Claude Cahun, pionnière « queer » de la photographie
Née Lucie Schwob, cette artiste totale, photographe, « performeuse » avant l’heure, écrivaine et journaliste, bientôt résistante, est tombée dans l’oubli à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Ses travaux annoncent, avec un demi-siècle d’avance, la photographie d’art contemporaine.
De Claude Cahun, on connaît surtout, aujourd’hui, les incroyables autoportraits photographiques qui ont fait d’elle une des figures les plus novatrices des avant-gardes de l’entre-deux-guerres. Cette production est pourtant restée relativement confidentielle de son vivant, et c’est surtout comme femme de lettres et performeuse, dirait-on aujourd’hui, qu’elle a acquis, dans les années 1920 et 1930, sa notoriété – déjà notable au sein des milieux artistiques, beaucoup plus modeste auprès du grand public, quoique non sans échos dans la presse.
Ainsi, même s’il existe un important décalage entre la Claude Cahun qu’évoquent les journaux de l’époque et celle qui nous est devenue familière, il n’est pas sans intérêt d’évaluer, à travers eux, les diverses facettes d’un talent qui ne s’est jamais cantonné à la pellicule.
Née en 1894, à Nantes, sous le nom de Lucie Schwob, Claude Cahun a été, au sens le plus littéral de l’expression, une enfant de la presse : son père, Maurice Schwob, polytechnicien de confession juive, dirigeait l’influent journal régional Le Phare de la Loire, qu’il tenait de son propre père, Georges Schwob. L’enfant a grandi dans un milieu lettré, qui aura sur elle une influence profonde : son oncle paternel, Marcel Schwob, était un écrivain reconnu, à l’œuvre originale et inclassable, proche de Mallarmé, Gide ou Colette, tandis qu’un oncle maternel, Léon Cahun, avait publié des romans orientalistes et occupé des fonctions de conservateur à la Bibliothèque Mazarine. C’est à lui qu’elle empruntera, vers l’âge de 20 ans, la moitié de son pseudonyme, l’autre, « Claude », traduisant cette « neutralité de genre » qu’elle revendiquera toute sa vie, et qui a été au cœur de son œuvre.
Si les bonnes fées des lettres et des arts se sont penchées dès sa naissance sur son berceau, sa jeunesse n’a pas été pour autant paisible : sa mère est victime de crises de démence qui la mènent à l’asile psychiatrique. Lucie subit par ailleurs au lycée des attaques antisémites, dans le contexte de la révision du procès d’Alfred Dreyfus, en 1906-1907. Retirée de l’établissement, elle fréquente pendant un an un pensionnat anglais, et de retour en France, ne suivra plus qu’une scolarité en pointillé, complétée par des cours de lettres et de philosophie à la Sorbonne en 1917-1918.
Ces zigzags scolaires ne l’ont pas empêchée d’accumuler une solide culture, ni de faire une rencontre décisive, celle de Suzanne Malherbe, jeune fille un peu plus âgée qu’elle, dont les parents sont liés à sa famille, et qui devient même sa demi-sœur par alliance puisque son père, devenu veuf, épouse en secondes noces la mère de Suzanne. Les deux jeunes filles ont en commun la passion de l’art et des livres, une évidente fibre créatrice – Suzanne a été formée au dessin et à la gravure –, un solide anticonformisme, et, surtout, une forte attirance réciproque. Ensemble, elles se sont installées à Paris après la guerre et vont former, jusqu’à la mort de Claude en 1954, un indissoluble couple de femmes et d’artistes comme il en existe plusieurs à Paris à l’époque. Suzanne a opté, elle aussi, pour des pseudonymes, plus ou moins neutres ou masculins – « Moore », « Suzanne Moore », « Marcel Moore »... Désir de recréation de soi et rupture avec les conventions de la féminité rapprochent étroitement les deux amantes-artistes.
