« Sodome et Gomorrhe » de Proust, un scandale sexuel ?
Tome le plus sulfureux de la Recherche du temps perdu, narrant notamment les passions « inverties » du baron de Charlus, Sodome et Gomorrhe fut d’abord jugé principalement sur son message sexuel. Les années aidant, les critiques oublieront presque le sujet, autrefois brûlant.
A l'occasion des cent ans de la mort de l'écrivain, l'exposition « Marcel Proust, La fabrique de l’œuvre » est actuellement visible à la BnF-François Mitterrand, et ce jusqu'au 23 janvier 2023.
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Proust le savait : cet « essai sur la pédérastie » qu’il projetait depuis de longues années et qu’il comptait intégrer à son roman-fleuve À la recherche du temps perdu, sous le titre Sodome et Gomorrhe, risquait de créer le scandale – d’autant qu’au fur et mesure des réécritures du roman, le personnage le plus emblématique du thème, Monsieur de Charlus, n’avait cessé de gagner en importance.
Mais entre la publication du premier tome, Du côté de chez Swann, en 1913, et celle du dernier, Le Temps retrouvé, en 1927, l’histoire a fait son chemin : Proust est devenu une célébrité littéraire, lauréat du prix Goncourt en 1919 ; il est mort, le 18 novembre 1922, sans avoir pu mener à terme la publication de son chef-d’œuvre ; la guerre de 14-18 a bouleversé la société française ; et l’homosexualité n’a plus le même statut.
On ne saurait donc s’étonner que la publication de Sodome et Gomorrhe, qui débute par le récit d’une scène de séduction entre le baron de Charlus et le giletier Jupien, se poursuit par une longue réflexion sur la « race maudite » des invertis, et se termine par l’histoire des soupçons du narrateur vis-à-vis des « amies » d’Albertine, n’ait pas vraiment suscité le scandale redouté, même s’il a donné lieu à des commentaires contrastés, qui montrent l’incrustation encore manifeste de l’homophobie dans les couches profondes de la société française.
Rappelons que la publication du tome le plus sulfureux de la Recherche… a eu lieu en deux temps, d’abord en mai 1921 pour Sodome et Gomorrhe I, publié dans le même volume que Du côté de Guermantes II, puis en mai 1922 pour Sodome et Gomorrhe II. Aussi les commentaires se sont-ils étalés dans la durée, « rejouant » au gré des événements – la mort de Proust, bien sûr, mais aussi la publication de nouveaux textes sur l’homosexualité, notamment le Corydon de Gide, en 1924, puis son roman autobiographique Si le grain ne meurt, en 1926, ou encore, moins connu, L’amour qui n’ose pas dire son nom, de François Porché, en 1928. Sodome et Gomorrhe s’inscrit ainsi dans un ensemble plus vaste, celui d’une littérature « gay et lesbienne » en construction, qui rompt avec les romans à charge de l’avant-guerre – tel le célèbre Mademoiselle Giraud, ma femme, d’Alphonse Belot (1871) – même si chez Proust, le plaidoyer pro domo avance sous le masque de la fiction.
Comme pour les précédents tomes, le romancier accorda une grande importance aux réactions de la presse, et contribua probablement à la rédaction d’encarts publicitaires, qui jouaient sciemment sur la curiosité « malsaine » du public :
« Jamais moraliste ne pénétra si profondément dans les replis secrets des passions les plus étranges qu’il peint sans complaisance, mais avec une suprême liberté.
