15 juin 1785, la première catastrophe aérienne de l’histoire
La fin du XVIIIe siècle coïncide, en France, avec l’âge d’or des premiers aérostats ; disciple des frères Montgolfier, l’intrépide Jean-François Pilâtre de Rozier va participer à la fête et devenir la toute première victime de l’air.
Sic itur ad astra, « c’est ainsi que l’on s’élève vers les étoiles » : lorsque le roi Louis XVI attribue cette devise aux frères Montgolfier, en 1783, il consacre de belle manière leurs recherches sur les aérostats. Fraîchement auréolés du succès d’un premier vol habité, exécuté sous les yeux ébahis de la famille royale en septembre, les scientifiques ne boudent pas leur plaisir.
Certes, les passagers de ce vol historique n’étaient pas des êtres humains, mais des animaux de ferme – un coq, un canard et un mouton – qui ont effectivement survécu à l’aventure malgré quelques contusions. « Le panier où étaient les animaux en avait été séparé par un amas de bois », signale la Gazette du Commerce au lendemain de l’expérience, le 30 septembre 1783.
« Le mouton mangeait tranquillement ; mais le canard, & surtout le coq étaient tapis dans un coin ; & quoiqu’on ait jugé qu’ils n’avaient pas souffert, ils étaient au moins très étonnés. »
Est-ce la perspective d’un accident plus grave qui refroidit Louis XVI ? Le roi refuse, pour le moment, de financer un vol humain. Se sachant au seuil d’une percée décisive, les scientifiques insistent : ils emportent finalement l’adhésion du souverain grâce à l’intercession de Marie-Antoinette. Du reste, l’un des premiers naufragés de l’air pas eu à souffrir de son sort : baptisé Montauciel, le mouton explorateur a rejoint la ménagerie de la reine, où il passe ses journées à se gaver de guimauve…
Le plan de vol de la seconde ascension est rapidement tracé par les frères Montgolfier. Dès le 21 novembre, deux êtres humains embarquent dans la nacelle stationnée au Parc de la Muette : Jean-François Pilâtre de Rozier, professeur de physique, et le marquis d’Arlandes, casse-cou notoire. Le Mercure de France du 29 novembre rapporte leurs exploits :
« Aujourd’hui, 21 novembre 1783, au Château de la Muette, on a procédé à une expérience de la Machine aérostatique de M. de Montgolfier. […]
En huit minutes, malgré le vent, elle a été développée dans tous les points & prête à partir ; M. le Marquis d’Arlande & M. Pilatre du Rozier étant dans la galerie. […]
On l’a vue s’élever de la manière la plus majestueuse, & lorsqu’elle a été à environ 250 pieds de hauteur, les intrépides voyageurs, baissant leurs chapeaux, ont salué les spectateurs. On n’a pu s’empêcher d’éprouver alors un sentiment de crainte & d’admiration. »
Après vingt minutes de vol, les deux hommes atterrissent sans dommage à La-Butte-aux-Cailles, aux abords de l’actuelle Place d’Italie. L’expérience est un franc succès : Pilâtre de Rozier, âgé de seulement vingt-neuf ans, est pris par la fièvre de l’air. Il participe à deux nouveaux vols habités, d’abord à Lyon en janvier 1784, puis à Paris en juin devant le roi Gustave III de Suède. Les records du monde de distance, de vitesse et d’altitude sont battus. Tout sourit au jeune aéronaute.
Insatiable, Pilâtre de Rozier cultive le projet de traverser la Manche depuis la France, expérience d’autant plus risquée qu’elle s’effectuerait dans le sens contraire des vents… Pour ce faire, il doit imaginer un nouveau ballon, les montgolfières souffrant d’une autonomie trop limitée pour entreprendre pareille traversée. Fort heureusement, ses premiers succès aéronautiques lui ouvrent la poche des mécènes : il parvient à récolter 400 000 francs pour bâtir son prototype, une « aéro-montgolfière » alimentée à la fois par le feu et l’hydrogène.
Des essais sont entrepris. Tous ne sont pas couronnés de succès, et les préparations du ballon révolutionnaire piétinent. Pire : le 7 janvier 1785, son compatriote Jean-Pierre Blanchard et l’Américain John Jeffries lui volent la vedette en effectuant la traversée en sens inverse, de Douvres jusqu’à Calais. Il aura fallu à ses concurrents deux heures et demi de vol et beaucoup de sang-froid – les deux hommes ont dû jeter par-dessus bord la plupart de leur matériel et jusqu’à leurs vêtements pour ne pas se fracasser dans la Manche – afin de décrocher leur ticket pour les livres d’histoire.
