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Neuschwanstein, château de rêve d’un roi fou

le par - modifié le 28/11/2024
le par - modifié le 28/11/2024

Construit à la fin du XIXe siècle sur ordre du célèbre et fantasque Louis II de Bavière, le château de Neuschwanstein est devenu aujourd’hui une attraction touristique.

Neuschwanstein est sans doute aujourd’hui l’un des plus célèbres châteaux des XIXe et XXe siècles. Pourtant, à la différence du Haut-Koenigsbourg, construit à partir d’une structure médiévale, c’est bel et bien un bâtiment neuf, édifié entre 1869 et 1886. Pour lui faire de la place, les anciennes ruines de forteresses médiévales sont même détruites.

Ce palais (car il s’agit avant tout de cela) est inséparable de Louis II de Bavière (1845-1886) , le souverain qui en a ordonné et financé la conception, et qui voulait faire de cet endroit un lieu de villégiature. Comme beaucoup de ces contemporains, ce souverain est obnubilé par le Moyen Âge. Mais il pousse cette passion à un point rarement atteint ailleurs. Fasciné par les opéras de Richard Wagner, Louis II devient ainsi en 1865 le principal mécène du compositeur. C’est d’ailleurs deux de ses œuvres, Tannhäuser (1845) et Lohengrin (1850), auquel s’ajoutera plus tard Parsifal (1882) qui serviront d’inspiration pour le décor intérieur de nombre de pièces de Neuschwanstein.

Louis II est également émerveillé par nombre de châteaux médiévalistes déjà bâtis tout au long du XIXe siècle. Le premier d’entre eux est sans doute celui de Hohenschwangau, largement reconstruit dans les années 1830 par son père Maximilien II dans un style néo-gothique, bâtisse dans laquelle il passe son enfance. Le jeune souverain a aussi été frappé par sa visite de Pierrefonds, dans l’Oise, durant l’été 1867 en compagnie de Napoléon III, visite rapportée notamment par Le Constitutionnel.

Depuis 1857, cette ruine, réédifiée sous une forme néo-médiévale sous les auspices d’Eugène Viollet-le-Duc à la demande de l’empereur, apparaît comme un modèle de bâtisse médiévaliste. Elle fait en tout cas rêver le roi de Bavière et lui rappelle là encore un opéra wagnérien, précisément au « château de Marc, comme il est représenté à la fin du Ier acte de Tristan et Isolde » écrit-il en août 1867 à Cosima von Bülow, alors la maîtresse de Wagner.

C’est un an plus tard, dans une autre lettre à Wagner, que Louis II évoque pour la première fois son idée de faire construire sa nouvelle bâtisse. La même année, le chantier commence. Il ne sera toutefois pas achevé du vivant du monarque, qui meurt d’une noyade en 1886. Il n’empêche qu’il reste un témoignage de la manière dont le souverain concevait – voire fantasmait – sa fonction royale dans un contexte particulièrement troublé.

Il faut dire que le début du projet coïncide avec un net recul de l’influence de la Bavière. Vaincue par la Prusse en 1866 lors de la « guerre de Sept Semaines », celle-ci est peu à peu forcée d’entrer dans l’orbite de son puissant voisin du nord. Elle est ainsi obligée de participer en 1870 au conflit contre la France, son allié traditionnel depuis plusieurs siècles. Pire, avec la proclamation de l’Empire allemand à Versailles en janvier 1871, Louis II voit son pouvoir être progressivement limité et confisqué au profit du Kaiser.

Neuschwanstein, vue générale. Photochrome, circa1890

Le château qu’il se fait construire est donc avant tout un lieu où il pleut songer à loisir à un passé glorieux, à une époque où sa famille détenait des prérogatives sans partage. Comme nombre d’aristocrates au XIXe siècle, c’est naturellement vers le Moyen Âge qu’il se tourne. Pour lui, ces siècles chevaleresques, qu’il idéalise, marquent l’apogée d’une monarchie de droit divin. C’est aussi un temps associé alors à la rêverie, et que l’on oppose au matérialisme de l’ère industrielle.

Ce n’est donc pas un hasard si Neuschwanstein est bâti loin des centres urbains et est d’emblée interdit au public. Dans cet endroit, le souverain, sentant le pouvoir lui échapper, peut se réfugier loin du monde réel et des tracas du quotidien, loin des changements du monde moderne. C’est également sans doute pour lui un moyen de se recréer un cocon lui rappelant une enfance baignée déjà dans l’imagerie néo-médiévale de Hohenschwangau.