C’est à deux, et dans le journal familial qu’elles ont fait leurs premières armes médiatiques : à partir de 1914, en effet, Suzanne gère la rubrique « Mode » du Phare de la Loire, signe les illustrations du nom de Moore, et confie des textes à Lucie, qui y déploie déjà une plume alerte et quasi poétique, comme en témoigne ce court extrait du 15 juin 1914 sur le thème du « noir et blanc » :
« La Mode a des idées noires, Madame, égayez-la ! d’une plume blanche à votre chapeau de tagal, d’un gilet blanc sur votre jupe de crêpe de chine, d’un collier de jais sur votre blouse virginale.
Blanc sur noir ou noir sur blanc, c’est toujours noir et blanc. »
C’est toutefois dans un registre plus sérieux, quoique toujours fort éclectique, que Lucie Schwob/Claude Cahun va tracer son sillon, avec ou sans Suzanne. Très tôt, grâce aux relations de son père, elle a pu publier dans la presse ses écrits personnels, prose poétique sous influence dadaïste puis « surréalisante », bien dans le ton de l’époque. Ainsi dans Le Mercure de France du 15 mars 1921, un texte intitulé « Chanson Sauvage. Refrain réfréné », appel au juste équilibre entre force de l’inspiration et maîtrise créative.
La série des Héroïnes, portraits modernistes et « déconstruits » de femmes mythiques, telles Salomé, Judith, ou Dalila, a également eu l’honneur de la presse. « Salomé la sceptique » est ainsi publié le Mercure de France du 1er février 1925 : Claude Cahun se moque, à travers ce personnage, de la tradition biblique et artistique, dans une veine à la fois féministe et caustique.
En 1927, le Mercure de France publie également Éphémérides, qui égrène les jours et les saints de l’année de manière ironique et décalée (1er janvier 1927).
Pour les contemporains, Claude Cahun est donc d’abord et avant tout écrivain et « poète », le plus souvent au masculin, comme en témoigne ce commentaire élogieux du Phare de la Loire :
« Qu’il s’agisse des mots ou des idées, Claude Cahun se manifeste incontestablement original, personnel, nerveux, quelque peu dédaigneux de l’ornière qu’est souvent le sillon trop régulièrement tracé. »
Ses autres activités filtrent aussi dans la presse. Notamment celles, intermittentes, de journaliste. En juillet 1918, elle avait fait, toujours pour Le Mercure de France, un long compte-rendu du procès Billing, ce député et journaliste conservateur anglais accusé de diffamation par l’actrice Maud Allan, parce qu’il avait insinué qu’elle recevait chez elle, pour des représentations privées de Salomé d’Oscar Wilde, des membres figurant sur « la liste des 47 000 », un répertoire allemand recensant l’ensemble des homosexuels britanniques influents. Maîtrisant parfaitement l’anglais, Claude Cahun donne du procès, à partir d’articles du Times, une retranscription fidèle et animée, qui se mue en défense de la liberté artistique et de la cause homosexuelle :
« J’ai donc pensé intéresser en France en donnant les caractéristiques de cette cause extraordinaire qui rappellera aux lettrés Flaubert et Madame Bovary : on y trouvera en outre la thèse de ces puritains qui, invoquant l’état de guerre, veulent, sous couleur d’une réforme des mœurs, ôter toute liberté à l’expression artistique de la pensée. »
En mai 1924, c’est pour le journal Aux Écoutes qu’elle relatait « Une conférence mouvementée », celle donnée au Cercle international des étudiants par Pierre Morhange, fondateur d’une petite revue baptisée Philosophie. Le récit de cette séance régulièrement interrompue par de multiples contradicteurs, pro-Dada, pro-Cocteau ou anti-Giraudoux, révèle, chez Claude Cahun, une vraie plume journalistique, apte à brosser en quelques traits mordants le bouillonnement intellectuel de l’époque.
