Archives de presse
Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
Pour accéder à l’ensemble des fonctionnalités de recherche et à tous les contenus éditoriaux, abonnez-vous dès aujourd’hui !
Pour accéder à l’ensemble des fonctionnalités de recherche et à tous les contenus éditoriaux, abonnez-vous dès aujourd’hui !
En 1881, Le Gaulois envoie en Algérie un de ses collaborateurs, qui en ramène une série de reportages très critiques sur la réalité coloniale. Son nom : Guy de Maupassant.
Le 20 juillet 1881, alors que des révoltes contre l'occupant français sont en train d'éclater dans l'Algérie colonisée, le journal Le Gaulois publie en une cette annonce :
« Un homme très considérable de l'Algérie, et qui l'habite depuis l'enfance, nous adressa la lettre suivante, la première d'une série sur l'état actuel de nos possessions algériennes.
Nous croyons rendre service au gouvernement lui-même en publiant ces études intéressantes, qui compléteront les correspondances plus spécialement militaires de notre collaborateur M. Guy de Maupassant, en ce moment bien près de nos colonnes expéditionnaires. »
C'est un mensonge : l'auteur de ces « Lettres d'Afrique » qui, pendant deux mois, vont être publiées sous le pseudonyme mystérieux d' « Un colon », n'est autre que Maupassant lui-même. Durant l'été 1881, l'écrivain, alors âgé de trente ans, s'est en effet rendu en Algérie (il ira aussi en Tunisie) pour le compte du journal afin d'y décrire les soulèvements anti-français.
Il restera trois mois en Afrique du Nord, sillonnant les villes et les régions désertiques, où il s'efforcera de comprendre la situation algérienne, et en particulier ce qui n'en est jamais dit et jamais écrit par les colons.
Le Gaulois en aura pour son argent. Loin de reprendre à son compte la propagande colonialiste en vigueur, particulièrement vive dans les années 1880, Maupassant va signer des articles souvent incisifs sur la réalité coloniale, n'hésitant pas à en dénoncer les excès au travers d'observations très audacieuses pour l'époque – d'autant plus audacieuses que l'anonymat, en l'autorisant à se « glisser » dans la peau d'un personnage, va lui permettre d'aller très loin dans la critique.
Dès son premier article, il écrit :
« Il faut une connaissance approfondie de chaque contrée pour prétendre l'administrer, car chacune a besoin de lois, de règlements, de dispositions et de précautions totalement opposées. Or, le gouverneur, quel qu'il soit, ignore fatalement et absolument toutes ces questions de détails et de mœurs : il ne peut donc que s'en rapporter aux administrateurs qui le représentent.
Quels sont ces administrateurs ? Des colons ? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins ? Nullement !
Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi : les ratés de toutes les professions, ceux qui s'intitulent les ATTACHÉS des grandes administrations. Or, cette classe d'ATTACHÉS, ou plutôt de déclassés ignorants et nuls, est pire ici que partout ailleurs. On ne nous expédie que les tarés. »
Plus loin, il démonte implacablement les rouages des révoltes, guidées par la faim :
« Les soldats, qui ont besoin d'avancement, autant que nous avons besoin de calme, ont répandu et fait accepter par tout le monde cette doctrine que l'Arabe demande à être massacré ; et on le massacre à toute occasion. Quand on manque d'occasions, on le bat comme plâtre, on le pille, on le ruine et on le force à mourir de faim. L'Arabe demande à vivre et il ne se révolte guère qu'à la dernière extrémité.
J'ai vécu pendant des années au milieu des Arabes et surtout au milieu des Kabyles, et j'affirme qu'il n'y a pas de population plus douce, plus soumise et plus résignée aux abominables traitements que nous lui infligeons.
