Japon 1923 : vague anti-coréenne et « l'incident Amakasu »
Le 1er septembre 1923, un séisme se déclenche dans la province du Kantô au Japon, laissant la région dans un chaos sans précédent. Rapidement, une répression s’instaure. Elle est populaire d'abord, et les Coréens en seront les premières victimes, elle devient politique ensuite. Noe Itô et Sakae Ôsugi – un célèbre couple d’anarchistes japonais – et le neveu de ce dernier en seront les victimes retentissantes.
Au tournant du XXe siècle, les mouvements socialistes, anarchistes et communistes sont encore timides au Japon, mais ils parviennent tout de même à prospérer par le biais de revues et de syndicats qui rencontrent un public avec le développement de la machinerie et de l’imprimerie. La censure fait rage, les publications sont suspendues et leurs dirigeants arrêtés et bien souvent condamnés, mais le terreau demeure fertile.
Sakae Ôsugi et Noe Itô font partie de ces militants qui ont insufflé de la vigueur au mouvement sous l’ère Taisho et leur mort, le 16 septembre 1923 suite à la répression instaurée après le tremblement de terre, provoquera l’indignation de la presse japonaise bien au-delà des cercles militants.
Le 1er septembre, il n’est pas encore midi lorsque des millions de Japonais sont plongés en plein effroi. 11h58, la terre tremble. Un séisme vient de se déclencher près de Honshu, l’île principale de l’archipel. Une dizaine de minutes suffisent pour provoquer des dégâts monstrueux. Les villes de Tokyo et Yokohama sont particulièrement touchées, mais Kanagawa et Shizuoka figurent également parmi les cités endeuillées.
D’une magnitude de 7,9 sur l’échelle de Richter – une évaluation donnée a posteriori dans les années 70 –, l’épicentre se trouvait sous la plaque terrestre de l’ancienne province de la baie de Sagami. Le Japon n’avait pas connu un séisme d’une telle intensité depuis celui de Nobi en 1891 (entre 7,5 et 8). Les secousses provoquent de nombreux dommages, mais ce sont les événements connexes qui vont provoquer une grande panique dans les villes et instaurer une confusion totale. Les glissements de terrain se multiplient, les débris s’écoulent et un tsunami s’abat. Pire encore, des incendies se déclenchent et rien ne semble les arrêter :
« La rupture des conduites de gaz par suite du tremblement de terre, à Tokio, fut la cause d’incendies qui augmentèrent considérablement le nombre des victimes. Le feu fit rage pendant 24 heures sans pouvoir être maîtrisé ; ce n’est qu’après avoir fait sauter plusieurs centaines de constructions légères que les soldats arrivèrent à établir un espace libre qui arrêta le développement des flammes. »
Au lendemain du désastre, le nombre de défunts est encore difficile à évaluer et les chiffres divergent grandement selon les sources. La presse française se retrouve suspendue aux dépêches arrivant de l'île. Elle semble désorientée. Le journal Excelsior parle de 700 morts, tandis que L’Ouest-Eclair titre « Trois millions de morts » – le nombre de victimes ne sera jamais connu mais l’on recense au moins 140 000 morts, plus de 2 millions de sans-abris et près de 500 000 édifices détruits – et fait état d’un pays où « scènes d’angoisse et d’épouvante » sont devenues légion :
« On se bat sur des monceaux de cadavres.
Osaka 4 septembre – Une terrible tragédie s’est déroulée près de la station du chemin de fer à Ueno, où plusieurs milliers de réfugiés cherchèrent en vain à s’abriter dans la gare qui était déjà comble. Ils se rendirent alors dans le parc de Ueno. Soudain, l'explosion d’une conduite de gaz se produisit non loin de là, obligeant la foule à s’enfuir. La panique qui suivit fut terrible, surtout quand le feu gagna la gare, les réfugiés cherchant par tous les moyens à s’échapper pour ne pas être la proie des flammes. L’amoncellement des corps d’hommes, de femmes et d’enfants était indescriptible, car enchevêtrés par la lutte, ceux-ci étaient piétinés par de nouvelles vagues humaines tentant à échapper coûte que coûte au brasier. Le raz de marée qui suivit détruisit les maisons des deux côtés de la rivière Sumida, noyant beaucoup de monde et causant de sérieux dommages aux propriétés de Izu, Sagami et des environs. »
Les moyens de communication sont aussi mis à mal, les informations ne parviennent pas ou peu, et les rumeurs vont bon train. L’on raconte que le premier ministre M. Yamamoto aurait été assassiné par un Coréen, une information rapidement démentie par le journal La Presse lui-même.
