Chronique

Miss Slade alias Mirabehn, une transfuge anticoloniale aux côtés de Gandhi

le 17/04/2023 par Édouard Sill
le 15/04/2023 par Édouard Sill - modifié le 17/04/2023

Grande figure publique de l’entre-deux-guerres, cette activiste britannique issue de la « haute société » est progressivement devenue le bras droit de Gandhi dans sa campagne en faveur de la libération de l’Inde colonisée – allant jusqu’en prison avec le célèbre Mahatma.

« Voilà bien un signe des temps. Il y a trois ans, Gandhi, le grand apôtre de l'inde, était emprisonné par les Anglais. Aujourd’hui, il gagne le cœur même de ses ennemis », écrit Le Quotidien en mai 1925.

Quel est donc cet ennemi gagné par le cœur ? C’est une trentenaire britannique, musicienne et férue de Beethoven, « Miss Madeleine Slade [,] une grande jeune fille, robuste et riante qui respire la santé ». La journaliste qui l’interroge, Simone Téry, introduit auprès du public français celle qui a défrayé la chronique outre-Manche par une conversion présentée comme un transfuge :

Fille de Sir Edmond John Warre Slade, amiral de la flotte et coadministrateur de l’Anglo-Persian Oil Company, petite-fille d’un ambassadeur à Saint-Pétersbourg, Madeleine Slade était pourtant née dans la meilleure société britannique.

Elle n’est pas la seule étrangère à avoir accompagné le Mahatma. Décédée en 1933, la journaliste et féministe britannique Annie Besant, installée en Inde depuis 1893, fut également une figure de la lutte anticoloniale indienne. Enfin, la jeune américaine Nila Cram Cook, rejeton excentrique d’un célèbre mais non moins fantasque universitaire et poète, rejoint les rangs de Gandhi, avant d’être expulsée par les autorités britanniques en 1934.

Peut-être à cause de son prénom, ou de son sourire de « sainte de vitrail », le chemin de celle qui est appelée « Miss Slade » de ce côté-ci du monde, comme la simplicité de sa mise, ont été associés aux vocations des religieuses, ou des saintes. Simone Téry est subjuguée :

« Quelle émotion dans la voix, quelle flamme dans ses yeux ! »

Mais cet enthousiasme n’est guère partagé par ses consœurs. Dans les pages féminines comme ailleurs, les femmes de plume ne sont pas les moins critiques, à l’instar de Rosine dans Le Matin :

« J'admire toujours les femmes qui font preuve d'initiative, de courage moral, d'indépendance intellectuelle, qui cherchent la façon la plus noble de vivre, de penser, de servir.

Mais je me méfie des conversions tapageuses, et à grand fracas je ne conçois guère que les évolutions de l'âme et de l'esprit s'accommodent de commentaires éclatants, de bruit et de tumulte. Elles n'appartiennent pas à la foule, mais à l'individu.

Et si j'osais interpréter Vauvenargues, je dirais que les grandes vocations, comme les grandes pensées, viennent du cœur. »

Comme de Francine dans Le Petit journal dans la chronique « Entre nous, Mesdames » :

« J'incline à penser qu'elle s'est sentie attirée par le prestige du célèbre conducteur d'hommes. Car nous n'aimons ni les doctrines, ni les philosophies, ni les raisonnements. Nous aimons ou nous n'aimons pas ceux qui nous les exposent.

Et c'est la vie – d'ailleurs admirable de Gandhi – beaucoup plus que le but de son agitation, qui a passionné cette anglaise mystique et chaste. Sans doute, n'avait-elle pas trouvé, quand il en était temps, un aliment à la générosité de son cœur. Elle aurait fait, probablement une épouse fidèle, dévoilée, jalouse de tendresse. »

Car « l’égérie de Gandhi » paraît une mystique de plus, seulement distinguée par le caractère exotique de sa conversion.

La transformation physique de la jeune Britannique impressionne particulièrement la presse, qui se partage entre thuriféraires et contempteurs. Comme beaucoup de ses confrères, Aux écoutes s’attarde sur les choix radicaux de l’ex-honorable lady.

Sa tenue suscite la curiosité. La Dépêche de Toulouse relève qu’à Londres, son sari est « un costume de circonstance par cette canicule ».

À l’instar de L’Intransigeant, la presse internationale apprécie particulièrement les poses de Madeleine Slade au rouet, oubliant parfois qu’il s’agit d’un éminent symbole de la lutte gigantesque entreprise par tout un peuple pour briser ses chaînes.

Quelques mois après la marche du sel menée par Gandhi en mars 1930, Arlette P. Ducrot-Grandery publie dans la revue littéraire La Grande revue une chronique fondatrice, qui fournira la matière de la plupart des reportages de la décennie suivante.

