L’exil forcé de Charlie Chaplin en Europe
Traqué par le FBI de J. Edgar Hoover, accusé de communisme parce que de gauche, calomnié, « Charlot » est contraint de quitter le territoire américain en 1953. Il n’y revivra plus.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, durant la Guerre froide, s’ouvre aux Etats-Unis une période dite de « chasse aux sorcières » contre les communistes.
En 1944, le Parti communiste américain (nommé The Workers Party of America depuis 1921), est à son apogée. Il compte alors 44 000 membres. En quelques années, il va tomber à environ 5 000 membres, dont 1 500 sont en fait des informateurs du FBI (Federal Bureau of Investigation).
Les milieux du cinéma sont eux, depuis les années trente, fortement marqués par un courant « libéral » (au sens américain du terme, c’est-à-dire positionné très à gauche), lié en particulier à un anticapitalisme nourri par la crise économique de 1929, et à un antifascisme provoqué par la montée des dictatures en Europe. Ce mouvement a été aussi relayé par bon nombre d’émigrés venus d’Allemagne ou d’Autriche après 1933.
Aussi, à partir de 1947, Hollywood va servir de vitrine médiatique à cet anticommunisme virulent qui voit des « Rouges » partout, et une menace de complot contre l'Amérique émanant de toutes les sphères de la société.
En 1947, puis à nouveau en 1951, une série d’auditions de la Commission pour les activités anti-américaines (HUAC), créée dès 1938 par la Chambre des représentants, vise les « organisations subversives » qui ont été listées par le ministère de la Justice américain.
A cette époque, au-delà de l’idéologie, pour les patrons des majors – les grands studios regroupés autour de la Motion Picture Association of America (MPAA) –, il s’agit d’apparaître en véritables défenseurs du patriotisme et de la moralité américaine, pour protéger un cinéma américain déjà fortement concurrencé par la télévision.
Ces producteurs luttent contre la subversion en promouvant notamment des films « anti-Rouges ». Ces longs-métrages, qui font directement de la propagande anticommuniste, sont en réalité assez peu nombreux (une trentaine sur toute la période des années 1940 et 50). Les uns (émanant avant 1956 surtout de petites compagnies) utilisent la science-fiction dont le genre apparaît alors (Des Monstres attaquent la ville, du prolixe Gordon Douglas en 1954), tandis que d’autres se fondent sur le film d’espionnage et l’idée de complot (Woman on the Pier 13, soit La Grève des dockers, de Robert Stevenson, daté de 1949, ou encore I Was a communist for the FBI, également de Gordon Douglas, sorti en 1951).
Ils mettent également en place, de leur propre initiative, des listes noires de personnes suspectées de proximité avec le communisme et l’URSS. Elles ne pourront dès lors plus être employées par les studios. Pour les accusés de l’HUAC qui sont sur ces listes, il y a désormais trois voies de sortie possibles : la résistance plus ou moins ouverte, l'exil ou la délation pour se disculper.
Edward Dmytryk, d’abord condamné en 1950 après son audition de 1947, se met à table en 1951, comme Elia Kazan quelques mois plus tard, qui publiera un article pour s’expliquer dans le New York Times et tournera ensuite avec Marlon Brando, Sur les Quais (1954). Comme les musiciens, les scénaristes, comme Dalton Trumbo, souvent syndiqués et donc particulièrement visés, peuvent encore utiliser des prête-noms. Mais c’est évidemment difficile pour les acteurs ou les réalisateurs.
Aussi, au tout début des années cinquante, au moment où le jugement de la première série de procès est confirmé par la Cour suprême américaine avec l’envoi en prison de la plupart des « 10 accusés d’Hollywood », Vladimir Pozner s’insurge dans Les Lettres françaises contre ce « procès en sorcellerie » qui a fait de Alvah Bessie, Edward Dmytryk, Trumbo et les autres… des « otages de la guerre froide ».
Chaplin fait lui aussi partie des quelques centaines de personnalités qui, aux États-Unis, dénoncent cette atteinte à la liberté d’expression.