Elle fait preuve de la même verve dans l’art de la critique, comme le suggère, en 1927, son analyse du livre de Pierre Mac-Orlan Sous la lumière froide, que cite in-extenso le chroniqueur du Phare de La Loire avant de conclure :
« Après une compréhension si nette d’un moderne en vue par un critique si avisé, que pouvais-je ajouter ? Rien, contresigner, tout simplement ! »
Le 7 avril 1928, Aux Écoutes pouvait ainsi remarquer, dans la nécrologie de Maurice Schwob qui venait de décéder :
« Il laisse une fille, Lucie Schwob, dont ici même nous publiâmes, dans nos pages littéraires, des notations aiguës. Elle tient de son oncle, Marcel Schwob, une subtile perception des choses et son père lui a légué une lucide et implacable intelligence. »
Autre facette, peut-être un peu moins connue, du talent de Claude Cahun : le théâtre. Influencée dans son enfance par des célébrités telles Marguerite Moreno (épouse de son oncle Marcel) ou Édouard de Max (ami de son père), elle s’est liée, au cours de sa vie, avec de nombreux acteurs et actrices, et a témoigné, dans son œuvre photographique, d’un goût marqué pour les jeux de rôle et les travestissements.
En mars 1929, elle accompagne le poète et artiste Pierre Albert-Birot, fondateur et animateur de la revue Sic (1916-1919) dans l’aventure du Plateau, « Théâtre de recherches dramatiques », et joue dans trois de ses créations, Le Mystère d’Adam, Barbe Bleue et Banlieue. « C’est Mlle Claude Cahun qui réalise le mieux les intentions de l’auteur, elle atteint là des effets saisissants » estime Le Matin du 24 mars 1929 à l’issue de la première représentation.
Pour La Liberté du 28 mars :
« Mlle Claude Cahun mime et soupire dans le rôle de Mme Barbe Bleue avec un bien remarquable talent ! Son mince visage peureux ou curieux, la façon dont elle tient la clé de l’armoire aux cadavres, ses appels à la sœur Anne, c’est saisissant ! »
Seul Paris-Soir, sous la plume de Paul Reboux, n’a pas aimé :
« Ces pauvres gens sont peinturlurés, défigurés, réduits à l’état d’automates saugrenus, de pantins à peine articulés. Et tout ce que je puis exprimer de mieux à Mmes Solange Roussot, à MM Roger Roussot et Claude Cahun, ce sont des condoléances. »
Ces « gens peinturlurés » étaient pourtant parfaitement cohérents avec l’univers artistique de Cahun, telle que la révèlent progressivement ses ouvrages plus ambitieux. Il y avait eu, en janvier 1920, un premier recueil, Vues et visions, illustrés de dessins de Marcel Moore, dans lequel elle faisait dialoguer texte et image. « Les vues et visions sont mises page à page, vis-à-vis, sous le même titre. Les vues, ce sont de petits paysages, de petites notes du Croisic et qui sont d’un langage fort poétique, et en face ce sont des visions toutes parallèles, qui ramènent l’auteur dans l’ancienne Alexandrie, l’ancienne Rome, l’ancienne Athènes », résume Aux Écoutes du 8 février 1920.
Il y eut surtout, en juillet 1930, Aveux non avenus, une suite de poèmes, aphorismes, dialogues, illustrés par des photos-montages de Marcel Moore, qui puisaient largement à l’œuvre photographique de Claude Cahun. Proche de l’artiste, Aux Écoutes ne ménagea pas ses compliments :
« Tout le livre est une âpre et intelligente négation : par poèmes, par aphorismes, par pages de prose.
Monsieur Mac Orlan dit bien de Madame Claude Cahun : ‘Elle progresse irrésistiblement dans la nuit !’
Et l’auteur elle-même définit son dessein : ‘Je veux me traquer » (…) D’un bout à l’autre, ce livre, c’est du 100 000 volts.’ »
Si le Mercure de France et Le Crapouillot du 1er septembre abondaient dans le même sens, L’Intransigeant avouait plutôt sa perplexité :
« Mlle Claude Cahun, nièce de Marcel Schwob, met à être intellectuelle et moderne une telle fougue, une telle passion, qu’un peu d’incohérence se glisse dans ces pages hardies et intelligentes.
On a l’impression d’assister à la présentation de plusieurs morceaux de films ajoutés bout à bout, dans un désordre volontaire, et cela trouble les habitudes du lecteur.
