Archives de presse
Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
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En 1930, le journaliste et écrivain Joseph Kessel se lance sur les traces des derniers marchés d'esclaves modernes. Ce grand reportage édifiant sera publié sur plusieurs semaines par le grand quotidien Le Matin.
Quand, en 1930, Joseph Kessel convainc le journal Le Matin de financer son projet de grand reportage sur les marchés d’esclaves d'Afrique de l'est et d'Arabie, il a 35 ans et, déjà, une vie de voyage derrière lui.
Écrivain et journaliste, mû par le goût du risque et de l’aventure depuis ses périlleuses missions en tant qu’aviateur pendant la Première Guerre mondiale, Kessel n’a de cesse de parcourir le monde à la recherche d’hommes et d’histoires dans lesquels il puise la matière de ses romans [voir notre article].
Au moment où Kessel débute son enquête, l’esclavage vient d'être aboli en Iran un an plus tôt. De même, l'Afghanistan, l'Irak et le Maroc l'ont interdit légalement au début des années 1920. Cependant, reste d'une culture alors encore présente aux alentours de la mer Rouge, il perdure dans sa forme la plus brutale dans trois États indépendants de la corne de l'Afrique et de la péninsule arabique. Ainsi, écrit-il :
« Si les États-Unis ont renoncé à la pratique de l'esclavage, si les nations européennes l'extirpent peu à peu et non sans peine de leurs colonies, de leurs protectorats, il y a encore, dans le bassin de la mer Rouge trois États indépendants qui ont gardé à la fois la beauté et la cruauté des âges primitifs.
Ils se nomment, en Afrique, l'Ethiopie et, en Asie, le Yémen et le Hedjaz. »
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Commémorations des mémoires de l’esclavage, des traites et leurs abolitions
Entretiens en direct « Sortir de l’esclavage »
A partir du 13 mai, la BnF propose une série d’entretiens sur le thème « Sortir de l’esclavage » avec des philosophes, chercheurs et personnalités du monde de la culture. Ces entretiens sont diffusés en direct sur la page Facebook de la BnF.
Kessel se lance donc sur les traces de ces « chasseurs d’hommes », accompagné de deux autres intrépides : le lieutenant de vaisseau Lablache-Combier et le médecin militaire Emile Peyré.
« Notre mission fut vite composée, le lieutenant de vaisseau Lablache-Combier, qui connait bien la mer Rouge, le plus charmant, le plus courageux, le plus actif garçon que l'on puisse rencontrer, le médecin militaire Emile Peyré, qui a fait deux ans de Sahara chez les méharistes, voulurent bien partir avec moi. »
L'époque est au journalisme narratif, dans lequel le reporter utilise les techniques de l'investigation tout en maniant les ficelles de la narration littéraire : subjectivité assumée, caractérisation des personnages, mises en scène.
Ce « prodigieux reportage », comme l’annonce Le Matin, paraît aux mois de mai et juin 1930 ; son succès sera tel que le quotidien augmentera son tirage de 150 000 exemplaires.
En Abyssinie, Kessel découvre, à la faveur d’une rencontre avec un influent diplomate italien expatrié, les rouages d’un esclavagisme profondément ancré dans la culture de cette société guerrière :
« C'est une habitude séculaire basée sur l'état social, économique. Les Abyssins sont des guerriers. Le pays qu'ils occupent est, pour les trois quarts, territoire de conquête. Il y a forcément des suzerains, des vassaux et des esclaves.
Certaines tribus de ce pays effroyablement composite, inextricablement mélangé, ont moins évolué que les autres. La fatalité les désigne. Elles habitent à l'ouest de l'Ethiopie, en bordure du Soudan. Elles se nomment Ouclamo, Sidamo, Chankalla. Elles forment le bétail humain. »
Ce « troupeau obscur des esclaves », Kessel finit par réussir à le pénétrer. Et il confesse qu’il ne peut s’empêcher de voir ces hommes et ces femmes réduits en esclavage sous leurs traits les plus déshumanisés :
« Tandis que les esclaves achevaient de dévorer le bœuf tout cru, tout chaud, les ombres de la nuit tropicale s'étaient condensées rapidement.
Quand il ne resta plus un morceau de chair, plus un lambeau d'intestin, lorsque furent rongés les derniers os, la troupe repue reflua vers la terrasse d'où nous avions suivi cet affreux festin qui tenait de la bestialité et du sacrifice aux dieux les plus élémentaires.