Je suis colon et je me révolte, et je proteste, comme homme et comme colon, contre les moyens qu'on emploie pour livrer à l'Européen cet admirable pays où il y aurait place pour tout le monde. »
Le 26 juillet, après avoir décrit sous son vrai nom les alentours d'Oran, Maupassant signe une seconde chronique à charge, toujours sous le pseudonyme d' « Un colon » (il signera également un de ses articles « Un officier ») :
« Rien ne peut donner une idée de l'intolérable situation que nous faisons aux Arabes. Le principe de la colonisation française consiste à les faire crever de faim. Quand ils se révoltent, nous pardonnons trop vite peut-être. Mais que faire ? Nous sommes 300 000 Européens contre près de 3 000 000 d'indigènes, nous n'avons pas dans l'intérieur un colon pour cent Arabes ! […]
On sait l'histoire des massacres de Saïda, l'évacuation des champs d'alfa, les razzias des fermes et la déroute du colonel Innocenti, dont les approvisionnements sont restés aux mains des révoltés. C'est que les rebelles ne se battent aujourd'hui que pour les vivres, ou plutôt pour vivre [...].
En somme, tout se borne à une guerre de maraudeurs et de pillards AFFAMÉS.
Ils sont peu nombreux, mais hardis et désespérés comme des hommes poussés à bout. Mais, comme le fanatisme s'en mêle, comme les marabouts travaillent sans repos la population, comme le gouvernement français semble accumuler les âneries, il se peut que cette simple révolte, insurrection religieuse avortée, devienne enfin une guerre générale que nous devrons surtout à notre impéritie et à notre imprévoyance. »
Archives de presse
Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
Le 2 août, il dénonce les mensonges de la propagande militaire autour de la répression des soulèvements. Et en profite pour égratigner la couverture médiatique de l'insurrection :
« Quant aux corps expéditionnaires, il faudra du temps pour les constituer si les soldats continuent à mourir avec la même facilité que depuis un mois. Les régiments fondent. Dans certains hôpitaux, il meurt cinquante hommes par jour [...].
Méfiez-vous, croyez-moi, de toutes les dépêches provenant d'ici. Vos correspondants se donnent de l'importance en donnant aux faits de la gravité. C'est leur métier. Les officiers se donnent de la gloire et du galon par le même procédé. C'est leur rôle.
Vous mêmes ne dédaignez pas les nouvelles à sensation, fussent-elles légèrement erronées. »
Toutefois, le Maupassant qui écrit ces articles ne se révèle pas un opposant radical à la présence française en Algérie. Sa position est plus complexe : s'il ne prône jamais les vertus « civilisatrices » de la colonisation (à la différence d'un Lamartine ou d'un Hugo), il se borne ici, le plus souvent, à en pointer les injustices et les dysfonctionnements, mais sans remettre réellement en cause son principe. La faute aux limitations imposées par la publication très à droite pour laquelle il écrit ?
Ainsi propose-t-il, le 7 septembre, une méthode radicale pour réprimer les révoltes – ou bien est-ce son personnage fictif de « colon » qu'il fait parler ainsi ?
« Vous n'êtes point ici en face de catholiques, ne l'oubliez pas, mais en face de fatalistes. En profanant un temple catholique, vous feriez de chaque croyant, un ennemi forcené et inapaisable. En violant un temple mahométan, vous faites des abattus et des résignés [...].
Si on voulait attaquer dans leurs racines les incessantes rébellions de tous les Mahométans, il faudrait aller à la Mecque, prendre la ville sainte, anéantir le tombeau du Prophète lui-même et jeter sa pierre noire au fond de l'Océan. Et vous auriez porté un plus rude coup à la puissance de tous ces peuples qu'avec mille victoires et des millions de forteresses.
Et ils ne s'exaspéreraient pas, ils ne se lèveraient point en masse, ils baisseraient le front, résignés, atterrés, anéantis, et répétant : “C'était écrit !” »
En cette époque de colonialisme effréné (la Tunisie vient tout juste de devenir un protectorat français), Maupassant reste cependant l'un des seuls à critiquer avec autant de sévérité le système colonial. Il est aussi un des rares Français à s'intéresser au point de vue « indigène », écrivant par exemple lors de son passage à Alger :
« Dès les premiers pas on est gêné par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays. C'est nous qui avons l'air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n'avoir pas encore compris le sens.
Nos mœurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières d'art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu'à la terre elle-même. »
Maupassant s'intéressera toute sa vie au problème de la colonisation. Deux ans plus tard, l'auteur de Bel-Ami signera dans les colonnes de Gil-Blas un article simplement intitulé « La guerre », terrible réquisitoire contre le bellicisme et l'impérialisme français en Asie.