Faut-il souhaiter à Mlle Claude Cahun d’acquérir les qualités d’ordre qui semblent lui manquer ? (…) Laissons mûrir qualités et défauts, réservons nos critiques pour le prochain livre. »
C’est peut-être la presse américaine qui avait le mieux flairé le potentiel avant-gardiste de l’artiste. Dans sa rubrique « Who’s who abroad ? » (« Qui est qui à l’étranger ? »), le Chicago Tribune lui consacrait un élogieux portrait, en insistant sur sa radicalité, même s’il s’obstinait à l’appeler « Mlle Lucie Schwob », formulation désuète qui contrastait curieusement avec l’illustration, montrant Cahun le crâne presque rasé et toisant avec superbe l’objectif – aujourd’hui, un de ses clichés les plus connus.
Ses photos eurent encore les honneurs de la presse avec la parution, en décembre 1936, d’un recueil illustré de la poétesse surréaliste Lise Deharme, Le Cœur de pique. Il ne s’agissait plus, cette fois, d’autoportraits queer, mais de montages surréalistes, à une date où Claude Cahun s’était rapprochée du groupe d’André Breton et collaborait à ses travaux. Le livre fut toutefois traité avec une certaine condescendance, comme relevant d’une « formule inédite du livre d’enfant » (Le Journal, 22 décembre 1936), Marianne du 30 décembre parlant ironiquement du genre « merveilleux-dingo ».
Après cet ultime hommage, la trace de Claude Cahun s’évanouit dans la grande presse. Il faut dire que, de santé fragile, elle avait, en 1938, fait le choix de se retirer, avec Suzanne, dans une maison acquise sur l’île de Jersey, où elle devait passer le reste de sa vie. Si Claude demeura très créative et garda le contact avec le milieu artistique parisien, elle n’avait plus, la même centralité dans le paysage artistique.
Les années trente avaient aussi été marquées par son engagement politique croissant, convergent avec son implication dans le mouvement surréaliste. Si, comme Breton et ses amis, elle put être brièvement tentée par le rapprochement avec le Parti communiste, son irréductible indépendance la rendit vite allergique à tout embrigadement et plus réceptive à l’orientation trotskiste, qu’elle et ses amis défendirent au sein du groupe « Contre-attaque », fondé en 1935.
En mai 1936, le journal L’Œuvre laisse filtrer quelques échos de ces batailles politiques, en publiant un communiqué de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, signé, entre autres, par André Breton, Suzanne Malherbe, Claude Cahun et Benjamin Perret :
« Les adhérents surréalistes du groupe enregistrent avec satisfaction la dissolution dudit groupe, au sein duquel s’étaient manifestées des tendances dites ‘surfascistes’, dont le caractère purement fasciste s’est montré de plus en plus flagrant (…).
Ils saisissent l’occasion de cette mise en garde pour affirmer leur attachement inébranlable aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier international. »
Il s’agissait d’un règlement de compte avec le Parti communiste et les surréalistes ralliés à lui, tel Louis Aragon.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Claude Cahun et Suzanne Malherbe s’engagèrent activement dans la Résistance, ce qui faillit leur coûter la vie, l’île ayant été un des tous derniers territoires libérés en Europe occidentale, le 9 mai 1945.
Après-guerre, Claude Cahun put reconstituer son réseau d’amis, mais l’aggravation de ses problèmes de santé entraîna sa mort précoce, le 9 décembre 1954, à l’âge de 60 ans. Son œuvre tomba alors dans un oubli partiel, d’autant qu’une partie importante de son travail avait été confisquée et détruite par les Allemands, lors de son arrestation.
Il fallut attendre les années 1980 pour que ses clichés fassent l’objet d’un regain d’intérêt, jusqu’à être aujourd’hui considérés comme un jalon majeur de l’histoire de la photographie, mais aussi comme une des premières formes artistiquement élaborées et politiquement conscientes de la « déconstruction du genre ».
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Pour en savoir plus :
Collectif, Claude Cahun, catalogue de l’exposition du Jeu de Paume, Paris, Hazan-Jeu de Paume, 2011
Leperlier, François, Claude Cahun, l’exotisme intérieur, Paris, Fayard, 2006