La vie paradoxale des colons de gauche en Algérie
Durant l’entre-deux-guerres, les partisans socialistes « européens » installés à Oran ou Alger ont tenté de faire concilier les prétentions colonialistes de la France avec leurs convictions progressistes. Retour sur une « situation historique impossible ».
L’historienne et maîtresse de conférences à Sciences-Po Grenoble Claire Marynower vient de faire paraître aux Presses Universitaires de France (PUF) L’Algérie à gauche, Socialistes à l’époque coloniale, ouvrage revenant sur le rôle particulier – mais de fait, contradictoire – des colons français de gauche résidant en Algérie française au début du XXe siècle.
Qui étaient-ils ? Quels sentiments éprouvaient-ils à l’égard de l’« empire colonial » français ?
Nous publions sur RetroNews, avec l’aimable autorisation des éditions PUF, l’avant-propos de ce livre lumineux traitant d’un pan oublié de l’histoire coloniale.
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« Dès maintenant, les hommes de bonne volonté sont à l’œuvre pour vous apporter plus de justice et plus d’humanité » : à la tribune du congrès national du Parti socialiste à Paris, le dimanche 31 mai 1936 au matin, Marcel Régis lit le message que les fédérations d’Afrique du Nord adressent aux peuples des colonies.
Dans l’enceinte comble du gymnase Huyghens, le délégué d’Alger a du mal à se faire entendre. Les discussions nouées d’une table à l’autre, pour négocier tel soutien, partager tel espoir, couvrent sa voix pourtant amplifiée par les microphones. Pour la première fois de son histoire, la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) accède à la direction du gouvernement et, parmi les délégués, l’excitation le dispute à la joie, l’ivresse de la victoire à l’inquiétude du lendemain. La salle bruisse déjà de la discussion de politique générale qui doit s’ouvrir l’après-midi même. Pour la deuxième fois de la matinée, le président de séance appelle l’assistance au calme et au silence.
Trois semaines plus tôt, Régis a pourtant remporté les élections législatives, comme son homologue Marius Dubois à Oran. Leurs noms pas plus que leurs visages ne sont familiers à la plupart des délégués. Certains ont le vague souvenir de les avoir déjà aperçus en quelque autre occasion, à un congrès national sans doute. On peut imaginer le dépit des deux hommes, la douloureuse surprise que constitue pour eux cet accueil parisien. Car enfin, ils ne sont plus les émissaires de petites fédérations lointaines et croient monter à la tribune auréolés de leur nouvelle gloire. Avec les autres délégués des fédérations d’Afrique du Nord, ils ont travaillé la veille, jusque tard dans la nuit, à ce texte lu à la tribune face à un public dissipé.
La motion n’énonce pas seulement un programme : profession de foi, elle est aussi profession de soi. Dans cet appel, les socialistes d’Afrique du Nord disent aux colonisés qu’avec l’avènement du Front populaire, une « ère nouvelle » s’ouvre dans l’ensemble des territoires soumis à la tutelle française. Mais ils mettent aussi des mots sur le sens qu’ils donnent à leur expérience, sur ce qu’ils croient et veulent être en ces pays : des « hommes de bonne volonté ». Que veulent‐ils dire par là ? Quel sens et quelle expérience cela recouvre‐t‐il, d’être socialiste dans l’Algérie des Français et des Algériens, des citoyens et des sujets, des colons et des colonisés ? […] Mais comment peut-on être un « colonisateur de bonne volonté » ? Cette figure est‐elle une sorte d’oxymore ?
C’est ce qu’avance le philosophe Albert Memmi : « Il y a, je le crois, des situations historiques impossibles, celle‐là en est une », écrit‐il en 1957. Et de conclure sur « un des traits les plus décevants du colonisateur de gauche : son inefficacité politique », tandis que le colonisateur qui s’assume et « exige le statu quo colonial », lui, est cohérent. Le jugement est expéditif et pourrait aisément décourager. Mais force est de constater que cette trajectoire, certes minoritaire, a pu exister dans les interstices de la société coloniale.