Bon joueur, Pilâtre de Rozier hésite à abandonner… Mais ses mécènes ne l’entendent pas de cette oreille : l’argent qu’il a dilapidé dans la construction de sa montgolfière ne saurait être investi en pure perte. Le scientifique se remet donc au travail.
Le 15 juin 1785, à 7 heures du matin, Pilâtre de Rozier et son assistant, Romain, prennent place à bord de la nacelle. Tout semble prêt. Un autre individu, le marquis de Maisonfort, souhaite participer à l’ascension, mais il est poliment éconduit. Selon une reconstitution de L’Évènement plus d’un demi-siècle plus tard (20 octobre 1850), l’inventeur le repousse en ces termes : « Monsieur, nous ne sommes sûrs ni du temps, ni de la machine. Je ne puis vous accepter. » Une mise en garde qui lui sauvera la vie…
On doit au marquis rescapé le récit des événements qui s’ensuivent, publié dans Le Journal de Paris du 27 juin :
« L’infortuné de Rozier se décida à remplir son ballon dans la nuit du mardi 14, pour partir à la pointe du jour. Les apprêts furent longs. Il se trouva à la machine plusieurs trous qu’il fallut raccommoder ; on fut obligé de replacer la soupape ; & l’aérostat ne fut aux deux tiers rempli qu’à 10 heures du matin. […] Cet échec n’arrêta point les opérations, & bientôt la montgolfière fut placée sous l’aérostat […].
L’aéro-montgolfière s’éleva majestueusement, faisant avec la terre un angle de 60 degrés. La joie & la sécurité étaient peintes sur le visage des voyageurs aériens, tandis qu’une inquiétude sombre paraissait agiter les spectateurs : tout le monde était étonné & personne n’était satisfait.
À deux cents pieds de hauteur, le vent de sud-est parut diriger la machine ; & bientôt elle se trouva sur la mer. Différents courants, tels que le vent d’est, l’agitèrent alors pendant trois minutes, ce qui m’effraya beaucoup. Le vent de sud-ouest devint enfin dominant, & le globe, en s’éloignant de nous par une diagonale, regagna la côte de France. […]
J’ai vu, monsieur, l’enveloppe de l’aérostat retomber sur la montgolfière. La machine entière m’a paru alors éprouver deux ou trois secousses ; & la chute s’est déterminée de la manière la plus violente et la plus rapide. Les deux malheureux voyageurs sont tombés & ont été trouvés fracassés dans la galerie & aux mêmes places qu’ils occupaient à leur départ.
Pilâtre de Rozier a été tué du coup ; mais son infortuné compagnon a encore survécu dix minutes à cette chute affreuse : il n’a pas pu parler, & n’a donné que de très-légers signes de connaissance. »
Ce 15 juin 1785, comme les autres badauds attroupés sur les hauteurs de Boulogne, le marquis de Maisonfort a assisté au premier crash aérien mortel de l’histoire. Ironie du sort, les deux aéronautes se sont écrasés à l’endroit précis où, six mois plus tôt, leurs homologues posaient leur montgolfière après avoir enjambé la Manche.
Pilâtre de Rozier, pionnier au destin tragique, aura marqué de son empreinte les premières heures de l’aérospatiale. L’histoire se chargera de le transformer en martyr tombé pour la France, à l’instar du Petit Journal illustré du 15 mars 1936 :
« La France, en effet, ne fait point assez connaître à l’univers, la place qu’elle a presque toujours occupée – la première – dans cette bataille que l’esprit humain livre depuis des siècles pour imposer à la matière ses conceptions et ses lois. Il semble que nous n’ayons pas conscience de notre génie. Maintes fois, nous découvrons. D’autres utilisent et exploitent – souvent contre nous – nos découvertes…
Dans la liste trop longue des conquérants de l’air, le malheureux Pilâtre de Rozier a gravé son nom… Si d’autres noms français, comme le sien, sont tombés, hélas ! à jamais, dans les océans pour affirmer la victoire des ailes, il est cependant utile et nécessaire que son exemple, à lui, demeure magnifique et vivant. »
L’héritage de ce scientifique intrépide se maintient dans le vocabulaire aérospatial : car le ballon mixte de son invention, comprenant à la fois un ballon à gaz et une montgolfière, a été baptisé en son honneur « rozière ». C’est ainsi que Pilâtre de Rozier continue, à sa façon, de toucher les cieux.
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Pour en savoir plus :
« Les nouveaux usages du ciel », Romantisme n° 197, Armand Colin, 2022
Bruno Belhoste, Paris savant. Parcours et rencontres au siècle des Lumières, Armand Colin, ré-ed., 2022