S’il n’a jamais été, contrairement à Kazan ou Dmytryk, membre du Parti communiste américain, il est connu dès les années trente pour sa dénonciation des injustices sociales, et ses engagements antifascistes, humanistes et pacifistes. On sait ainsi que le régime nazi a fait pression sur le gouvernement américain pour interdire Le Dictateur avant l’entrée en guerre des Etats-Unis.
Chaplin a eu aussi à se défendre contre une partie de l’opinion restée isolationniste, dans un climat mêlé d’antisémitisme – il doit ainsi nier le fait qu’il serait Juif. En 1941, quand il réclame l’ouverture d’un second front, il est convoqué par l’HUAC. En 1942, l’artiste a même participé à un meeting du Comité de soutien américain de secours de guerre à la Russie, en interpellant la large audience d’un vibrant « Camarades ! ».
L’acteur metteur en scène, qui a en plus le tort d’avoir conservé sa nationalité britannique, est donc fortement suspect pour ses ennemis. Cela d’autant plus que sa notoriété et son succès lui permettent depuis longtemps de rester indépendant des grands studios – ses films sont distribués par la United Artists, qu’il a créée avec Douglas Fairbanks, Mary Pickford, et Griffith en 1919.
Plus que le sénateur du Wisconsin Joseph McCarthy, qui donne son nom à la période et ne fait irruption sur la scène politique qu'en 1950, c’est (dès les années 1930, et surtout à partir de 1946-47), l’appareil d'État américain, et en particulier le FBI dirigé depuis 1924 par John Edgar Hoover, qui partent en chasse contre lui. Et de fait, l’animosité de ce que L'Émancipateur considère comme « la Gestapo de Truman », est en réalité bien plus ancienne.
Pendant 50 ans (de 1922 à 1978), Chaplin a été dans la ligne de mire directe du FBI et de son patron (véritable « précurseur d’Himmler » pour les journaux communistes de l’époque) : il est mis sous écoute, sa vie privée scrutée, instrumentalisée, ses comptes en banque épluchés, et ses films visionnés dans les moindres détails. Un dossier de plus de 2 000 pages sera ainsi constitué.
Dans les années quarante, en utilisant les relais médiatiques, Hoover n’hésite pas à salir violemment la vedette, particulièrement durant l’affaire Joan Barry. Cette actrice, poussée par le FBI, a en effet entamé en 1943 une procédure de reconnaissance de paternité à l'encontre de son ancien amant. Alors que les tests vont prouver qu’il n’est pas le père, Chaplin va cependant être condamné. Il est vrai que la reconnaissance de ses tests biologiques est encore très relative et que la loi californienne sur la paternité accorde le bénéfice du doute à la mère. Elle obtient donc en 1946 une pension alimentaire qui doit être versée jusqu’à la majorité de l’enfant qui peut porter le nom de Chaplin.
Le procès va laisser des traces profondes dans l’opinion. La presse américaine (journaux de Hearst en tête) s'est déchaînée. Elle continuera à le faire dans les années qui suivent.
La star abandonne alors les habits de Charlot pour endosser ceux d’un monsieur Verdoux vieillissant et amer, qui déclare dans le film sorti en 1947 :
« Si on tue une seule personne, on est un assassin ; si on en tue un million, on est un héros. »
Pendant sa diffusion américaine, il est à nouveau harcelé par les journalistes sur ses opinions politiques, même s’il se défend d’être communiste. Après un bon début, le film sera donc logiquement un échec commercial aux États-Unis.
En France, avec l’interruption de la distribution de films américains sous l’Occupation, la presse de Vichy n’a pas relaté le début de ces déboires judiciaires. Au sortir de la guerre, l’artiste reste avant tout admiré et évoqué dans des colonnes people. En 1949, de nombreux journaux fêtent ses 60 ans, en saluant pour certains, le plus grand acteur et le plus grand réalisateur de cinéma.
Pourtant, face à ce climat où la liberté leur paraît menacée, dès 1946-47, la presse de gauche, communiste en particulier, a fait de Chaplin une victime exemplaire de l’Amérique. Même après les événements, Ce Soir revient dessus en publiant en novembre 1952 une sorte de roman-feuilleton illustré par Maurice Damois sur « La vie de Charlot ».