Le socialiste d’Algérie apparaît comme un personnage récurrent des histoires de la colonisation française. Au théâtre, on parlerait de lui comme de l’un de ces personnages secondaires que le public voit sans regarder, et qui finit presque par faire partie du décor. Quelques coups de crayon suffisent généralement à en brosser le portrait. C’est un homme, il est français, instituteur, athée et franc-maçon. Isolé chez les Européens, il ne parle pourtant pas l’arabe ; il court les meetings et les réunions électorales, fréquente le café et le local syndical. Au fait de l’actualité politique européenne qu’il suit assidûment, anxieusement, il est de tous les combats antifascistes mais ignore tout de la vie politique algérienne. Dans les livres d’histoire, son portrait est vite brossé : « à la fois charitable et rationaliste », il « se déclare universel et fraternel » mais « ne connaît pas la question nationale ». C’est l’avocat du « réformisme tempéré », quand il n’est pas croqué en « réformiste tiède ».
Tout n’est pas faux dans ce portrait-robot, mais il manque singulièrement de nuances. De fait, il y eut quelques femmes, des ouvriers, mais aussi des Algériens au Parti socialiste. Habitués des cafés de la ville européenne, les militants prirent aussi leurs quartiers, au milieu des années 1930, dans les « cafés maures » de la ville algérienne.
Îlot dans l’île, cette expérience minoritaire ne remet pas en cause la structure globale de la société coloniale, pas plus qu’elle ne lui échappe. Mais elle rend visible un des modes de la « mentalité » coloniale et contribue à expliquer comment la colonisation algérienne a pu se perpétuer durant plus d’un siècle. Car elle n’a pas pu tenir, toute entière, sur un appareil coercitif et répressif dont la France ne s’est, finalement, guère donné les moyens avant les dernières années de sa présence, celles de la décolonisation.
C’est aussi parce que de tels groupes tenaient, au cœur de la relation coloniale, le rôle d’agents d’une forme de transaction, faisant vivre le langage de la mission civilisatrice à travers leur existence même, que cette société s’est reproduite. […]
Le département d’Oran, représentant un tiers du territoire civil total, est au cœur de l’enquête archivistique, prosopographique et statistique [du livre]. Or, c’est un territoire singulier.
De par sa population, d’abord : c’est de loin le département où le peuplement colonisateur est le plus dense. Au recensement de 1931, les Européens représentent 25 % de la population totale, contre 16 % dans le département d’Alger et 7,6 % dans celui de Constantine. Dans plusieurs villes du département, la population européenne est nettement majoritaire : 80 % à Oran et 65 % à Sidi-Bel-Abbès à cette même date. […]
Oran est donc la grande ville européenne de l’Algérie : la population des colons y reste majoritaire jusqu’en 1961. Quant aux juifs, ils représentent 10 % de la population européenne en 1931. Ils sont très nombreux dans certaines villes comme Sidi-Bel-Abbès et Tlemcen, où il y a plus de « Français d’origine israélite » que de Français d’origine métropolitaine ou nés en Algérie au recensement de 1931, le dernier à pratiquer cette distinction.
La situation démographique du département d’Oran se double d’une particularité géographique et historique : la proximité de la péninsule ibérique permet à l’influence espagnole de s’y exercer puissamment. […]
La colonisation de l’Algérie commence avec la prise d’Alger en 1830. Il n’est pas tout à fait juste, cependant, de parler comme on le fait souvent de 132 ans de colonisation française, car de fait, les premières décennies, jusque dans les années 1880, sont des années de conquête et de guerre. La fin du XIXe siècle est encore une période de mise en place du cadre colonial et d’immigration européenne.
