Les indécences voilées de Simone de Beauvoir sous l’Occupation
A l’été 1943 paraît le premier roman d’une professeure de philosophie anonyme : Simone de Beauvoir. Ouvertement amoral, l’ouvrage reçoit contre toute attente les louanges du plus célèbre journal réactionnaire français, L’Action française.
Un roman sulfureux sous le régime de Vichy
1943 est une année clé pour Simone de Beauvoir : âgée de trente-cinq ans, « le Castor » publie, à la fin du mois d’août, son premier roman, L’Invitée. Jusque-là professeure de philosophie en lycée, l’autrice est à cette date une quasi inconnue : seuls les habitués du Flore ou du Dôme savent qu’elle forme, depuis 1929, un couple aussi soudé qu’atypique avec Jean-Paul Sartre, lequel vient lui-même de faire jouer Les Mouches et de publier l’essai philosophique L’Être et le néant, après le roman La Nausée, en 1938.
Avec le recul, il peut paraître étonnant qu’une histoire aussi scabreuse ait pu, en pleine Occupation, recevoir non seulement l’approbation d’un éditeur – en l’occurrence Jean Paulhan chez Gallimard –, mais surtout un accueil critique dans l’ensemble très favorable, par la presse de Vichy et de la collaboration.
L’intrigue avait en effet tout pour choquer un régime obsédé par le « redressement des mœurs » : dans le Paris de la fin des années trente, alors que les menaces de guerre se profilent à l’horizon, Françoise et Pierre, homme et femme de théâtre, forment un couple uni par une profonde connivence intime et intellectuelle. Au début du roman, Françoise a décidé de faire « monter » à Paris une de ces anciennes élèves de Rouen, Xavière, pour la tirer de son enlisement provincial. Fantasque, dilettante, cyclothymique, velléitaire, la jeune fille va s’immiscer pour le meilleur et pour le pire dans la vie du couple : d’abord attachée à Françoise, elle se laisse peu à peu séduire par Pierre, lui-même fasciné par cette petite individualité rebelle et insaisissable, qui flirte avec le jeune Gerbert. Enfermés dans un infernal ménage à trois, les protagonistes sombrent peu à peu dans un véritable chaos émotionne qui conduira Françoise à envisager le meurtre de Xavière.
Hormis le crime final, et malgré de nombreuses transpositions, l’histoire de L’Invitée est inspirée de faits réels : Beauvoir avait eu plusieurs aventures avec ses élèves de terminale et partagea souvent ses conquêtes avec Sartre ; tout particulièrement, entre 1934 et 1937, une jeune fille d’origine russo-ukrainienne, Olga Kosakiewicz, principal modèle de Xavière, à laquelle le roman est dédié.
Il est vrai que les implications sexuelles de la trame narrative demeurent à l’arrière-plan ; et que Beauvoir aborde son sujet, non à la manière du théâtre de boulevard ou du roman de mœurs, mais avec un véritable questionnement philosophique, autour de la place de l’Autre. Il n’en reste pas moins qu’il est bien question, dans L’Invitée, d’amour et de désir entre deux femmes et un homme, à l’heure où, comme le soulignera Beauvoir elle-même dans ses mémoires :
« Vichy interdisait Tartuffe et faisait trancher la tête à une avorteuse ; toutes les femmes étaient chastes, les filles pucelles, les hommes fidèles, les enfants innocents. »
L’époque n’est pas cependant unanimement puritaine : la collaboration reste hétérogène, les « ultras » parisiens ou les hommes venus de la gauche républicaine se gaussent volontiers des grenouilles de bénitier qui pullulent à Vichy, les arts et des lettres bénéficient d’une impunité relative, même si l’emprise idéologique du régime s’y fait aussi sentir.
Par ailleurs, aucun indice biographique ne filtre dans les comptes-rendus du livre : « Mme Simone de Beauvoir », comme on nomme un peu solennellement, à l’époque, les femmes auteures, n’est associée à Sartre que du point de vue de la philosophie, tenants, l’un et l’autre, de la phénoménologie et du tout récent « existentialisme ». L’Invitée n’a donc pas eu à subir la censure, et apparaît, en cette rentrée littéraire 1943, comme un titre intéressant et prometteur.