La loi martiale est proclamée peu de temps après la catastrophe mais les comportements ne cessent de s’envenimer. Tandis que le désordre règne, un fort ressentiment se développe dans les rues à l’encontre des minorités ethniques, les Chinois d’abord mais surtout les Coréens. On accuse ces derniers de vouloir profiter du chaos environnant pour piller les maisons, allumer et aviver les feux – l’on parle de « Coréens incendiaires » –, ou encore de contaminer l’eau des puits, une souillure certes véridique mais qui était due aux cendres des incendies et aux nombreux débris présents aux alentours des puits. La presse française se fait l’écho des rumeurs qui enflent au Japon :
« Émeutes sanglantes à Tokyo et à Yokohama
Suivant l’Exchange Telegraph, un message de Tomioka dit que les Coréens de la capitale se sont révoltés. Des émeutes sanglantes se sont produites et au cours d'échauffourées avec la police japonaise, un grand nombre de manifestants ont été tués. Ces derniers étaient en train de mettre à sac les boutiques épargnées par la catastrophe. A Yokohama, les mêmes scènes se sont produites et la police et la troupe chargèrent sabre au clair. »
Tandis que L'Ouest-Eclair cherche à comprendre le comportement de ces Coréens en révolte :
« LES CORÉENS DE TOKIO SONT EN RÉVOLTE
(Cette révolte des Coréens pourrait être le présage de complications extérieures. La Corée supporte avec impatience le joug des Japonais. Il n’est pas interdit de penser que les Coréens seraient amenés à profiter du cataclysme qui paralyse pour un temps le gouvernement de Tokio pour tenter de recouvrer l’indépendance qu’ils ont perdue au lendemain de la guerre russo-japonaise). »
Plus encore, cette haine pousse des citoyens à massacrer et torturer des Coréens sur ces simples présomptions. S’il est difficile d’évaluer avec certitude le nombre de Coréens et de Chinois massacrés, on parle de plus de 230 Coréens morts la semaine suivante – un chiffre qui avoisinerait en réalité plusieurs milliers.
Une fureur populaire désolante, alimentée par les fausses affirmations diffusées dans les journaux où les rumeurs sont rapportées en faits avérés. L’armée et la police sont alors appelées par le premier ministre Yamamoto à les protéger et « demande encore que l’on respecte et que l’on protège tous les Coréens pacifiques en admettant même que certains de leurs compatriotes soient responsables des émeutes qui ont éclaté ».
En parallèle des accusations de pillages et d’actes de malversation, La Kempentaï et la Tokko – respectivement police militaire et police politique – incriminent une partie des partisans socialistes, communistes et anarchistes et commettent des assassinats politiques. Parmi les victimes se trouvent Noe Itô, Sakae Ôsugi et le neveu de ce dernier Tachibana Munekazu Sôichi, âgé de six ou sept ans selon les versions. Une antienne ? Profiter, selon leurs dires, du désordre ambiant pour chambarder la politique en place et poser les jalons de la révolution.
Écrivain, espérantiste, traducteur entre autres de Bergson et de Darwin, Sakae Ôsugi a prôné au fil de ses écrits la nécessité d’un respect entier de l’être humain, de l’entraide et s’est toujours positionné en faveur d’une liberté totale et absolue de l’individu. Critique du système impérial hérité sous l’ère Meiji, il se prononce en faveur d’un principe universel d’autonomie individuelle et ouvrière qui transcenderait les cultures. Surtout, il honnit la prétention qu’ont les intellectuels à s'ériger en leaders de mouvements dont ils ne sont que spectateurs. Au sein de diverses revues à l’instar de la Heimin Shibun, à laquelle participaient des grands noms du mouvement comme Shûsui Kôtoku et Toshihiko Sakai, ou de la revue Kindai Shiso qu’il fonde en 1912 en compagnie de Kanson Arahata, il défend un anarcho-syndicalisme contre le parlementarisme et les avant-gardes politique.
Défenseur de l’amour libre, ses relations intimes alimentent souvent les colonnes des journaux japonais et la presse jubile lorsque son amante Ichiko Kamichika lui assène un coup de couteau qui l’envoie à l’hôpital.
Noe Itô quant à elle est une auteure, féministe libertaire et traductrice des œuvres d’Emma Goldmann. Après avoir étudié la philosophie, la littérature et la langue anglaise aux côtés de Jun Tsuji, qui deviendra un temps son époux, elle s’illustre dans les pages de Seitô (Les Bas Bleus), première revue féministe japonaise rédigée par des femmes pour des femmes, et dirigée par Raichô Hiratsuka. Elle publie son premier article intitulé « La voie des femmes nouvelles » en 1913. Auprès des autres collaboratrices, elle questionne le rôle de la femme japonaise et remet en cause l’adage japonais Ryosai Kembo soit « bonne épouse, mère avisée », institué suite au décret promulgué en 1899 pour contrer l’influence des missionnaires. Le ministre de l’Éducation de l’époque Kabayama Sukenori avait déclaré que le but de l’enseignement secondaire des filles était de former des bonnes épouses et des mères avisées, pour le progrès de la société.
