Débats houleux autour du cubisme : « prétention naïve » et « histoires affreuses »
Au Salon de 1912, les peintres cubistes provoquent le rejet d’une partie de l’intelligentsia artistique parisienne. Derrière l’éternel argument de la décadence du « beau » se cache une autre réalité, politique : une crainte manifeste de l’étranger.
Le 1er octobre 1912, Guillaume Apollinaire dédie sa chronique dans L’Intransigeant au vernissage du Salon d’Automne. Dans les salles du Grand-Palais, c’est « le Tout-Paris des expositions artistiques » qui se presse pour voir les dernières productions et innovations artistiques. Parmi cette foule, Gabriel Guist’hau, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, félicite les membres du comité et son président, M. Franz Jourdain.
Le vernissage est un événement. En ce début de siècle où fleurissent les salons artistiques et expositions en tout genre dans la capitale française, le Salon d’Automne a trouvé sa « raison d’être », en traçant « sa voie entre les Indépendants et la Société Nationale, dont il a su, du reste, grouper en une sélection d’élite les talents les plus personnels et les plus vigoureux », lit-on dans Le Radical le jour de l’inauguration de sa première édition, le 31 octobre 1903.
Neuf ans après, en 1912, le Salon demeure un espace d’avant-garde où s’illustrent tous les nouveaux talents d’alors, dont une nouvelle école d’artistes, les « cubistes ». Leurs œuvres constituent l’attraction majeure et caractéristique de l’exposition. Apollinaire les décrit dans sa chronique du vernissage :
« Ensembles nouveaux réalisés, non plus avec les éléments de la réalité de vision, mais avec ceux plus purs de la réalité de conception, les œuvres cubistes se prêtent bien en détail à la critique, mais les tendances auxquelles elles obéissent me paraissent dignes d’intéresser ceux qui ont souci de l’avenir de l’art. »
En 1911, la scène artistique parisienne a vu en effet se révéler ce mouvement qui bouscule les modes de représentation picturale. Depuis les ateliers vétustes de la Butte Montmartre, des peintres tels que Fernand Léger, Jean Metzinger, Roger de La Fresnaye ou Albert Gleizes (qui s’en fait le théoricien avec Metzinger en publiant Du Cubisme… en 1912) inventent « l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés, non à la réalité de vision, mais à la réalité de connaissance » comme le dit Apollinaire dans Les Peintres cubistes : Méditations esthétiques.
En d’autres termes, les artistes cubistes ne représentent plus ce qu’ils voient, ni même leurs impressions, mais ce qu’ils connaissent des choses extérieures à travers une nouvelle plastique formée essentiellement de formes géométriques. Le poète, qui se fait leur porte-parole, affirme que le cubisme « n’est pas un art d’imitation mais un art de conception qui tend à s’élever jusqu’à la création ».
A la même époque, les tensions s’intensifient entre la France et l’Allemagne, notamment autour du thème de l’Alsace-Lorraine, stigmate de la défaite de 1870. Ce processus est renforcé par la primauté de Poincaré, Lorrain d’origine, président du Conseil en 1912-1913, qui s’est octroyé le portefeuille des affaires étrangères. En mars 1912, l’Allemagne ayant cédé, la France sort victorieuse de la crise marocaine, imposant un protectorat au Maroc.
C’est donc dans ce contexte d’émulation artistique et de tensions entre France et Allemagne que le Salon d’Automne de 1912 ouvre ses portes. Les cubistes, seuls artistes dont les créations sont regroupées dans une des salles du Grand Palais constituent indubitablement l’attraction du Salon ; et en cette fin d’année 1912, cet art « étrange » va déclencher une querelle « anti-moderniste » qui va diviser la scène artistique française…
Une querelle esthétique…
Comme chaque nouveau courant artistique avant lui, le cubisme va faire l’objet d’un fort rejet par le monde intellectuel et artistique académique en place à Paris, dont le Salon d’Automne est l’un des paroxysmes.