En 1900, les colons obtiennent de gérer eux-mêmes le budget de l’Algérie, à travers l’assemblée des délégations financières créée deux années plus tôt. C’est l’âge d’or de la colonisation en Algérie : la première moitié du XXe siècle voit s’épanouir une société colonisatrice sûre de sa légitimité, de sa culture et de sa vitalité, comme le montrent les fastueuses célébrations du centenaire de la conquête, en 1930. C’est le cœur de la période coloniale en Algérie, auquel renvoient les cartes postales, les affiches publicitaires vintage et autres images d’Épinal.
En son sein, les années 1920 et 1930 sont particulièrement cruciales. De la sortie de la Grande Guerre à la Seconde Guerre mondiale, la scène politique est entièrement bouleversée. Naissent alors les organisations fondatrices du nationalisme algérien ; la mobilisation politique jusque-là réservée aux Européens et à une élite extrêmement réduite du côté algérien déborde les locaux politiques et syndicaux pour gagner la rue, le café, la boutique du tailleur et l’échoppe du barbier.
De 1918 à 1939, l’Algérie politique bascule et entre de plain-pied dans un « temps des mutations » qui est aussi une « ère des possibilités ». C’est le temps phare des propositions de réforme, le projet Blum-Viollette en 1936 étant le plus emblématique à la fois dans son contenu – l’accession d’une mince élite d’Algériens à la citoyenneté complète – et dans son échec.
Cruciales, ces années sont aussi délicates à aborder. Car souvent, l’« ère des possibilités » se mue en matrice des « occasions manquées » de la colonisation. Court en effet dans l’historiographie, mais aussi de façon diffuse dans les sociétés française et algérienne contemporaines, un discours consistant à dire que, mené à bien sous d’autres formes, le projet colonial français aurait pu avoir des effets vertueux et engendrer une société nouvelle, mixte, sur les rives sud de la Méditerranée. Or, les années 1930 constituent le maillon central de ce récit, elles qui virent se briser une à une les tentatives de réformes visant à desserrer l’étau colonial. La tentation est grande d’en écrire l’histoire à la façon de la chronique d’un échec annoncé.
Mais, prévient Jacques Berque, ce serait « juger 1930 en fonction de 1960 », faire œuvre d’anachronisme et de téléologie. Aussi cette période justifie-t-elle de s’y plonger pleinement, de s’immerger dans son cours, restituant à la fois les événements avérés et les futurs envisagés, craints ou espérés, advenus ou non. La période qui s’ouvre après la guerre de 1939-1945, qui entame gravement la légitimité des empires coloniaux, est d’une autre nature. En Algérie, après les événements de 1945 à Sétif et Guelma, le système entame son écroulement progressif. […]
On juge souvent que l’histoire des colonisations a justement été, jusqu’alors, trop politique : privilégiant l’étude des sphères de pouvoir, des deux côtés de la « frontière coloniale », elle aurait sacrifié de larges pans de l’histoire de ces sociétés. On oppose ainsi souvent une « histoire politique de la colonisation » à une histoire du « quotidien colonial » et de ses sociabilités. Mais on peut tout à fait avoir une vision plus ouverte de l’histoire politique et de ses objets. Le parti, envisagé comme un milieu tissé de réseaux, saisi dans son « univers social et culturel englobant », donne prise à une analyse de la « situation coloniale ». L’histoire des identités et sociabilités militantes, des cultures partisanes et des pratiques politiques pose aussi la question du fonctionnement des sociétés. Elle est ici un point d’entrée pour étudier, en leur sein, les frontières, les échanges et les espaces plus ou moins partagés.
C’est donc à une plongée dans la société coloniale algérienne que ce livre invite, sur les pas de ses militants socialistes. […] Interrogée du triple point de vue de l’être, du faire et du croire, l’expérience socialiste en Algérie permet de reconstituer un cadre de vie et un monde de sens révolus. À rebours des perspectives téléologiques, elle éclaire le fonctionnement du phénomène colonial de l’intérieur, du point de vue de ceux qui l’ont vécu et perpétué.
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L'Algérie à gauche, socialistes à l'époque coloniale est édité aux Presses Universitaires de France.