Reprenant le titre d’un ouvrage tout juste sorti aux Éditeurs français réunis du critique Georges Sadoul, l’article insiste largement sur la persécution dont fait l’objet Chaplin de la part du FBI. Mais d’autres journaux sont moins convaincus qu’il soit simplement une victime dans l’affaire Barry. L’année suivante encore, en évoquant les problèmes de l’actrice (internée pour schizophrénie dans un hôpital psychiatrique), Paris-Presse L’Intransigeant ne remet pas totalement en cause le jugement.
Si en 1944, le FBI n’a pas réussi à faire condamner l’acteur au titre du Mann Act (le transport d’une femme d’un Etat à un autre avec un objectif de prostitution ou de débauche), dès 1946, il a été fortement question de l’interroger dans le cadre des auditions de l’HUAC – avec le fils du président Roosevelt. Convoqué finalement en 1949, sans comparaître, ce « fauteur de paix », comme il se nomme, va envoyer une lettre à la commission pour attester de sa non-appartenance au mouvement communiste. En 1947, le FBI a lancé officieusement une enquête ; en 1951, celle de l’HUAC est officielle.
En 1947, il a aussi été publiquement attaqué par le sénateur démocrate John Rankin qui demandait son expulsion du pays, puis, deux ans plus tard, par le sénateur républicain Harry Cain.
Chaplin, révolté par ce traitement, a sans doute aggravé son cas fin 1947, en parvenant à convaincre Picasso de conduire une délégation d’artistes auprès de l’ambassade américaine afin de protester contre l’expulsion du compositeur autrichien Hanns Eisler en mars 1948. L’année suivante, il envoie à Louis Aragon un télégramme de soutien au Congrès mondial pour la paix, reproduit par Les Lettres françaises.
Il continue pourtant à tourner. Au printemps 1948, il envisage de le faire dans l’Angleterre de son enfance. On bloque alors son visa, et il subit un interrogatoire poussé du FBI et de l’immigration. Mais c’est pour des raisons fiscales (le fisc lui réclame 2 millions de dollars pour partir) qu’il doit en fait repousser un départ qui n’aura finalement lieu qu’en 1952. Entre-temps, il a terminé Limelight (Les Feux de la rampe), dont la projection à New-York, le 16 septembre 1952, a reçu cette fois un accueil chaleureux (sans sa présence).
Juste après, avec toute sa famille, Chaplin part pour l’Europe incognito, toujours sous la menace d’un procès fiscal en lien avec l’United Artists.
Le 20 septembre, alors qu’il est en mer, la question de son retour se pose. En effet, il est désormais officiellement suspecté « d'activités anti-américaines » dans le cadre d’une enquête, cette fois lancée par le procureur général des États-Unis. Pour James McGranery, Chaplin est un « personnage discutable » qui a eu une « attitude narquoise et méprisante » envers son pays d'accueil. Le ministre a ainsi donné l’ordre « aux services de l'immigration de retenir Charlie Chaplin quand il rentrera aux États-Unis (s’il y rentre un jour) ».
L’Aurore résume assez bien la question :
« Parmi les raisons qui peuvent être légalement invoquées pour interdire l'entrée des États-Unis figurent notamment l'immoralité et certaines appartenances politiques.
Or, Charlie Chaplin a été l'objet d'un procès en recherche de paternité et il a soutenu plusieurs causes dénoncées au Congrès comme extrémistes et révolutionnaires. »
L’avocat de Chaplin dénonce une manœuvre politique, même si l’artiste émet un communiqué expliquant qu’il compte sur la bonne foi du gouvernement américain. Le 22, lors de l’escale à Cherbourg, il continue de se défendre devant la presse contre les « accusations de communisme et de turpitude morale qui ont été portées contre lui ». Il est vrai qu’il a laissé tous ses biens en Californie…
L’acteur reste en apparence serein, déclarant encore, le 25 septembre, que ses projets restent inchangés : un voyage de six mois en Europe (France, Angleterre et Italie), suivi d’un retour aux États-Unis.