Un accueil globalement favorable
C’est le romancier et critique Marcel Arland qui a ouvert le bal, dans le journal Comœdia du 28 août 1943, sur deux longues colonnes élogieuses. D’emblée, il a pressenti les écueils :
« C’est une œuvre qui peut agacer, lasser parfois et qui, sans doute, heurtera plus d’un lecteur. »
Comme beaucoup le feront à sa suite, il évoque l’influence parfois trop évidente du roman américain – Faulkner, Caldwell et surtout Hemingway –, que Beauvoir revendiquait d’ailleurs, et énumère certains travers de l’ouvrage : un milieu « frelaté », celui de la bohème de Montparnasse, des décors banals – cafés, boîtes de nuit, chambres d’hôtel… –, des dialogues interminables, une action qui semble faire du sur place…. Mais ces « défauts » sont à ses yeux autant de qualités :
« De l’une à l’autre, pourtant, la crise qui s’est ouverte aux premières pages du livre croît en violence et en angoisse. L’apparente uniformité du décor, des événements extérieurs et de ces conversations sans fin rend plus sensibles la fièvre, l’obsession et la complexité des personnages.
C’est un trépignement douloureux, c’est la quête haletante d’un assouvissement qui se dérobe. »
La conclusion est plus qu’enthousiaste :
« Par sa forme non moins que par son esprit, [le roman] m’apparaît comme l’une des œuvres les plus curieuses de ces dernières années (…) Il fallait beaucoup d’intelligence et de talent, il fallait sans doute aussi une vraie passion pour nous faire accepter ce monde très particulier. »
Dans La Force de l'âge, Simone de Beauvoir a raconté l’immense joie que lui procura cet article flatteur, qu’elle découvrit alors qu’elle attendait Sartre à la gare d’Angers :
« De la terrasse d’un café, face à la gare, je l’aperçus qui s’approchait à pas vifs en agitant un journal : la première critique de L’Invitée venait de paraître dans Comœdia sous la plume de Marcel Arland. Jamais plus aucun article ne me fit autant de plaisir (…).
Cette chronique, rédigée par un vrai critique, imprimée dans un vrai journal, m’assurait, noir sur blanc, que j’avais composé un vrai livre, que j’étais vraiment, soudain, un écrivain. »
Les critiques ne furent pas toutes aussi élogieuses. Dans L’Œuvre du 2 octobre, René Gérin exécutait le livre d’une notule désinvolte :
« L’Invitée, de Mme Simone de Beauvoir, est un roman fatigant, par sa longueur d’abord (418 grandes pages), par la monotonie des décors ensuite, et enfin par l’abus des conversations où neuf paroles sur dix sont totalement dénuées d’intérêt. »
Jean-Pierre Maxence, d’Aujourd’hui, semblait hésiter :
« Il y a là quelque chose de douteux, d’artificiel, de cérébral et de frelaté, qui dépend du sujet lui-même et qui ne laisse pas d’irriter. On lit pourtant ce récit fiévreux avec une attention haletante tant il témoigne d’une subtilité hors pair. »
Le Journal du 21 octobre préférait mettre l’accent sur la morale :
« Plus d’un lecteur sera offusqué par l’odeur de scandale qui règne dans les détours du récit. Un récit qui aurait pu, en tout cas, être écourté. »
En résumé, le roman ne fit pas l’unanimité. Mais Beauvoir reçut un autre soutien de poids, celui-là, plus surprenant, puisqu’il émanait de la plume de Thierry Maulnier, dans L’Action française.
Authentiquement réactionnaire et vichyste, le journal était a priori peu suspect de sympathie pour les intellectuels germanopratins, même si Beauvoir et Sartre étaient encore, à ce moment-là, peu politisés et assez faiblement résistants. Mais Thierry Maulnier – pseudonyme de Jacques Talagrand –, quoique lui-même assez sinueux dans ses engagements politiques, avait toujours vilipendé le « vertuisme » de Vichy, et affichait un anticonformisme, qui lui avait valu pas mal d’inimitiés. Il avait été longtemps, par ailleurs, l’amant d’une femme mariée nommée Anne Desclos, qui, sous le pseudonyme de Dominique Aury puis de Pauline Réage, publierait, en 1954, l’un des plus sulfureux ouvrages de la littérature érotique au féminin, Histoire d’O.