« Elle se prépare méthodiquement. Elle entre en relation avec la colonie hindoue de Paris et étudie l’hindoustani ; avec un bâtonnet, elle s’exerce à tracer de droite à gauche les caractères. Des traductions – avant qu’elle puisse lire dans le texte – l’initient à la littérature religieuse de l’Inde. […]

Elle se procure, non sans difficulté, un rouet en état de servir et apprend à filer et tisser. Gandhi le demande à ses compatriotes pour supprimer le chômage saisonnier des agriculteurs et remédier aux famines qui désolent chaque année le pays. Madeleine Slade, là-bas, enseignera aux femmes hindoues l’usage oublié du rouet et tissera avec elles le Khaddar, vêtement national dont l’usage doit supprimer l’emploi des étoffes manufacturées. […]

Elle s’astreint aussi à la nourriture hindoue, dont est exclu tout aliment d’origine animale : tout être vivant aux Indes doit mourir de vieillesse. À l’un des derniers dîners que donna son père en son honneur, on servit du caviar. Énergiquement, quoiqu’en riant, elle refusa d’en goûter, craignant, dit-elle, que l’on ait fait souffrir le poisson en lui enlevant ses œufs. »

Le reportage relate le chemin de conversion de Madeleine Slade qui l’a conduite à rejoindre le combat des Indiens. L’auteure termine par ces mots qui contrastent avec le tombereau de plaisanteries et d’incrédulités qui lui est habituellement prodigué :

« Quelles que soient nos conceptions d’Occidentaux sur le mouvement qui agite l’Inde entière et fait plier la puissance de l’Empire devant la force de sacrifice d’une foule avide d’écouter son Maître, et sans connaître encore le sort réservé à cette croisade d’un nouveau genre, nous pouvons, sans crainte, en homme libres et loyaux, nous incliner devant Madeleine Slade, servante de Gandhi, qui a mis son ardeur et sa jeunesse à trouver un idéal et qui, pour le servir, a abandonné sans regret, avec joie, sa patrie, sa famille, ses amis, tout ce qui l’attachait à notre monde. »

Dès lors, le public français manifeste une certaine curiosité envers la cause de Gandhi et Mirabhen n’est plus seulement présentée comme « la fille de l’amiral » ou une égérie dévouée, mais comme une femme engagée, militante d’une « cause juste ».

Bien qu’encore présenté par divers journaux français avant tout comme un champion de l’ascèse et une curiosité exotique, le passage du Mahatma Gandhi par la France lors de son trajet vers Londres occupe toutes les rédactions parisiennes.

Arrivé par voie de mer à Marseille, il ne foule pourtant pas le sol français, au grand désespoir de ses admirateurs parisiens, et assure sa correspondance en gare de Lyon en demeurant sagement dans son wagon.

À Londres, Madeleine Slade est à chaque instant aux côtés du Mahatma.

La Seconde Guerre mondiale modifie singulièrement la perception française de Gandhi et de sa fidèle disciple britannique. Le 8 août 1942, Gandhi et le Parti du Congrès lancent la campagne de désobéissance civile Quit India.

Par anglophobie, la presse vichyste prend naturellement fait et cause pour le mouvement Quit India et déplore l’arrestation de Gandhi et ses proches début 1942. Tous, dont Mirabehn, sont mis en résidence surveillée à Pune jusqu’en mai 1944. 

Le magazine 7 jours consacre en 1942 un reportage expressif sur la détention politiquement très sensible des dirigeants du mouvement anticolonial indien et son chef de 72 ans.

Mais La Nuova Italia (L'Italie nouvelle), le journal de propagande en langue française de l’Italie fasciste, propose une tout autre version des évènements. C’est en réalité Mirabehn qui aurait réussi ce coup de filet contre elle-même :

« Or, cette miss Slad, qui vivait depuis dix-sept ans auprès de Ghandi, se faisait passer pour une disciple ardente, exaltée, d’un mysticisme sans-bornes, dévouée jusqu’à la mort et au-delà, on se demande aujourd’hui si elle n’a pas joué une comédie montée de toutes pièces par l’Intelligence Service aux fins de surprendre les pensées et les desseins secrets de Gandhi pour en informer en temps opportun le Vice-roi. »

Et, dans une invraisemblable histoire associant Gandhi, le grand mufti de Jérusalem, les services secrets britanniques et un mystérieux fakir nazi, le journal mussolinien fait de l’ascète une agente spéciale des services de Sa majesté manipulant le Mahatma… en faveur de Londres :

« Elle avait connu tout le faste et le prestige de l’Inde, et c’est ce qui engagea les Britanniques à recourir aux bons offices de leur compatriote pour la mise en scène d’une comédie aussi osée. Miss Slad, en 1925, était dans la fleur de la jeunesse, dans tout l’éclat de sa beauté. Elle ne manquait de rien et pouvait prétendre à tout. […]

Elle se retira, au contraire, de la vie occidentale pour se transformer en orientale primitive, en se dévouant totalement à Gandhi. […]

Mais tout cela, nous l’avons dit, n’était qu’une comédie. Son apparente activité était celle de la secrétaire fidèle, au vrai elle ne songeait qu’à référer au Vice-roi et aux agents anglais ce que faisait ou pensait Gandhi et ceux-ci, en retour, lui indiquaient la manière d’agir pour influencer, diriger ou empêcher ce que le Mahatma se proposait de faire. »

Après-guerre, comme la revue V le remarque en octobre 1946, Mirabehn est devenue une figure importante en Inde et le journal se demande si elle ne pourrait pas suivre sa propre voie.

Elle organise ainsi bientôt son propre Ashram, Pashulok, consacré à la défense des vaches sacrées. L’assassinat du Mahatma Gandhi le 30 janvier 1948 l’affecte profondément. Aux côtés des villageoises indiennes qui s’insurgent contre la déforestation dans les piémonts himalayens, elle quitte cependant l’Inde en toute discrétion en 1959.

Après son décès survenu en Autriche en 1982, l’Inde rendra un hommage national à celle qui aura consacré sa vie à l’Inde, à Gandhi et à Beethoven.