En effet, à cette période, l’art est considéré comme une fenêtre sur le réel. La peinture doit représenter le monde dans ce qu’il a de plus vrai. Le cubisme est donc considéré par les artistes et critiques d’art conservateurs comme apportant une déformation trop grande à leurs sujets. De fait, cela ne saurait être de l’art. De ce fait, les peintres cubistes sont la cible de critiques acerbes relayées dans la presse.
Le 1er décembre 1912, Les Annales politiques et littéraires publient ainsi une série d’entretien avec des artistes, comme le peintre Louis Abel-Truchet ou le sculpteur Léopold Bernstamm, qui s’empressent de pointer tout ce qu’il peut y avoir de plus inacceptable dans ce que le journal leur présente comme une « tentative qui veut renverser toutes les traditions ». Les cubistes, par leur « prétention naïve » (Charles Léandre) feraient ainsi des « Histoires affreuses » (Lucien Lévy-Dhurmer), et « cette négation de tout art qu’est le cubisme » (Léopold Bernstamm) seraient par-là symptomatique de « l’invasion du laid systématique dans l’art » (René de Saint-Marceaux).
Le mépris à l’égard des cubistes se manifeste aussi par d’autres biais : ici, le critique Arsène Alexandre ne souhaite même pas citer de noms dans l’article qu’il consacre au Salon d’automne pour Le Figaro le 30 septembre 1912. Selon lui, rien ne sert de citer les membres d’un mouvement sur le point de disparaître.
En effet, si les conservateurs considèrent le cubisme comme une abomination, ils ne le perçoivent pas vraiment comme un danger. Pour eux, le monde de l’art serait guidé par une sélection naturelle qui conduirait les pratiques faibles comme le cubisme à s’effacer du fait même de leur nature « inférieure ».
Le sculpteur Denys Puech déclare ainsi le 1er décembre dans Les Annales politiques et littéraires : « Essayer d’enrayer ce mouvement est inutile ; il ne peut aller loin de ses propres forces ».
La presse satirique tourne en dérision cet acharnement anti-cubiste et sa diabolisation. L’hebdomadaire Le Rire publie le 30 septembre 1911, une pièce de théâtre intitulée « Le Cubiste », où un notable obtient d’un juge le pouvoir se venger d’un artiste cubiste qu’il a accueilli et qui aurait, par sa pratique, offensé son honneur. Le cubiste emprisonné dans un rond devient fou. Cette ironie autour de la querelle artistique dépeint néanmoins le cubisme comme une fantaisie puérile plutôt qu’une école « sérieuse ».
Mais les cubistes savent se défendre. Une altercation entre Louis Vauxcelles (le célèbre critique, prétendu inventeur du terme « cubisme ») et plusieurs peintres cubistes au Grand Palais lors du Salon d’automne 1912 symbolise cette querelle. Et s’ils sont la cible de nombreuses critiques, ils ont aussi des soutiens.
En premier lieu, certains marchands et collectionneurs d’art, français ou étrangers, se pressent très tôt pour acheter des œuvres cubistes. Ce soutien financier est essentiel pour permettre le développement du mouvement. On retrouvera ensuite des traces de cet appétit des frères Morozov ou des Chtchoukine pour le mouvement dans les collections soviétiques nationalisées.
Certains collectionneurs, américains en particulier, constituent également des soutiens au cubisme sur le plan intellectuel en écrivant sur ce courant. C’est le cas de l’intellectuelle américaine Gertrude Stein, dont le magazine Beaux-Arts publiera en 1938 des extraits de son livre Picasso.