La mort tragique du roi, son caractère fantasque et sa volonté de construire des bâtisses extravagantes suscitent très rapidement de l’intérêt. Aussi, dès 1886 trouve-t-on dans la presse française des séries d’articles consacrés à ses châteaux. Dans Le Figaro de septembre de cette année, Albert Bataille publie ainsi un long texte à Neuschwanstein qu’il décrit avec force détail à ses lecteurs.

« Chaque salle est ornée de peintures murales que le Roi a demandées aux artistes les plus renommés de la Bavière, Piloty, Hausschild, Spiers, et qui représentent les scènes principales des opéras de Richard Wagner. […]

Nous voici maintenant dans la Chambre à coucher du Roi. C’est la salle de Tristan et Yseult ; les peintures en sont vraiment ravissantes. »

La chambre à coucher du roi à Neuschwanstein. Photochrome, circa 1890

« Le Salon du Roi, qui fait suite, est consacré à Lohengrin. Le peintre Hausschild nous montre tour à tour et l’arrivée et le départ du héros dans la barque traînée par un cygne, et les fiançailles du chevalier avec la belle Elsa. » 

Le salon du roi à Neuschwanstein. Photochrome, circa 1890

Le journaliste détaille également la salle du trône. Pour lui, c’est :

« Une merveille d’architecture byzantine !

Elle est entourée d’une double galerie à arcades, enrichie de mosaïques les plus chatoyantes de l’Orient et supportée par des piliers bleus ou roses, en imitation de porphyre et de lapis-lazuli. […]

Une vaste estrade en marbre blanc domine la salle. C’est là que le trône devait être installé, au milieu de peintures qui représentent l’alliance de la Religion et de la Royauté, saint Georges et le Dragon, le Christ marchant sur les nuages.

Les murailles sont également ornées des portraits des plus saints de tous les rois, saint Casimir de Pologne, saint Étienne de Hongrie, saint Louis, et Édouard le Confesseur. »

La salle du trône à Neuschwanstein. Photochrome, circa 1890

Cette salle mérite qu’on s’y attarde tant elle représente la conception du pouvoir de Louis II. Tout d’abord, sa structure, d’apparence néo-byzantine directement inspirée de l’église Sainte Sophie d’Istanbul, est également calquée sur le temple du Graal tel qu’il est dépeint dans le Parsifal de Wagner, créé sous le patronage du roi de Bavière pour la première fois en 1882 à Bayreuth.

Le détail est d’importance. C’est en effet dans ce décor figurant l’intérieur du château de Montsalvat, dont le style sera repris lors de la première de cet opéra à Paris en 1914, que le chevalier Parsifal devient le souverain du royaume du Graal et apporte la rédemption à l’humanité. D’ailleurs, de nombreux éléments rapprochent Neuschwantsein de Montsalvat. Les deux forteresses sont par exemple situées au milieu de montagnes. Suivant avec intérêt depuis 1865 la création de Parsifal, Louis II semble avoir voulu construire, avec son palais, une version grandeur nature du château abritant le temple du Graal.

De leur côté, comme le signale l’article du Figaro, les souverains médiévaux représentés dans la salle du trône, ont tous été canonisés : « saint Casimir de Pologne, saint Étienne de Hongrie, saint Louis, Édouard le Confesseur », auxquels s’ajoutent Ferdinand III de Castille et Henri II. Celui-ci n’a pas été choisi au hasard. Ce saint catholique a également été duc de Bavière et empereur germanique. Bref, il incarne ce que Louis II aurait sans doute rêvé d’être.

Le décor de la salle du trône paraît donc insister sur « l’alliance de la Religion et de la Royauté » pour reprendre les mots d’Albert Bataille, ou plutôt sur le caractère sacré du monarque, capable non seulement de gouverner, mais aussi de faire des miracles. Un roi de droit divin en somme. C’est dire si celui-ci avait une opinion de sa fonction aussi haute que déconnectée de la réalité. Mais lui-même a semblé en avoir conscience, car il l’a mise en scène dans un château bien éloigné de sa capitale, dans un endroit réservé à lui et à ses proches.

Symbole d’un homme désireux de fuir un monde moderne avec lequel il était mal à l’aise, Neuschwanstein devient rapidement un lieu où l’on cherche le dépaysement. Voilà pourquoi quelques années seulement après la mort du souverain Bavarois le château, désormais ouvert au public, commence à être une destination touristique prisée par celles et ceux qui souhaitent à passer des vacances au milieu d’un rêve éveillé mêlant Moyen Âge idéalisé et nature.

