Stein a retenu l’attention des journaux, français comme américains : son rapport à la fois central et en biais à la France. Cette Américaine de Pennsylvanie et de Californie, d’origine juive allemande, fut en effet une vraie Parisienne, quoique très éloignée de la jolie femme à la mode que suggère le terme. Si elle avait appris le français, elle le parla toujours avec un fort accent, et sans se soucier de le lire dans le texte, focalisée qu’elle était sur le renouvellement de la prose américaine. À la question de L’Intransigeant du 6 janvier 1934 « Que pensez-vous de la France ? », elle pouvait ainsi répondre :

« Je l’aime, je la défends, j’y habite. Pardonnez-moi, vous Français, si je dis que c’est mon pays.

C’est mon pays dans un sens très curieux. C’est mon pays, mais il me reste toujours le doux plaisir de constater que toute chose de France me reste étrangère.

Je ressemble à quelqu’un qui aurait été élevé dans un pays lointain et qui, plus tard, ferait connaissance avec sa propre famille. » 

A contrario, elle résumait son rapport à l’Amérique d’une phrase lapidaire, confiée au Chicago Tribune du 26 octobre 1928 :

« L’Amérique a enfanté la civilisation du 20e siècle, mais elle en est encore au début de l’ère victorienne (…) Les États-Unis sont à l’heure actuelle le plus vieux pays du monde. Il en faut toujours un, et c’est eux qui tiennent le rôle. »

En 43 ans de vie en France, elle ne retourna qu’une seule fois aux États-Unis, en 1934-1935, pour une longue tournée de conférences dont l’énorme succès ne suffit pas à la ramener sur sa terre natale. Sa sensibilité moderniste, mais aussi, très certainement, son orientation sexuelle, même si elle n’en parle jamais publiquement, l’ont profondément ancrée dans ce Paris des années 1900-1940, où elle a bénéficié, en tant qu’Américaine privilégiée, d’une grande liberté personnelle et intellectuelle.

Sa personnalité robuste et carrée, portée sur l’humour et le contact humain, l’a rendue attentive aux gens et aux mœurs, comme elle allait le prouver dans Paris-France, publié en 1941. Élisabeth de Gramont remarquait en 1934 :

« Gertrude Stein se plaît surtout à déambuler avec son chien sur les trottoirs et cause avec le crémier, le boucher, l’entrepreneur de déménagement, la petite couturière au fond de la cour, dans les garages où travaillent les mécaniciens à façon. Indifférente aux façades, elle connaît l’âme des arrière-cours. »

En 1938, Gertrude Stein dut quitter l’appartement de la rue de Fleurus pour emménager rue Christine, un peu plus près de la Seine. Puis l’Occupation l’éloigna de Paris : Juives, lesbiennes et Américaines, Gertrude Stein et Alice B. Toklas avaient tout à craindre des nazis et du gouvernement de Vichy. Elles réussirent pourtant à se faire quasiment oublier, en s’installant à l’année dans leur maison de vacances de Belley, dans l’Ain, puis dans la commune de Culoz.

Il est probable qu’elles bénéficièrent de la protection de certains officiels vichystes, tout particulièrement celle de l’écrivain royaliste Bernard Faÿ, devenu administrateur de la Bibliothèque nationale en août 1940, qui avait été un des plus ardents promoteurs de l’œuvre de Stein en France, et son premier traducteur. Quoiqu’incarnant tout ce que détestait le régime, Stein elle-même ne sut pas échapper aux compromissions : plutôt favorable au maréchal Pétain, elle accepta de traduire en anglais ses discours, sans doute à la demande de Faÿ.

Ce péché de collaboration resta cependant trop circonscrit pour lui valoir de vrais ennuis à la Libération. Lorsqu’elle meurt, à Neuilly, le 27 juillet 1946, des suites d’un cancer de l’estomac, les nécrologies des journaux français saluent une grande écrivaine, une grande promotrice des arts, une grande amie de la France. Seul le journal Combat s’autorise une légère pique, au vrai vite nuancée :

« Victime de quelque admiration pour Pétain, elle accepta d’être la traductrice officielle de ses discours aux États-Unis. Elle fut mieux inspirée en rendant plus tard certains services à la Résistance. »

C’est peut-être l’écrivain Julien Green, lui-même partagé entre les deux rives de l’Atlantique, qui a laissé, dans la revue France-Amérique, le plus beau portrait posthume de Gertrude Stein :

« [En 1945], je ne l’avais pas vue depuis plusieurs années, et je crois que ce qui me frappa d’abord en elle fut la noblesse et la beauté de son visage : une grande force spirituelle semblait avoir modelé ce front large et découvert, cette bouche à la fois énergique et bienveillante, mais les yeux, surtout, très grands et très profonds, retenaient par la vigueur de l’intelligence. […]

Tout en elle donnait une impression de force massive, une force de rocher. […] Elle eût ri d’un article éploré, elle en eût ri de son grand rire profond, sonore et viril, car il ne semblait pas qu’il y eût de place en elle pour la tristesse ou l’amertume. […].

Je ne me défendais pas d’une secrète admiration pour cette femme sans ombres, et que le doute semblait n’avoir jamais atteinte. »

Cette dernière remarque se doit d’être nuancée : Gertrude Stein a souffert de la difficulté à faire reconnaître son œuvre, et il lui a fallu assumer avec plus ou moins d’aisance une vie lesbienne restée dans l’ordre du « secret ouvert ». Si son tempérament presque macho et certaines de ses outrances prêtent aujourd’hui à sourire, elle a su conquérir au panthéon du féminisme une place de choix, juste récompense d’une liberté de goût et d’esprit presque sans égale à sa génération.

Pour en savoir plus :

Shari Benstock, Femmes de la rive gauche, Paris 1900-1940, Paris, Éditions Des Femmes, 1987

Philippe Blanchon, Gertrude Stein, Paris, Gallimard, 2020

Whitney Chadwick et Tirza True Latimer, The Modern Woman Revisited : Paris between the Wars, New Brunswick (N.J.), London, Rutgers University Press, 2003

Gertrude Stein, Autobiographie d’Alice B. Toklas, Paris, Gallimard, 1990