La prostitution coloniale au Maghreb, histoire d'une réalité taboue
La conquête coloniale du Maghreb par l'empire français s'est accompagnée d'un accaparement sexuel des femmes, qui a notamment permis l'assujettissement de la société entière. Une réalité longtemps occultée des deux côtés de la frontière coloniale.
Dès son arrivée au Maghreb, la France a mis en place un système réglementariste destiné à encadrer et organiser la prostitution, plaçant ainsi les femmes, catégorisées sous l'appellation de « filles soumises », sous le joug du colonisateur. Un accaparement sexuel accompagné d’autres formes de prédation : économiques, politiques, culturelles et religieuses... Pourtant, cette forme « intime » d’accaparement a été longtemps passée sous silence.
Comment a été mis en place ce système dans le Maghreb colonial ? En quoi a-t-il été un élément fondamental de contrôle et d’assujettissement de la société tout entière ? Comment les femmes ont-elles résisté ? Réponses avec l'historienne Christelle Taraud, spécialiste du genre et de la sexualité en contexte colonial, auteure notamment de La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962.
Propos recueillis par Marina Bellot
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RetroNews : Sous quelles formes la prostitution existait-elle au Maghreb avant l’invasion française ?
Christelle Taraud : Jusqu’à la colonisation de l’Algérie qui débute en 1830, il y avait peu de prostituées stricto sensu parce qu’il existait d'autres modes, licites, de régulation de la sexualité masculine. D'abord la polygamie, qui permettait d'épouser quatre femmes, ensuite le concubinage légal (souvent avec une esclave qui pouvait être ensuite affranchie, en particulier si elle donnait naissance à un héritier mâle), et enfin la courtisanerie traditionnelle, notamment en milieu urbain. Ce monde de la courtisanerie féminine est assez extraordinaire et très peu connu : les courtisanes étaient, en effet, des femmes libres et souvent érudites. Elles portaient d’ailleurs le nom d’Almées, ce qui peut se traduire de l’arabe au français en « femmes savantes ». Ces femmes étaient essentielles aux sociabilités masculines urbaines.
Quant à la prostitution proprement dite, elle était interdite par la loi religieuse et limitée à des populations circonscrites : les hommes qui n’avaient pas les moyens d’épouser une femme ou bien de s’acheter une esclave, ceux qui étaient pourvus d’une déficience physique ou mentale, visible immédiatement, qui aurait pu entacher le futur de la lignée (le devoir de maternité et de production d’héritiers « sains » reposant, ici comme ailleurs, sur les femmes avant tout), et enfin ceux que les archives maghrébines elles-mêmes appelaient les « pervers » : c’est-à-dire la minorité d’hommes qui, sans aucune raison sociologique ou économique, faisaient le choix de se rendre chez des prostituées... Parmi celles-ci – dont on sait en général fort peu de choses du fait que les archives sont très peu parlantes à leur propos - il y avait cependant un certain nombre de femmes en « rupture de ban » : rupture souvent liée à des violences intrafamiliales, que celles-ci aient lieu dans leur propre famille ou dans celle de leur époux après le mariage.
Quand on peut accéder à la (trop rare) parole de ces femmes, on retrouve chez elles une volonté nette d'échapper aux violences mais aussi de prendre leur destin en main. Au départ, dans l'acte qui conduit à la prostitution, il y a parfois une volonté d’émancipation très claire. Mais le système réglementariste, dans lequel les femmes vont souvent être incorporées dès les débuts de la conquête, n'est certainement pas un système qui produit de la liberté…
Précisément, le colonisateur français instaure dès 1830 en Algérie un système qui bouscule profondément ce cadre traditionnel. Comment s’organise alors la prostitution ?
La mise en place du réglementarisme au Maghreb commence en Algérie (1830), puis en Tunisie (1881) et enfin au Maroc (1912). À Alger, cela se passe quasiment en même temps qu'à Paris : car même si la première tentative de mise place d’un système homogène, en France métropolitaine, a lieu sous Napoléon Ier, c’est surtout pendant la Monarchie de juillet puis durant le Second empire que le régime est véritablement généralisé.
