Le « village nègre », l’intolérable zoo humain de Paris
Pendant l’Exposition universelle de 1889, une « attraction » particulièrement sinistre exhibe à la population ravie 400 Africains dans des enclos.
À partir des années 1870, des « spectacles zoologiques » mettant en scène des êtres humains font leur apparition dans les grandes capitales européennes telles que Berlin, Londres ou Paris. En 1877, Geoffroy de Saint-Hilaire, le directeur du Jardin d’Acclimatation de Paris, organise pour la distraction des Parisiens plusieurs exhibitions présentant notamment des « Esquimaux » et des « Nubiens ».
Le succès populaire de ces « spectacles anthropozoologiques » est tel que ceux-ci se multiplient en France et deviennent de véritables divertissements de masse.
Lors de l’Exposition universelle de 1889, un espace est dédié à l’exposition coloniale sur l’esplanade des Invalides à Paris. Le programme, élaboré en collaboration avec l’administration des colonies, a pour but de « réaliser une figuration rationnelle et attrayante à la fois de l’industrie, des mœurs, de l’aspect extérieur de chacun de nos groupes de possessions dans les différentes parties du monde », rapporte le journal Le Constitutionnel.
Dans cette partie de l’Exposition, autour du palais colonial, les organisateurs s’enorgueillissent d’avoir reproduit « à l’identique » des scènes de vie « exotiques » parmi lesquelles : « la pagode d’Angkor, les pavillons de la Cochinchine, de l’Annam et du Tonkin, les villages sénégalais, alfourou, canaque, etc. » comme le relate le Journal des débats politiques et littéraires.
Parmi ces différentes mises en scène, il semble que le « village nègre » attire particulièrement les visiteurs. Dans le journal Le Temps on apprend qu’il est difficile de pouvoir y accéder et qu’il faut faire la queue pendant des heures tant la foule qui s’y presse est nombreuse. De même, un journaliste du Petit Marseillais, en visite à Paris, raconte :
« De jour en jour, la cohue est plus grande à l’Esplanade des Invalides : on étouffe dans les palais, on s’écrase aux abords des villages indigènes, et les cafés, théâtres, concerts de tous les pays regorgent de spectateurs. »
En effet, les Parisiens se ruent pour observer des hommes, des femmes et des enfants exhibés comme du bétail, parqués derrière des enclos autour desquels déambulent les visiteurs. Voici la description que rapporte un rédacteur du journal La Lanterne après sa visite du village des « indigènes » :
« [Le “village”] est entouré d’une barrière qui met les habitants à l’abri d’une curiosité trop vive de la part des visiteurs, mais qui n’empêche nullement de suivre, dans leurs moindres détails, leurs allées et venues et tous les actes de leur vie domestique.
C’est ce que nous avons pris le plus grand plaisir à faire durant près de deux heures. »
Les visiteurs de l’Exposition ont ainsi tout le loisir d’observer des êtres humains vivre au quotidien, « tresser des nattes et des paniers en paille, tisser des étoffes, forger le fer, ciseler des anneaux et des bracelets »…
Les populations ainsi exhibées vivent, travaillent et même donnent la vie derrière leur enclos, sans encadrement sanitaire. Le rédacteur du journal Le Temps raconte avoir eu la chance de visiter les dortoirs :
« Le monsieur qui a fait venir du Gabon ces nègres délicieux me conduit obligeamment au premier étage d’une baraque en planches, où sont leurs dortoirs.
Là, je vois une négresse allaitant un négrillon de huit jours, encore presque blanc, joli comme un ange, très éveillé déjà.
Un matin, à dix heures et demie, elle a été prise des premières douleurs : une heure après elle était accouchée et, à une heure et demie, elle redescendait dans la cour comme si de rien n’était. »
Les conditions de vie sont si difficiles que plusieurs d’entre eux meurent, ne survivant pas au climat français.
Les visiteurs, quant à eux, se repaissent de ces mises en scène construites sans le moindre souci de vérité ethnologique, et qui ne sont que des mascarades, sans toutefois en apprendre davantage sur les coutumes et les mœurs des habitants des territoires colonisés. Ainsi, La Cocarde rapporte :
« Les visiteurs de l’Exposition des colonies, perdus au milieu de toutes les curiosités qu’elle renferme, ont souvent exprimé le regret qu’il n’existât pas quelques notices donnant des indications sommaires sur les villages indigènes, afin que le public, ballotté des noirs aux jaunes et des jaunes aux bruns, sût exactement où il est, quelles gens il a devant les yeux. »
Finalement, des petites brochures remplies de préjugés et donnant une vision purement caricaturale des populations colonisées seront vendues au prix de 25 centimes. On y insiste sur les scarifications, les « danses frénétiques », le fétichisme ou encore la polygamie.
Mais surtout, le thème récurrent du « sauvage cannibale » et sanguinaire est mis en scène lors de reconstitutions fantaisistes destinées à provoquer l’effroi des visiteurs et à suggérer l’animalité des populations colonisées.
En effet, cette exposition coloniale a avant tout un but politique. C’est pourquoi, afin d’asseoir la domination européenne sur les colonies, les organisateurs de ces exhibitions ont mis un point d’honneur à donner une vision exotique et sauvage de la vie dans les colonies. Sur fond de propagande coloniale, on présente les « indigènes » comme des animaux de zoo, comme des êtres inférieurs, mais qui peuvent être domestiqués par les Européens, laissant à penser aux visiteurs que la colonisation permettrait de les « intégrer à la civilisation ».
Toutes ces mises en scène grotesques sont destinées à légitimer l’entreprise coloniale de la France outre-mer et sa prétendue « mission civilisatrice ».
Ces exhibitions ethnologiques à caractère raciste auront pourtant un succès phénoménal en France où émergent, au tournant du siècle, de nombreuses thèses sur la hiérarchisation des races. Les diverses réinterprétations des théories de Darwin ou celle de Gobineau qui, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, place le « Noir » venu d’Afrique au plus bas de l’échelle de l’humanité, tendent à faire croire qu’il existe des « races supérieures » et des « races inférieures ».
Se développe ainsi un racisme populaire, notamment véhiculé dans la presse. Un rédacteur du journal Le Temps informe par exemple ses lecteurs que « les corps de ces excellents nègres fonctionnent aussi bien que ceux des animaux ».
L’exposition coloniale de l’esplanade des Invalides ferme finalement ses portes à l’automne 1889. Toutefois, ces exhibitions infamantes continueront d’être présentées au public jusque dans les années 1930. Les expositions coloniales se développeront plus tard sous la forme de spectacles itinérants présentés dans diverses grandes villes de France et d’Europe.