Je dois l'avouer, quand je vis ces mufles luisants de graisse, ces mains qui s'agitaient en signe d'allégresse et où le sang de l'animal s'était coagulé sous les ongles, je ne pus m'empêcher de penser qu'il y avait parfois dans la plus tragique iniquité une sorte de justice nécessaire, et que s'il devait y avoir sur terre des esclaves, ce devaient bien être ceux-là. »
Pourtant, quand ces êtres humiliés, battus, vendus, se livrent à Kessel, c’est toute leur humanité retrouvée qui parle et que le journaliste retranscrit alors avec empathie :
« Ils s'accroupirent sur leurs talons, heureux de s'entendre traiter humainement. On leur porta du thé bien sucré et le grand diable dit en regardant la braise se couvrir de cendres :
– Je viens du Tigrée. Je suis né esclave d'un guerrier. Je n'ai connu ni mon père ni ma mère J'ai suivi mon maître partout. Il fut tué dans un combat par un soldat de ce pays. Je le sers maintenant.
Et la vieille dit :
– Je ne me rappelle plus d'où je suis. Il y a très longtemps, près d'une grande forêt comme on n'en voit pas ici, un village a brûlé. Des hommes qui criaient m'ont enlevée. J'ai eu beaucoup de peine à marcher loin, loin avec eux. J'ai eu bien des maîtres, bien des enfants. Je ne me souviens plus. Les maîtres m'ont vendue, on m'a pris les enfants.
Et l'énorme fille qui n'avait plus rien de lubrique dit à son tour, d'une voix enfantine :
– J'étais toute petite. Je jouais dans la hutte de mes parents au pays, Sidamo. La porte était ouverte. Une main s'est tendue, m'a saisie à la nuque. J'étais sur un cheval. Après une très longue marche, je me suis trouvée dans Addis. On m'a vendue, revendue. Mon dernier maître est venu ici. Quand j'étais plus jeune ils me prenaient dans leur lit beaucoup.
Et tour à tour, avec des accents plaintifs, les autres, parlèrent. »
Les reporters font par la suite la connaissance de Saïd, un influent trafiquant d’esclaves. Comment se procure-t-il sa « marchandise » ? Kessel rapporte son témoignage :
« On vend de gré à gré, surtout entre propriétaires. Et puis il y a l'élevage, les enfants d'esclaves. En fait, je ne travaille que pour l'Arabie. J'expédie par an une caravane, deux au plus, et chacune d'une quinzaine d'esclaves. Au prix qu'ils coûtent maintenant, s'ils arrivent tous vivants, je peux vivre.
Pour me les procurer j'ai deux moyens. Quand un village est trop pauvre ou son chef trop avare, au lieu de payer l'impôt il s'adresse à moi ou à un autre marchand. Je donne l'argent de l'impôt et je prends des esclaves. L'autre moyen est d'avoir des chasseurs courageux. »
Après une traversée mouvementée de la Mer Rouge à bord du bateau du « pirate » Henry de Monfreid, Kessel et ses acolytes se rendent au Yémen, point d’arrivée de leur périple, où « si l'esclavage n'est pas défendu, il n'y a pourtant nul esclave », écrit-il au risque de décevoir ses fidèles lecteurs du Matin.
Quelle leçon Kessel tire-t-il de son périple ? Le grand reporter semble désabusé et compte sur « l'usure des traditions » parmi les seigneurs abyssins et arabes.
« Les centres vitaux de l'esclavage dans le bassin de la mer Rouge sont l'Abyssinie et le Hedjaz. Dans ces deux pays règnent des souverains en principe absolus. [...]
Ce n'est pas en heurtant avec brutalité le fanatisme de l'Islam ou l'orgueil jaloux des Abyssins qu'on améliorera le sort du peuple de servitude. Il faut faire confiance, en Abyssinie, au négus Taffari et à l'usure des traditions par le temps dans le Hedjaz.
Il faut, dans toute la mesure possible, renforcer la surveillance des côtes et de la mer ; car, même incomplète à cause des déserts, des îles vierges et des chenaux secrets, elle raréfie et rend plus coûteuse la traite.
Mais il faut également se dire que longtemps encore les caravanes et les sambouks d'esclaves porteront leur marchandise humaine d'Afrique en Asie, sous le soleil ardent, par des gorges tragiques et des vagues furieuses. »
Le grand reportage de Kessel sera édité en volume en 1933 sous le titre Marchés d’esclaves. Il en tirera également plusieurs éléments narratifs pour son futur roman Fortune carrée.
En 1942, douze ans après la publication de ce récit glaçant, l'esclavage et la « servitude involontaire » seront abolies par l'empereur d'Éthiopie et d'Abyssinie Hailé Selassié. L'esclavage ne sera toutefois aboli qu'en 1962 en Arabie-Saoudite et en 1970 au Yémen. De l'autre côté du continent, à l'Ouest, la Mauritanie sera le dernier pays à abolir l'esclavage, en 1980.
On estime que quelque 100 000 esclaves peuplaient toujours les pleines désertiques de la Mauritanie au cours de l'année 2002.
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Pour en savoir plus :
Kessel sur la trace des marchands d'esclaves, sur le blog de Gallica
Le journalisme narratif, une invention française du XVIIIe siècle ? à lire sur le site de l'atelier RFI