Le critique de l’Action Française n’était donc pas homme à tremper sa plume dans l’eau bénite, ni à s’effaroucher des chastes atermoiements des héros de L’Invitée. Tout en concédant qu’on puisse trouver l’histoire futile ou « frelatée » – terme, on l’a vu, récurrent –, il louait la simplicité travaillée du style, la maîtrise parfaite de la composition, l’art remarquable des enchaînements psychologiques :
« Ce qui mérite d’être considéré, c’est que Mme Simone de Beauvoir a apporté dans la création et l’analyse de ses personnages et des situations où elle les place, une intelligence et une force qui sortent tout à fait du commun. »
Il comprenait surtout les intentions philosophiques de la romancière, qui avait placé en exergue de son roman une citation de Hegel : « Chaque conscience poursuit la mort de l’autre ». « Le problème véritable de L’Invitée, c’est le problème de l’Autre », soulignait-il, avec une perspicacité qu’apprécia Beauvoir : « Je lus avec un agréable étonnement les remarques que fit Thierry Maulnier sur Françoise, sur son acharnement au bonheur. Je les trouvai justes, et elles me prenaient au dépourvu : mon livre possédait donc l’épaisseur d’un objet », commente-t-elle encore dans La Force de l’âge.
Décidément conquis, Maulnier revint sur L’Invitée dans un long article de La Revue Universelle du 10 décembre 1943. Il y invitait le lecteur à ne pas réduire l’ouvrage à des catégories littéraires convenues :
« Il n’est pas possible d’épuiser le contenu du livre de Mme de Beauvoir, ni même peut-être d’en aborder le contenu véritable, en le traitant comme une histoire d’amour, un roman à clé, une illustration romanesque des analyses existentielles de l’angoisse ou de la mauvaise foi, ou, à plus forte raison, un témoignage complice et provocateur sur le relâchement des mœurs et le désespoir entre les deux guerres. »
Sa conclusion frôlait le dithyrambe :
« Je ne sais si j’en ai assez dit pour faire entrevoir la surprenante et dangereuse richesse du roman de Mme de Beauvoir, un des plus remarquables, à beaucoup d'égards, de ces dernières années. »
L’Invitée avait donc fait une entrée remarquée, et se vendit bien pour l’époque, au point d’être pressenti pour le Goncourt et le Renaudot 1943. Il n’obtint cependant, en avril 1944, que quelques voix, et si la carrière littéraire de Beauvoir était lancée – elle publia en 1944 l’essai philosophique Pyrrhus et Cinéas, et fit jouer en 1945 la pièce Les Bouches inutiles – il faudra attendre Le Deuxième sexe, en 1949, pour qu’elle devienne une figure majeure – et fort controversée… – du paysage intellectuel français.
Les troubles dessous de L’Invitée
L’Invitée aurait peut-être connu un destin moins brillant si la presse avait éventé le mini drame qui s’était tramé au moment-même de l’écriture et de la publication du roman, en lien direct avec le sujet : en décembre 1941, la mère d’une autre jeune fille « couvée » par le couple Sartre-Beauvoir, Nathalie Sorokine, avait déposé plainte contre l’ancienne professeure de philosophie de sa fille pour « excitation de mineure à la débauche ».
Dans une longue lettre au procureur du 18 décembre 1941, conservée dans les archives, Mme Sorokine dénonçait les mœurs « scandaleuses » de l’enseignante, son emprise excessive sur ses élèves, le « partage sexuel » avec Sartre, la vie commune de « tout ce petit monde » à l’hôtel et au café, qui occasionnait des conflits et des nuisances sans fin. De toute évidence, la mère éplorée avait mené sa petite enquête ou reçu des confidences : elle citait des noms et des faits précis, indiquait même à la police une malle où « Mme de Beauvoir » consignait ses papiers, et qu’on pourrait trouver dans la cave de l’hôtel Mistral, rue Cels (14e arrondissement) !