Par ailleurs, Guillaume Apollinaire, toujours lui, tente inlassablement de faire comprendre ce mouvement révolutionnaire, écrivant ainsi le 14 octobre 1912 dans Le Temps :
« […] La naissance du cubisme qui fut l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité de vision, mais à la réalité de conception. »
Le cubisme, réalité subjective, n’est pas une technique de représentation du réel mais le produit d’une réflexion artistique. On retrouve cette vision remaniée dans un article à vocation humoristique du Pêle-Mêle du 16 novembre 1911, intitulé « Tous Cubistes » :
« – Voyez le maître Rodin, ayant voulu représenter Victor Hugo recevant l’inspiration, l’a représenté tout nu.
– C’est un des plus beaux morceaux qui soient sorti de ses mains.
– Il ne s’agit pas de cela. Croyez-vous que, pour attendre l’inspiration, Victor Hugo se mit tout nu ? Non n’est-ce pas… Alors pourquoi l’exposer ainsi […] ?
– C’est plus poétique, plus artistique que le veston ou la redingote ou…
– Nous y voilà. M. Rodin, pour faire ce monument, a raisonné exactement comme les maîtres cubistes. Rien n’est plus beau que le cube, donc la nature doit être cubique, disent les uns… Et M. Rodin a dit : « Rien n’est plus beau que le nu », donc le poète doit être représenté tout nu […]. »
Enfin, le cubisme peut être aussi vu comme un symbole de l’ouverture à la diversité de la part du Salon d’automne (L’Action, 30 septembre 1912) :
« Il établit des constats qui échappent aux deux grands salons officiels. Seul il se garde avec soin d’imposer une doctrine esthétique. »
Cependant cette querelle, qui est surtout initialement esthétique, va cette année-là aussi enflammer la scène politique à l’aune du vote du budget des Beaux-Arts.
…Qui prend un tournant ouvertement politique
Le 3 décembre 1912, le budget consacré aux Beaux-Arts est discuté à la Chambre. Le débat va prendre une tournure polémique au sujet du cubisme. Jules-Louis Breton, député républicain socialiste du Cher, dont deux des oncles ont été des peintres réputés, s’offusque de la possibilité d’accorder de l'argent au mouvement cubiste, arguant de la défense du bon goût et de la conservation de l’art français :
« Sous prétexte de rénovation artistique, on y a exploité la crédulité publique, et si je ne conteste pas le droit à certains amateurs de folle surenchère artistique d’exposer leurs productions, je n’admets pas que l’Etat se prête à de si méchantes plaisanteries en offrant des palais pour une exposition d’aussi mauvais goût. »
Marcel Sembat, député socialiste de Montmartre (SFIO), lui répond. S’il a peu écrit sur l’art, il est très lié aux milieux artistiques (il connaît Matisse, Marquet, Signac, Redon...), et est marié à Georgette Agutte, peintre fauve et sculptrice. Pendant le débat, il revendique défendre la liberté artistique, qui doit être indépendante de la politique :
« Non, ce n’est ni au gouvernement, ni aux hommes politiques à vouloir fixer les règles d’art.
Le mot de Charles X est toujours vrai et je félicite le sous-secrétaire d’État de s’être inspiré de ce monarque. [Rires.] Charles X disait, quand on lui conseillait d'interdire certaines pièces de théâtre :
‘En cette matière je n’ai d’autre droit que ma place au parterre’. »
Par ailleurs, sans se déclarer ouvertement favorable aux cubistes, il rappelle dans son discours qu’il « faut se souvenir que l'expérience qui choquera le plus et paraîtra le plus injustifiable peut avoir sur l'évolution ultérieure de l'art les plus bienfaisants résultats. »
Sembat rebondit sans doute aussi implicitement à un autre élément polémique mis en avant par Jules-Louis Breton. Ce dernier mobilise dans le débat le thème des « étrangers », qu’il accuse non seulement d’être présents en trop grand nombre au Salon, mais plus largement de contribuer à la décadence de l’art français. Les œuvres cubistes sont, selon-lui, autant de « manifestations qui risquent de compromettre notre merveilleux patrimoine artistique »…
Et insiste sur les origines étrangères des exposants comme du jury :
« M. J.-L. Breton faisait valoir que sur 700 exposants environ du dernier Salon d’Automne, il avait pu relever dans le catalogue 300 noms d’artistes étrangers, et que le jury de peinture était en partie composé d’étrangers.