Après avoir traversé l’atmosphère de Sodome, le lecteur se retrouve avec ravissement sur la plage de Balbec, où fleurissent Albertine et ses trop tendres amies, qui feront encore l’ornement du prochain volume. »
Si « l’inversion » est donc sans ambiguïté au centre de Sodome et Gomorrhe, les commentaires demeurent pour beaucoup focalisés sur d’autres aspects – la chronique mondaine, le snobisme, l’Affaire Dreyfus, le style à la fois éblouissant et emberlificoté de l’auteur… Dans Le Temps du 12 mai 1921, Paul Souday, admirateur de Proust, se contente de remarquer pudiquement en fin d’article :
« Je dois ajouter qu’au dernier chapitre, le récit s’engage dans une direction où il devient un peu difficile de le suivre. Il y a eu, dans les familles royales, d’après Saint-Simon, des personnages analogues au Baron de Charlus de M. Proust ; mais l’auteur des mémoires se bornait à des indications plus sommaires. »
Plus perspicace, La Vie des lettres comprend que l’homosexualité n’est pas un motif parmi bien d’autres, mais une clé centrale de l’œuvre :
« Il y a un sujet dans Sodome et Gomorrhe. On sait lequel : la description à tous les points de vue imaginables des deux villes maudites (…).
Ce sujet était dans notre littérature une nouveauté, du moins traité avec cette ampleur. Et Proust, en partant à la recherche du temps perdu, s’était donné le dessein mûrement délibéré d’élargir le domaine du roman en décrivant le vice de Tibère et du pasteur Coryndon [sic ; il s’agit du berger de l’Antiquité évoqué par Virgile, non du personnage de Gide, dont le livre n’avait pas encore fait l’objet d’une édition publique].
En fait Sodome et Gomorrhe constitue un centre auquel aboutissent et aboutiront tous les traits, tous les épisodes, tous les personnages des volumes déjà parus et à paraître. »
Léon Pierre-Quint relève pour sa part, dans L’Ère Nouvelle, que Sodome et Gomorrhe donne sens aux allusions dispersées dans les tomes précédents : « son unité apparaît mieux et des épisodes anciens, attachants en soi, mais qui semblaient inutiles, comme l’histoire de Mlle de Vinteuil et son amie, trouvent soudain dans les présents volumes leur raison d’être précise » (22 mai 1922). Surtout, le sujet fait l’objet d’une véritable théorisation, qui, pour le coup, répugnent à certains, tels l’écrivain Binet-Valmer dans Comoedia du 22 mai 1921 :
« Ici même, j’ai dit à maintes reprises mon admiration pour le génie méticuleux de M. Marcel Proust.
À la recherche du temps perdu me paraissait une œuvre considérable, et je pensais avec beaucoup d’autres, que jamais on n’avait été plus loin dans l’étude de nos sentiments sociaux, mais si ce monument doit être couronné par quatre volumes qui étudieront l’inversion sexuelle, je pense que l’heure est mal choisie. »
Cette posture moraliste pouvait paraître d’autant plus déplacée que Binet-Valmer avait lui-même commis, en 1910, un roman consacré à « l’inverti », sous le titre Lucien, mais qu’il se hâtait de distinguer des troubles tableaux proustiens : « En 1910, dégoûté par les mœurs que je voyais naître dans certains salons, j’ai imaginé ce que pourrait souffrir un grand homme dont le fils porterait le poids d’une hérédité trop somptueuse ». La critique conservatrice allait maintenir cette méfiance de principe vis-à-vis de Proust, dont on ne savait trop s’il parlait en son nom, ou seulement en romancier réaliste. Ainsi Franck-Nohain pouvait-il déplorer, dans L’Écho de Paris :
« J’avoue que l’intrigue, l’amitié et la rupture qui, entre M. De Charlus et le violoniste Morel, se déroulent ici parallèlement à l’intrigue (…), j’avoue qu’il m’apparaît personnellement difficile d’en ressentir autre chose qu’un parfait dégoût.
