Écho de presse

Le « Grand Hiver » de 1709 : quand le froid tuait les hommes

le 17/02/2022 par François Cau
le 24/10/2018 par François Cau - modifié le 17/02/2022
« Traineaux de Russie pour voyager pendant l'hiver et transporter les denrées », Jean-Baptiste Le Prince, 1764 - source : Gallica-BnF
« Traineaux de Russie pour voyager pendant l'hiver et transporter les denrées », gravure, Jean-Baptiste Le Prince, 1764 - source : Gallica-BnF

À défaut d'être le plus froid, l'hiver de  l’année 1709 fut en France le plus long, le plus rude, et le plus meurtrier. Faute de préparation à sa rigueur, plus d’un demi-million de personnes en périrent.

En ce début de XVIIIe siècle, les premiers thermomètres et baromètres viennent à peine d'être inventés. Les chaumières sont équipées de brasiers au sol et de trou au plafond pour l'évacuation de la fumée, les grands bâtiments publics fonctionnent de la même façon à plus large échelle, et les cheminées sont souvent si larges « que le vent s'y engouffre à pleines rafales et rejette la fumée dans les appartements ».

Comme tout fléau de taille qui se respecte, le froid létal de l'hiver 1709 est arrivé sans prévenir, dans les pires conditions matérielles possibles pour lutter contre ce mal.

« Jusqu'aux premiers jours de janvier 1709, la saison avait été douce ; on avait été préservé des mauvais temps qui sévissent habituellement en hiver.

Mais le jour des Rois, 6 janvier, après un vent violent soufflant du Nord, la gelée prit avec une intensité extraordinaire et se continua toujours croissant pendant près de vingt jours. Tantôt le ciel, dégagé de nuages, brillait d'un vif éclat ; tantôt, obscurci par une brume épaisse, il se couvrait et la neige tombait avec abondance.

D'après les observations faites à Paris, le thermomètre descendit jusqu'à 23 degrés au dessous de zéro, mais la moyenne, pendant tout ce temps, fut de 18 à 20. »

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Le facteur le plus sournois de cet hiver désastreux fut le gel, bloquant la Seine « jusqu'au sable », semblant relâcher du terrain pour regeler aussitôt, condamnant par là même aussi bien les arbres nourriciers que les voies de communication et de ravitaillement.

« Tous les fleuves de l'Europe furent gelés, même les bords de mer, à Marseille et à Cette, et les côtes de la Manche et la Baltique ; et les lacs de Constance et de Zurich portèrent des charrettes.

Dans les maisons, on ne pouvait dormir. À Paris, l'Opéra et la Comédie cessèrent ; le commerce et les travaux furent interrompus ; le Parlement dut arrêter ses séances.

On coupait le pain à coups de hache. La gelée brisait les pierres, fendait les chênes et les noyers jusqu'aux racines. Oliviers, orangers, figuiers, grenadiers, châtaigniers, mouraient, tout périssait dans les jardins et les vergers.

Plusieurs espèces d'oiseaux et d'insectes disparurent. »

La vie de la cité s'arrête totalement durant ces quelque soixante jours aussi interminables que meurtriers. « À Paris, le Parlement et les tribunaux ne siégeaient plus : les théâtre furent fermés, de même que les collèges et les ateliers. Pendant ces deux mois, il n'y eut plus de fêtes ni de réunions mondaines. Le froid avait interrompu la vie sociale. »

Entre autres anecdotes édifiantes, « le vin gela dans les tonneaux. La plupart des arbres furent détruits à plusieurs lieues à la ronde. Presque toutes les cloches des églises se cassèrent en sonnant. » Dans l'immensité glaciale du palais de Versailles, le « roi-soleil » Louis XIV n'échappe pas non plus aux températures extrêmes.

« Le docteur Cabanès, dans la première série de ses études sur les “Mœurs intimes du passé”, a consacré un intéressant chapitre à la lutte que les Français d'autrefois essayaient de soutenir contre le froid.

Il nous montre, pendant le terrible hiver 1709, Louis XIV “grelottant de froid dans ses immenses appartements et s'enveloppant de paravents, au coin d'une cheminée dans laquelle disparaissait le bois d'une forêt.” Mme de Maintenon, assise à l'autre coin, n'arrivait pas non plus à se réchauffer.

“Si j'habite encore longtemps la chambre du roi, écrivait-elle au duc de Noailles, je deviendrai paralytique : il n'y a ni porte, ni fenêtre qui ferme. On y est battu d'un vent qui vous fait souvenir des ouragans d’Amérique.” »

Le souverain n’est évidemment pas le plus à plaindre. Peu préparé, tant en termes de logistique qu'en termes de réserves, largement ponctionnées pour les efforts de guerre récents dans le conflit sans fin pour la succession d'Espagne, le peuple subit la vague de froid de plein fouet, les plus démunis en premier.

« Les moulins de Montmartre ne pouvaient plus tourner ; on manqua de farine : il s'ensuivit une disette et une excessive cherté du pain.

Privés de chauffage et de nourriture, les pauvres gens moururent en grand nombre. On en voyait tomber à chaque instant dans les rues. D'autres mouraient dans leur lit, où le froid les tenait prisonniers.

La plupart des enfants nouveau-nés succombaient le jour de leur naissance. »

« Le Lagon gelé en 1709 », par Gabriele Bella, Venise, 1709 - source : Querini Stampalia Foundation Venice-Domaine Public
« Le Lagon gelé en 1709 », par Gabriele Bella, Venise, 1709 - source : Querini Stampalia Foundation Venice-Domaine Public

Les plus aisés puisent dans leurs économies pour se fournir en denrées de première nécessité, vendues à prix d'or. Les visions d'horreur frappent les survivants.

« “On meurt à tas, dit un chroniqueur ; on les trouve morts ou mourants dans les jardins et sur les chemins : on voit des gens couchés par terre qui expirent ainsi sur le pavé, n'ayant pas même de la paille pour mettre sous leur tête, ni un morceau de pain.”

D'autres, pour vivre, devenaient brigands et voleurs de grands chemins.

On rapporte que huit hommes massacraient une femme pour avoir un pain qu'elle portait. Un autre, pour défendre le sien, tuait le voleur. On disputait aux chiens les immondices qu'ils trouvaient ; on dépeçait les chevaux morts !

Un enfant, pressé par la faim, coupe avec les dents un doigt à son père et le dévore, “n’ayant pu lui arracher une limace qu'il avait avalée.”

Une orpheline meurt de faim après s'être mangé une main, et un autre enfant se mange les doigts. »

Sans compter les conséquences de la crise économique qui s'ensuivit, on estime que le grand hiver de 1709 emporta entre 500 000 et 1 000 000 de personnes en France.

Le pays connut des hivers rigoureux, et même parfois plus froids, en 1789 notamment, puis en 1820, en 1879 ou encore durant le célèbre hiver 1956, mais sans jamais que leurs conséquences ne soient aussi funestes pour l'ensemble de la population.

Pour en savoir plus :

Joël Cornette, Chronique du règne de Louis XIV, Le Chêne, 1997

Armand Bénet, Le Grand Hiver de 1709 à Mâcon, 1884