Il faudrait ajouter que les jurés français, pour la plupart, n’assistent pas, dit-on, aux séances de réception, lesquelles ont lieu à la fin de l’été, époque où il n’y a, comme on le sait, que des ‘étrangers’ à Paris. »
Breton n’est pas le seul à mobiliser cette thématique xénophobe. Certains artistes, comme le sculpteur Antonin Carlès, ou le peintre Fernand Legout-Gérard, déplorent eux aussi cette soi-disant « invasion » étrangère dans le paysage artistique français :
« Qu’il est vraiment désolant de voir ces élucubrations de l’étranger venir s’étaler en chefs-d’œuvre de l’art français, la grande pléiade de 1830, par exemple, sans que personne ne regimbe ! »
Pourtant, si l’Espagnol Pablo Picasso apparaît aujourd'hui comme leur chef de file, les artistes cubistes exerçant en France avant 1914 sont en majorité des Français. Au début des années 1930, lorsque le mouvement aura acquis une complète légitimité artistique, le critique d’art et essayiste Michel Puy, pourtant a priori peu favorable au mouvement, écrira :
« Les cubistes les plus marquants ont été des Français et leur influence s’est étendue à toute la jeune peinture française. »
Pour Puy, le cubisme fut, comme avant lui l'impressionnisme, avant tout une révolte des jeunes contre les anciens.
Cette mobilisation du thème des « étrangers » dans la critique du cubisme peut largement s’expliquer par le contexte politique et artistique du début du XXe siècle. En effet, en plus du contexte de tensions franco-allemandes déjà évoquées, le début des années 1910 s’inscrit dans une période durant laquelle la xénophobie et l’antisémitisme sont monnaie courante. En 1912, six ans seulement après la fin de l’affaire Dreyfus, la fracture qu’elle a créée en France est loin de s’être refermée. De plus, comme le souligne l’historienne de l’art Béatrice Joyeux-Prunel :
« Dans la querelle de 1912, la peur de l’étranger et la modernité n’était en fait que la face émergée d’une crise plus profonde : celle de la définition d’un art moderne national, de l’épuisement du système artistique cristallisé autour de l’héritage impressionniste centré sur Paris. »
La mobilisation du thème politique des étrangers dans le cadre de la querelle cubiste apparaît donc avant tout comme un prétexte face à des maux plus profonds. Cette instrumentalisation politique n’est pas un cas isolé, et révèle une tendance à l’instrumentalisation d’un mouvement artistique dans le but de revendiquer une certaine vision de l’art , ou de servir un certain discours politique.
On la retrouvera ainsi quand, une décennie plus tard, certains critiques se lèveront contre la xénophobie d'une partie de la scène artistique parisienne, en brandissant l’étendard de Paris comme capitale artistique mondiale et dont les étrangers sont des citoyens incontournables.
–
Pour en savoir plus :
Mark Antliff et Patricia Leighten, Le cubisme devant ses contemporains - Documents et critiques (1906-1914), Les Presses du réel, 2019
Serge Fauchereau, Le cubisme ; une révolution esthétique, sa naissance et son rayonnement, Flammarion, 2012
Béatrice Joyeux-Prunel, « L’art de la mesure », in : Histoire & Mesure, XXII - 1, 2007, 145-182
Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques 1848-1918. Une histoire transnationale. Folio histoire (n° 263), Gallimard, 2017
Marcel Sembat, « La liberté d’être cubiste », Discours prononcé à l’Assemblée nationale le 3 décembre 1912
–
Enguerrand Chastenet de Castaing, Raphaël Issadi & Lily Petiteau-Normand, étudiants de deuxième année en Humanités politiques au Collège universitaire de Sciences Po Paris, encadrés par notre collaboratrice l‘historienne Rachel Mazuy.