L’idée n’est certes pas nouvelle. En 1840, Victor Hugo avait ainsi visité sur les bords du Rhin de nombreux châteaux, expérience qu’il relate dans Le Rhin. Lettres à un ami (1842). Mais le développement du train durant la seconde moitié du XIXe siècle permet aux compagnies ferroviaires de créer un nouveau marché en vendant des destinations lointaines à un public riche.

Aussi, dès 1890, les chemins de fer de l’est évoquent-ils le château de Neuschwanstein comme un moyen d’inciter d’éventuels clients à partir en Bavière. Désormais, la demeure de Louis II sert de produit d’appel visant à convaincre des visiteurs fortunés à se rendre dans le sud de l’Allemagne. C’est ainsi clairement en direction d’un public américain aisé qu’une annonce illustrée d’un dessin du château vante dans les colonnes de The Chicago Tribune and the Daily News les attraits de l’ancien palais de Louis II, un lieu, d’après la réclame, de « beauté et de romance ».

Avec le début de démocratisation de l’usage de la voiture, c’est cette fois en automobile que les journalistes se rendent à Neuschwanstein et racontent leur expérience à leurs lecteurs en insistant sur la magnificence des lieux. Dans les pages d’Excelsior, en septembre 1933, Georgette Leblanc explique ainsi que la bâtisse est une :

« Extraordinaire habitation qui domine un lac d’opale, au cœur de montagnes sombres. La nature même semble influencée par l’esprit romantique qui vécut là.

Les feuilles immatérielles sont d’un vert plus transparent que celui de l’eau. Le tronc noir des arbres paraît, dans le soleil, orné de verre filé.

Décor frissonnant qui se détache sur la foule immuable des sapins. »

À nouveau, Moyen Âge idéalisé et nature sont associés, comme autant d’éléments à opposer au paysage quotidien des grandes villes industrielles.

Mais tous ne peuvent pas accéder à ce lieu de dépaysement, notamment outre-Atlantique. Aussi Walt Disney décide-t-il après-guerre de créer un équivalent de Neuschwanstein pour vendre un ailleurs abordable pour tous. Ouvert en 1955 dans la ville d’Anaheim en Californie, le parc d’attractions Disneyland est ainsi construit autour du château dit de la Belle au Bois dormant, bâtisse largement inspirée par le palais de Louis II.

Par la suite, tous les parcs de la firme Disney opéreront selon un plan similaire. Le « Magical Kingdom » de Floride – ouvert en 1971 – contient par exemple en son centre le château dit « de Cendrillon » qui ressemble lui aussi beaucoup à Neuschwantsein. Ces structures, visibles de loin, ont toutes le même rôle : signifier au public qui pénètre dans les parcs d’attractions Disney qu’il s’éloigne, le temps de sa visite, du monde moderne pour rejoindre celui de l’enfance et d’un Moyen Âge idéalisé, comme il est écrit de la manière très explicite sur le fronton l’entrée du parc d’Anaheim :

« Ici, vous quittez le monde d’aujourd’hui pour celui d’hier, de demain et de la fantasy. »

Dans un genre moins commercial, Neuschwanstein inspire aussi le nom d’un groupe de rock progressif allemand qui se forme dans la Sarre durant les années 1970. À nouveau ce choix de ce nom n’a rien d’étonnant. À cette époque, la contre-culture et le rock sont emplis de références au Moyen Âge fantasmé, notamment à la fantasy de Tolkien ou au mythe arthurien. Aidé par une musique planante, on y cherche là encore un ailleurs, loin du monde moderne et de ses tracas. Mais de manière frappante, la couverture du seul album du groupe sorti en 1979, intitulé Battlement (littéralement « créneau »), ne figure pas le palais de Louis II, mais une photo des ruines du château du Haut-Barr, situé en Alsace.

Question de droit ? Peut-être. Mais il est fort possible que Neuschwanstein, désormais associé à Disney et devenu à cette époque un haut lieu du tourisme de masse, renvoie à une imagerie trop consumériste qui ne plaisait pas à ces héritiers de la musique hippie des années 1960.

Pour en savoir plus : 

Wilfrid Blunt, The Dream King : Ludwig II of Bavaria, Londres, H. Hamilton, 1970

Tanja-Isabel Habicht, « La Bavière de Louis Ier et Louis II entre Wagner et Versailles », in: Laura Fournier Finocchiaro et Tanja-Isabel Habicht (dirs.), Gallomanie et gallophobie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 83-95

Designs for the Dream King: the castles and palaces of Ludwig II of Bavaria, Londres, New York, Debrett's Peerage, Victoria and Albert Museum, Cooper-Hewitt Museum, 1978