Mais Noe Itô aborde des thèmes sociaux, prend position et se montre plus virulente que ses consœurs : elle parle de l’avortement, de la prostitution, du mariage contraint, qu’elle condamne. Lorsque Raichô Hiratsuka lui laisse les commandes de la revue en 1915, sa nomination provoque le départ de nombreuses femmes bourgeoises initiées à l’écriture dans un seul but émancipateur. À l’origine apolitique, la revue se veut de plus en plus contestataire, sans toutefois louer de doctrine définie. Pas de ligne éditoriale, plus de publicité. Une ardeur déployée contre l’ordre établi qui lui vaut plusieurs censures et la fin de la revue est actée en 1916, année au cours de laquelle elle s’installe avec Ôsugi, rencontré deux ans auparavant. Ensemble, ils rédigent la Critique de la civilisation en 1918 et Mouvement ouvrier en 1920.
Le couple Itô-Ôsugi commence à s’attirer les suspicions de la police et à être étroitement surveillé. Ils déménagent à plusieurs reprises mais les voyages de l’un et de l’autre pour assister à des conférences, des meetings ne font qu’aggraver les défiances.
Militants depuis leurs débuts, ils souhaitent tarir leur implication en 1923 afin de consacrer davantage de temps à leurs enfants. Alors qu’ils se promènent dans les rues dévastées par le séisme pour obtenir des nouvelles de leurs proches, ils sont arrêtés par la police, conduits en prison et étranglés. Une affaire que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’incident d’Amakasu.
En France, c’est surtout la figure d’Ôsugi qui est évoquée dans la presse de gauche, reléguant Noe Itô à un rôle de femme de militant. En témoigne le titre de L’Humanité du 22 décembre 1923 faisant part de la mort du couple et du neveu : « Les circonstances odieuses de l’assassinat d’Osugi ».
« D’après l’aveu du coupable, la part qu’aurait prise dans ce meurtre le sergent major de gendarmerie, Mori Keyira, serait plus terrifiante encore que le crime lui-même. Mori était occupé à l’interrogatoire d’Osugi ; Amakasu parut derrière ce dernier et l’étrangla pendant que Mori contemplait calmement le combat que, pendant dix minutes, la victime livrait avec la mort. Il demeura impassible lorsque, de la même façon, le capitaine tua la femme. Le jeune garçon se trouvait dans un réduit contigu et dut entendre les gémissements de l’épouse d’Osugi. Il cria d’angoisse, donnant ainsi le signal de son assassinat. »
Et de poursuivre :
« L’aveu du capitaine contient un passage où sont exposés les motifs de son crime. Il devait nourrir une très forte aversion à l’égard des socialistes et en particulier à l’égard d’Ôsugi Sakae qu’il considérait comme le leader anarchiste le plus en vue. Le capitaine était effrayé à la pensée de ce qu’un tel homme aurait pu accomplir après le départ des troupes, appelées hors de Tokio par la proclamation de la loi martiale après le récent tremblement de terre. Amakasu pensa que le mieux était de le supprimer. A la suite de sa récente nomination comme chef de la division de gendarmerie de Kashiwagi, un faubourg de Tokio, le capitaine Amakasu s’employait à la capture d’Ôsugi. Le 15 septembre, il découvrit que ce dernier séjournait à Kashiwagi. Le jour suivant, il faisait amener à la gendarmerie de Kojimachi, Ôsugi, Itô Noe et le jeune garçon, se proposant de les étrangler dans le bâtiment de la gendarmerie. »
Masahiko Amakasu est condamné à une peine de dix ans de prison et le sergent major Mori à trois ans, un jugement qui ne satisfait aucunement les militants anarchistes japonais, comme le rapporte L’Humanité : « Lors du prononcé du jugement, le militant révolutionnaire Chogi lança sa sandale à la tête du président et fut arrêté. »
Mais comme l’avait pressenti Le Libertaire, Amakasu ne purge pas l’intégralité de sa peine :
« Lorsque nous annoncions, au mois de janvier dernier, que le capitaine Amakasu, le brutal meurtrier de notre camarade japonais Sakae Ôsugi avait été condamné à dix ans de prison, nous disions : "Il est très douteux qu’il fasse sa peine." Nos prévisions étaient exactes. Nous apprenons par le Industrial Worker qu’à l’occasion du récent mariage du prince-régent du Japon, 40 000 prisonniers ont été pardonnés et mis en liberté. Le capitaine Amakasu se trouve être un des favorisés. »
Après la mort du couple et de Tachibana, les membres du groupe de la Société de la guillotine – société secrète anarchiste belliqueuse – chercheront à venger Ôsugi, mais en vain. Ils tuent le frère d’Amakasu mais ne parviendront jamais à atteindre le général, qui se suicide en août 1945 lorsque les troupes soviétiques parviennent en Mandchourie.
-
Pour en savoir plus :
Ôsugi Sakae, The Autobiography of Ôsugi Sakae, trad. par Byron K. Marshall, University of California Press, 1992
Komatsu Ryûji, Nanta Arnaud, « Chronologie : La Vie d'Ôsugi Sakae », Ebisu, no 28, 2002, p. 87-92
Tschudin Jean-Jacques, « Ôsugi Sakae et la littérature ouvrière », Ebisu, no 28, 2002, p. 155-172
Lévy Christine, « Introduction. Féminisme et genre au Japon », Ebisu, no 48, 2012, p. 7-27