Comme la presse britannique qui s’est mobilisée contre la décision américaine, la majorité des journaux français lui est favorable, sauf de rares journaux d’extrême droite comme Rivarol, qui fustigent cet antipatriote, et pour qui il est, encore en 1953, « le monstre sacré de la Gauche mondiale ». Une campagne de soutien va ainsi se développer dans toute l’Europe.
Même si la première projection britannique de Limelight est mitigée, l’acteur reçoit à son arrivée à Londres un accueil triomphal.
C’est aussi le cas en France quelques semaines plus tard, et ce dès son arrivée à Orly, le 29 octobre. Le film est projeté à la toute fin du mois à Paris. Selon L’Aurore, comme pour la majorité des critiques, il est « bouleversant, magnifique, génial ! » Accueilli également avec passion par le public parisien, il bat tous les records d’affluence.
Aussi le 31, loin des turpitudes américaines, Chaplin reçoit la Légion d’honneur, des mains du ministre de l’Éducation nationale, André Marie ! Il devient membre honoraire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, et, après la reine d’Angleterre en octobre, il rencontre le président de la République Vincent Auriol.
Si à Rome la visite se passe un peu moins bien, puisqu’il est attaqué par des néofascistes lors de la projection, Chaplin ne semble toujours pas officiellement dévier du chemin qu’il s’est tracé.
En janvier 1953 (officiellement « pour six mois au moins »), il s’installe avec femmes et enfants à Vevey, au bord du lac Léman, dans une grande propriété baptisée Le Manoir. A cette date, on apprend que le producteur Howard Hughes fera tout pour interdire la diffusion de Limelight aux États-Unis, même s’il n’arrivera pas à ses fins.
A ce moment-là Chaplin, qui a rencontré plusieurs artistes engagés comme Picasso, Aragon ou Sartre, sait déjà en son for intérieur qu’il ne pourra plus revenir aux États-Unis. Dès le mois de novembre 1952, son épouse Oona avait d’ailleurs réussi à faire un aller et retour pour récupérer leurs biens déposés dans un coffre à la banque, vendre leur demeure de Beverly Hills, les studios de l’United Artists et même faire déménager leurs meubles. En 1953, il vend ses studios, puis son appartement de New York.
Chaplin et sa famille doivent désormais vivre en exil. Même si le climat de Maccarthysme est déclinant, la décision prise par le ministre démocrate a en effet été reconduite en 1953 par les Républicains, vainqueurs des élections de 1952. Mais ce n’est qu’au début du mois d’avril, que Chaplin finit par déclarer à la presse qu’il ne rentrera pas. Quelques jours plus tard, il se rend au consulat américain à Genève pour indiquer renoncer au statut de résident permanent.
Oona, elle, abandonne sa nationalité. Durant l’été, des articles évoquent la préparation depuis Le Manoir de nouveaux projets non américains, même si l’un d’eux porterait sur un politicien démagogue. La Croix y voit de ce fait un futur portrait non déguisé du sénateur McCarthy.
C’est en fait seulement en 1956, dans Un Roi à New York, histoire d’un roi déchu en exil aux États-Unis, que Chaplin règlera ses comptes avec la démocratie américaine. A cette date, il a rencontré Zhou Enlai à Genève en 1954, et Khrouchtchev en Angleterre en 1956, mais il ne se rendra ni en Chine, ni en URSS.
L'acteur est alors définitivement établi à Vevey, où il finira ses jours. Il reviendra malgré tout en héros aux États-Unis en 1971, quelques mois avant la mort de John Edgar Hoover.
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Pour en savoir plus :
Marie-Claude Martin, « Comment Charlie Chaplin a été expulsé des États-Unis », in : RTS.ch, 7 mai 2019
« Accusé de communisme », in : Le Monde, 27 décembre 1977
Charlie Chaplin, Histoire de ma vie. Mémoires, Robert Laffont, 1964 (l’ouvrage, plusieurs fois réédité, est d’abord publié en anglais à New York la même année chez Simon & Schuster)
Michel Faucheux, Chaplin, Gallimard, « Folio Biographies », 2012