Tous les membres de la « famille », ainsi qu’ils se désignaient eux-mêmes, Sartre, Beauvoir, Wanda et Olga Kosakiewisc, Nathalie Sorokine et Jacques-Laurent Bost, furent interrogés par la police, tandis que les directrices des lycées où travaillait Beauvoir rendaient leur rapport. Celui-ci concluait à l’absence de faits répréhensibles – Beauvoir était bien notée et globalement appréciée de ses élèves. Chacun des protagonistes nia fermement les accusations, et l’enquête se termina par un non-lieu.
Mais la machine administrative s’était mise en branle et le recteur Gilbert Gidel, pétainiste affirmé, voulait clairement « la peau » d’une enseignante accusée d’avoir un mode de vie scandaleux (concubinage notoire, vie d’hôtel…), de faire lire à ses élèves de « mauvais auteurs » (Gide, Proust…) et même de les amener en visite à Sainte-Anne, dans le cadre d’un cours sur les pathologies mentales !
« Cette enseignante affiche dans sa propre conduite comme dans son enseignement un mépris supérieur de toute discipline morale et familiale. Il ne lui appartient pas de former de futures éducatrices », concluait la lettre qu’il envoya le 3 avril 1942 au ministre de l’Éducation Nationale de Vichy, Abel Bonnard. L’affaire traîna encore pendant un an. Le 17 juin 1943, quelques semaines avant la publication de L’Invitée, l’arrêté d’exclusion de Simone de Beauvoir était signé : à compter du 1er juillet, l’enseignante était relevée de ses fonctions et perdait son salaire.
Ces faits restèrent hors du champ médiatique : eussent-ils été révélés au grand jour que la carrière de L’Invitée en eût été sérieusement compromise. Mais Beauvoir était sans doute trop peu connue, et l’époque trop anxieuse, pour se complaire à des ragots d’alcôve.
La presse donne tout de même de la révocation de Beauvoir un éclairage indirect : à partir de janvier 1944, le journal Les Ondes, spécialisé dans les programmes radiophoniques, signale discrètement en page 4 que la « Radiodiffusion nationale », autrement dit Radio-Vichy, diffuse chaque semaine à 18h une émission intitulée « Les origines du music-hall », avec l’orchestre de Pierre Lautier et une « production Simone de Beauvoir ». L’écrivaine avait en effet accepté, pour gagner un peu d’argent, de monter une série de 12 sketches radiophoniques sur les genres musicaux du passé. Elle affirme, dans ses mémoires, avoir trouvé la tâche « amusante », et c’est d’un ton tout aussi léger qu’elle commente son éviction de l’enseignement, en l’attribuant exclusivement au dépit de Mme Sorokine de voir sa fille se détourner d’un bon mariage :
« Je ne fus pas fâchée de briser une vieille routine. Le seul problème c’était de gagner ma vie. »
Pouvait-on être de gauche, et publier sous l’Occupation ou travailler pour Radio-Vichy ? Le couple n’avait pas réagi différemment de nombreux artistes et d’intellectuels, dont certains (Desnos, Éluard, plus tard Camus) étaient résistants. Pouvait-on valoriser à l’extrême la liberté individuelle tout en manipulant de jeunes adolescentes qui, toutes, témoigneront plus tard des souffrances occasionnées par leurs troubles relations avec le couple Sartre-Beauvoir ? Ces derniers n'y voyaient à l’époque que l’exploration légitime de leur liberté, contre l’hypocrisie de leur milieu bourgeois d’origine.
Aujourd’hui, L’Invitée frappe plutôt par son faible degré d’érotisme et par le goût des protagonistes pour les discutailleries sans fin, mais reste un texte captivant, à l’amoralité assumée.
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Pour en savoir plus :
Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960
— L’Invitée, Paris, Gallimard, 1943
Marie-Jo Bonnet, Simone de Beauvoir et les femmes, Paris, Albin-Michel, 2015
Patrick Buisson, 1940-1945, années érotiques : Vichy ou les infortunes de la vertu (tome 1), Paris, Albin Michel, 2009
Ingrid Galster, Beauvoir dans tous ses états, Paris, Tallandier, 2007
Gilbert Joseph, Sartre et Beauvoir : une si douce occupation, Paris, Albin Michel, 1991