Chronique

Les insurrections et la loi, une force coactive pour sortir de l’esclavage

le 13/05/2020 par Bernard Gainot
le 19/02/2019 par Bernard Gainot - modifié le 13/05/2020
Affiche du drame « Les Massacres de Saint-Domingue », dessin de A. Borrel - source : Gallica-BnF
Affiche du drame « Les Massacres de Saint-Domingue », dessin de A. Borrel - source : Gallica-BnF

Dans les années 1780 puis pendant la Révolution, les colonies françaises sont le théâtre de révoltes d’esclaves de grande ampleur ; celles-ci, couplées aux revendications des abolitionnistes de la métropole, vont déboucher sur la première Abolition.

Les abolitions de l'esclavage sont le résultat tout à la fois d'un mouvement doctrinal dans les principaux centres de l'économie esclavagiste, et d'un contexte insurrectionnel aux colonies.

Le mouvement abolitionniste doctrinal est l'expression d'un projet universaliste, qui s'est développé dans le monde occidental à la faveur de la protestation contre la traite des Noirs dans l'espace Atlantique.

Ce mouvement a une triple origine. Il y a tout d'abord la doctrine chrétienne. Alors que les Églises établies, catholiques comme protestantes, s'accommodent très bien de l'esclavage, une opposition interne a toujours existé, qui affirme tout à la fois l'unité du genre humain (monogénisme) et la liberté naturelle de chaque être humain.

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En Angleterre, ces opposants fuyaient les persécutions de l'Église établie, en se réfugiant dans les colonies américaines. C'est au sein de l'un de ces courants dissidents, les Quakers, que, outre le principe interne qu'on ne pouvait posséder un esclave et être membre de l'Église quaker, va naître un programme pour obtenir une loi d'abolition de l'esclavage dans la colonie de Pennsylvanie (William Penn, Antony Benezet, Benjamin Franklin). Antony Benezet est l'auteur d'un des premiers textes anti-esclavagistes, publié en 1771 à Philadelphie : Some historical account of Guinea…

Commémorations des mémoires de l’esclavage, des traites et leurs abolitions

Entretiens en direct « Sortir de l’esclavage »  

A partir du 13 mai, la BnF propose une série d’entretiens sur le thème « Sortir de l’esclavage » avec des philosophes, chercheurs et personnalités du monde de la culture. Ces entretiens sont diffusés en direct sur la page Facebook de la BnF.

 

Plus d'informations

« Une gloire locale », article au sujet d’Antony Benezet, extrait du Guetteur de Saint-Quentin, 1874

La principale source d'inspiration est toutefois laïque. Déjà, au XVIe siècle,  pour Jean Bodin, l'esclavage est contre-nature. Ce sont les philosophes des Lumières, au XVIIIe siècle, qui vont étendre la condamnation sur un plan général, universel, en liant très clairement la déshumanisation de la condition servile à la mise en esclavage des Noirs dans les territoires où l'économie de plantation s'est généralisée. Montesquieu, puis Rousseau, Diderot, en France ; Kant, Filanghieri, ailleurs en Europe, affirment l'incompatibilité entre l'état de droit et l'esclavage.

La troisième source, c'est l'économie politique. Dans les années 1770, une partie des économistes qui réfléchissent sur les rendements comparés du travail libre (salarié) et du travail servile conclut à la nocivité de l'économie esclavagiste de plantation ; inutile parce qu'elle détruit l'intérêt du travail productif, perverse parce qu'elle dégrade l'humanité et du maître et de l'esclave. Les physiocrates comme Dupont de Nemours rejoignent sur ce point les libéraux comme Adam Smith.

Le mouvement abolitionniste organisé va naître de la « cristallisation » de ces trois sources doctrinales.  C'est un mouvement international qui se développe dans les années 1780, aux États-Unis où les comités abolitionnistes et les sociétés anti-esclavagistes se multiplient à Philadelphie, New-York, Boston après 1783 ; en Angleterre, où les initiatives dispersées sont rassemblées en mai 1787 autour de la Society for effecting the abolition of the slave trade.