Il faut être juste cependant ; il n’y a pas dans ces livres une volonté d’obscénité qui nous le ferait rejeter avec mépris dès les premières pages : est-ce parce qu’on a l’impression de se trouver en présence d’un malade, et non pas d’un pornographe ? »
La plupart des journaux voyaient cependant en Proust, moins un « malade », qu’un redoutable observateur des mœurs. Ce fut le cas de L’Humanité, qui, tout en déplorant l’orientation assez peu socialiste de l’œuvre, voyait dans Sodome et Gomorrhe la confirmation de sa propre vision des élites :
« Lâcheté, grossièreté, vulgarité, férocité stupide et prétention bête (…) ajoutons, pour faire juste mesure, le pauvre détraquement sexuel dont il est question ici avec insistance et qui donne leur nom à ces volumes. »
Vice aristocratique ou bourgeois, l’homosexualité n’était pas, pour l’organe communiste, une cause à défendre, même si la Section française de l’Internationale communiste ne détestait pas rappeler que la Russie soviétique avait pris, dans le domaine sexuel, des positions éclairées. Et de conclure :
« M. Marcel Proust, qui ne sera jamais de ”nos” auteurs, a quelque chose à nous apprendre sur la société d’aujourd’hui et aussi sur certains désespoirs de l’homme moderne. »
Il est vrai que Proust n’était pas, à l’époque, clairement identifié comme homosexuel : il avait plus d’une fois protesté contre cette « accusation », tant pour protéger ses proches et préserver ses relations mondaines, que parce que sa sexualité était complexe et le plus souvent, solitaire et décevante. Les nécrologies publiées après sa mort, le 18 novembre 1922, glissent ainsi sans appuyer sur cet aspect d’une œuvre tellement riche et protéiforme que chacun peut n’en retenir que ce qui lui convient.
Et lorsqu’en 1924, paraît le Corydon d’André Gide beaucoup plus direct et militant, nombre de critiques opposent à ce dernier l’objectivité distanciée de Proust, celle d’un moraliste ou d’un psychologue, là où Gide est vu comme un pervers impudique :
« M. Gide aurait pu attaquer de front le problème psychologique et moral de l’homosexualité et le traiter de manière objective, un peu comme le traita Marcel Proust dans Sodome et Gomorrhe. On se souvient, à cet égard, de ces développements curieux sur la psychophysiologie de M. de Charlus, pour l’explication de laquelle Marcel Proust recourut très probablement au témoignage même de M. Gide. »
Étonnante et bien sûr absurde, la dernière remarque souligne combien, en 1924, Gide ne peut guère s’appuyer sur le précédent de Proust pour plaider sa cause, car c’est leur conception même de l’homosexualité qui diffère : si Gide a choisi d’assumer publiquement son livre, écrit en 1911, c’est pour protester contre l’approche, jugée trop cauteleuse, de l’auteur de la Recherche, et sa fixation très fin-de-siècle sur l’inversion sexe-genre, quand lui défend avant tout la pédérastie sur le modèle grec.
Un an plus tard, c’est par comparaison avec un épisode de L’Europe galante, de Paul Morand, que l’objectivité de Proust est vantée dans un article du Figaro :
« On pourrait objecter que maints écrivains célèbres n’ont pas reculé devant la peinture des réalités physiques les plus scabreuses, et même les plus anormales. Le Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust nous offre, entre M. de Charlus et le giletier Jupien, une scène analogue à celle qu’évoque M. Paul Morand, mais nous n’avons chez Marcel Proust qu’une représentation indirecte des faits qu’elle comporte.
De plus, elle se rattache à une vaste étude de mœurs et de caractères, dont elle n’est qu’un épisode, vu de dos, si je puis dire, et nécessité par l’ensemble de la composition. »
Cette absolution un rien naïve pouvait faire conclure au journal américain The Chicago Tribune, dans un article presque dithyrambique, que, malgré les craintes initiales de Proust, « obsédé par l’appréhension que sa publication lui claque au visage les portes du paradis social », « même Sodome et Gomorrhe n’avait plus la force de choquer ». (15/11/1925). C’était aller un peu vite en besogne, car jusqu’à la fin des années trente, cet aspect de l’œuvre continua de susciter bien des résistances. Mais l’on voit combien les jugements ont oscillé au gré des sources, sans rejet massif.