En février 1788, est fondée à Paris la Société des Amis des noirs sur le modèle britannique, et en étroite correspondance avec la société-mère de Londres. Ses fondateurs  Brissot et Clavière furent rejoints, entre autres, par l'abbé Grégoire, le pasteur Frossard, le docteur Lanthenas, le philosophe économiste Condorcet, et de nombreuses personnalités politiques de premier plan comme Mirabeau, La Fayette, La Rochefoucauld-Liancourt.

Prise de parole de Jacques Pierre Brissot, député girondin à l’Assemblée, au sujet des troubles à Saint-Domingue, Le Mercure Universel, 1791

L'objectif est d'obtenir, par une action concertée entre les puissances européennes impliquées dans le commerce triangulaire – France, Angleterre, Danemark, en premier lieu, puisque ce sont les pays où s'est développée une structure abolitionniste – une interdiction légale et universelle de la traite négrière. Puis des réformes seront entreprises dans le régime de l'esclavage – fin des châtiments corporels, repos des fins de semaine, reconnaissance d'un statut personnel juridique pour mener des actions en justice. Les affranchissements individuels seront facilités, avec la perspective d'un affranchissement général à terme, toujours en coordination avec les autres puissances européennes. Cette abolition graduelle pouvait être longue ; deux ou trois générations.

À la même époque, les sociétés coloniales sont secouées par de nombreuses « révoltes serviles ». À vrai dire, ces actes de refus recouvrent des faits de nature bien différente, abusivement réunis dans la catégorie « résistances ». Il y a le grand marronnage, qui est une fuite collective hors de la plantation, pour s'installer aux marges des terroirs, afin de s'organiser en une contre-société apte à se défendre ; telles sont les communautés « marronnes » des Montagnes bleues à la Jamaïque.

Il y a le soulèvement brutal, très violent, mais spontané, d'un atelier, voire de plusieurs ateliers d'esclaves sur une plantation, ou sur un établissement donné ; parmi d'innombrables exemples, citons la révolte de Saint-Pierre de la Martinique les 30-31 août 1789.

Évocation de « troubles » dans la colonie de Saint-Pierre de la Martinique dans La Gazette de France, 1790

Il y a le soulèvement coordonné, organisé, sur plusieurs habitations, voire sur toute une province, qui s'installe dans la durée et évolue vers une forme mixte, qui tient de la communauté marron – appelée quilombo au Brésil –, et de la zone « libérée » organisée en contre-société. Telle est le cas de l'insurrection des esclaves qui secoua la Plaine du Nord de Saint-Domingue dans la nuit du 22 au 23 août 1791.

Aussi fortes et structurées que soient ces révoltes serviles, elles ne parviennent pas à formuler un affranchissement autre que conditionnel, et à déboucher sur autre chose qu'une négociation aves les autorités coloniales. Les chefs marrons (et cela vaut pour les meneurs des insurgés de Saint-Domingue) négocient des « libertés » partielles, et non une liberté générale. Les ateliers se soulèvent pour obtenir trois jours de liberté par semaine, là encore partielle, et non pour la fin du système esclavagiste.

Compromis fragiles et localisés dans un cas, loi isolée et de portée limitée dans un autre cas, ces deux voies parallèles de l'abolitionnisme ne se rejoignent pas avant 1793. Pour arriver à l'abolitionnisme révolutionnaire, une liberté générale, immédiate, et inconditionnelle, telle qu'elle est déclarée par le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794), il faut un contexte bouleversé par la guerre, sans laquelle l'économie coloniale des Antilles ne se serait pas effondrée.

Alors, les révoltes généralisées convergent vers une forme d'insurrection globale, qui ne trouve d'issue que dans la loi. Le législateur puise alors, pour mieux asseoir sa position, la force nécessaire à la mise en œuvre des principes doctrinaux qui inspirent son action. En proclamant la liberté générale, il légitime du même coup une insurrection, en l'absence de laquelle il n'aurait pas trouvé le moyen de franchir une étape inédite.

Bernard Gainot est historien, maître de conférence en histoire moderne à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne. Il est notamment l’auteur de Les Officiers de couleur dans les armées de la République et de l’Empire (1792-1815), paru aux éditions Karthala.