A tout le moins, l’œuvre avait joué un rôle majeur dans la montée en visibilité de l’homosexualité dans l’espace public, au point que certains purent regretter qu’elle ne soit plus abordée que sous cet angle, à l’exemple du critique de La Rumeur :
« J’ai le plaisir de déjeuner avec plusieurs amis de l’œuvre de Marcel Proust.
Ils regrettent très justement qu’elle soit maintenant présentée au public, dans une certaine atmosphère de scandale, qui aide à la vente, mais qui eût vraiment déplu à l’auteur. Ils craignent de la voir devenir peu à peu un des étendards de l’homosexualité. »
Il est vrai qu’en l’absence de mouvement « gay et lesbien » comparable à ce qui existait alors en Allemagne, les œuvres de Proust et de Gide étaient devenues les références centrales d’une nouvelle « fierté homosexuelle », discrète mais en voie de cristallisation.
Le nom-même de « Charlus » servit un temps à désigner l’homosexuel masculin « inverti », ou « l’homme-femme », selon la terminologie proustienne. Dans un article consacré à L’Amour qui n’ose pas dire son nom de François Porché, le critique Paul Reboux estimait que l’entrée en scène du personnage avait clairement marqué un « avant » et un « après » dans l’histoire de l’homosexualité :
« [François Porché] nous présente (…) dès le début, le personnage bizarre qui fit son apparition en 1914 et ne tarda pas à devenir célèbre : le baron de Charlus (…)
Charlus, tout d’abord, prit des précautions avec nous. Puis, en 1921, sûr de la complicité des uns, et de la bienveillance des autres et de la raillerie promise à ceux qui s’indigneraient, Sodome en France, grâce à lui, fut démasquée. »
Ainsi, même si le regard porté sur l’inversion reste globalement négatif, le sujet est désormais culturellement présent et « autorisé », signe que l’entre-deux-guerres a bien été une période-tournant :
« En 1921 paraît la première partie de Sodome et Gomorrhe (…).
Ce qui n’était pas imprimable il y a trente ans l’est aujourd’hui. On n’eût osé naguère publier que sous le manteau, « pour un petit nombre d’amateurs », telles pages de Si le grain ne meurt, qui est aujourd’hui en vente chez tous les libraires.
Il y a quelque chose de changé dans la littérature, dans ce qu’il est convenu qu’on y peut ou n’y peut pas dire. »
Cette montée en visibilité s’accompagnait-elle d’une progression parallèle de l’acceptation sociale ? En réalité, la fin des années trente allait se caractériser par une volonté croissante de répression, qui aboutira à la loi de 1942, instituant une discrimination de majorité sexuelle entre homosexuels (21 ans) et hétérosexuels (13 à l’époque). Comme le rappelle l’historienne Florence Tamagne, Proust et Gide étaient, au fond, restés des pionniers courageux et prestigieux mais isolés, et sans influence réelle sur les préjugés du corps social.
Après la guerre, à l’occasion du 75e anniversaire de la naissance de Proust, la critique Henriette Morel constatait dans La Jeune République que l’œuvre du romancier ne semblait plus séduire les lecteurs de 1946. Elle n’attribuait pourtant pas cette désaffection aux aspects « scandaleux » du roman, même si la législation discriminatoire de de Vichy avait été conservée :
« Ce n’est pas son côté amoral qui choque aujourd’hui. Sa répugnance à classer vices et vertus est plutôt sympathique à une époque qui craint surtout le pharisaïsme. »
C’est plutôt que l’individualisme et l’aristocratisme de Proust ne correspondaient plus à une époque fortement politisée et axée sur l’action collective. Peut-être sa vision de l’homosexualité était-elle aussi jugée un peu datée, donc inoffensive... ?
Les années cinquante et soixante allaient en tout cas se traduire par une nouvelle phase de fermeture du « placard », qui rendait d’autant plus précieux, pour les homosexuels de la période, le silencieux accompagnement des grands génies.
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Pour en savoir plus :
Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996
Florence Tamagne, Histoire de l’homosexualité en Europe, Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Paris, Seuil, 2000