En effet, le réglementarisme français, qui dominera le monde pendant des décennies, est lié au travail d’un médecin hygiéniste et urbaniste, Alexandre Parent-Duchâtelet, qui va produire la première grande enquête scientifique sur la prostitution contemporaine. Pour lui, la prostitution est un « mal nécessaire » : la sexualité des hommes étant irrépressible, ceux-ci ont besoin de femmes « pour le sexe » du fait que les épouses – pensées et perçues comme des « femmes honnêtes » – ne peuvent pallier leur(s) besoin(s) sexuel(s) puisqu’elles sont réservées, comme l’explicite fort bien l’idéologie bourgeoise et masculiniste de l’époque, à la procréation de la lignée et à la transmission du patrimoine (par des héritiers légitimes comme le montre, dans le même temps, la non reconnaissance des enfants nés hors-mariage). Il faut donc encadrer, organiser, surveiller la prostitution, en essayant de limiter au maximum la dangerosité des « femmes malhonnêtes ».
Parent-Duchâtelet a d’ailleurs à l’esprit les grandes courtisanes, de l’Empire à la Monarchie de Juillet – ces « ruineuses de fortune et de moralité » – qu’il faut absolument éradiquer, mais aussi et surtout la prostitution prolétaire de rue qu’il a en horreur, comme tous les hommes de son milieu et de son temps, comme le souligne le triptyque fondateur de l’époque : « classes laborieuses, classes dangereuses, classes vicieuses »...
À quelles difficultés se heurte le colonisateur dans la mise en place de ce système dans le Maghreb colonial ?
La mise en place du système réglementariste français est compliquée car les sociétés maghrébines sont des sociétés de ségrégation sexuelle. Ainsi y-a-t-il peu de femmes dans les rues en dehors des esclaves. La rue est un territoire masculin, extrêmement contrôlé, de jour comme, surtout, de nuit. Dans les notabilités urbaines, il n'est pas rare que les femmes ne sortent pas du tout des maisons (ce qui explique que dans les contrats de mariage on trouve des clauses, en général imposées par les pères ou les tuteurs, concernant le « droit de sortie » des épouses après leur mariage par exemple…). On ne trouve pas de femmes qui se promènent seules la nuit dans les rues des médinas, c'est proprement impensable.
La prostitution, telle qu’on la connaît alors en France et en Europe, n’est donc pas possible jusqu’au début de la colonisation. Le système de Parent-Duchâtelet – statut unique de « fille soumise » ; lieux obligatoires de prostitution (maisons de tolérance, quartiers réservés et bordels militaires de campagne) ; et visite sanitaire (pour lutter contre la « syphilis arabe » en particulier) – choque terriblement les sociétés maghrébines de l’époque. Car, en plus de donner une « légitimité » à la déviance (qui est dès lors « tolérée » officiellement), elle la rend sur-visible dans le territoire de la ville.
Alexandre Parent-Duchâtelet, pourtant un partisan de la « dissémination du vice » (un système de maisons de tolérance dispatchées dans l’espace urbain et connectées aux profils socio-économiques des clientèles) comprend la nécessité, à l'inverse, dans certains espaces (zones de port ou de garnisons par exemple) de « concentrer le vice » au sein de « quartiers réservés ». Cette double logique percute de plein fouet le Maghreb colonial où l’on va aussi faire les deux, la distinction s’opérant alors non plus sur un strict critère de classe mais sur un critère mixte racialo-classiste : dans les villes européennes, on va disséminer et invisibiliser les activités prostitutionnelles et, dans les quartiers « indigènes » on va les concentrer (donc les rendre sur-visibles). Ce qui constitue, avec la loi de la visite – ce qu’au XIXe siècle, les réglementaristes appelaient la « visite des organes » et les féministes abolitionnistes, telle Joséphine Butler, les « viols chirurgicaux » – un séisme de très forte intensité pour les sociétés maghrébines du second XIXe siècle et du premier XXe siècle…
La colonisation sexuelle des femmes est un élément fondamental de contrôle et d’assujettissement, non seulement des femmes, mais de la société tout entière.
L'appropriation des femmes (individuelle comme collective) est toujours un moyen pour les hommes de « dialoguer entre eux ». En l’occurrence, nous sommes face à une armée de conquête dont l’objectif est la prise de pouvoir totale sur un territoire dans le but assumé de remplacer un monde par un autre. L’armée de conquête envoie donc un message très clair aux hommes de l’autre camp par le simple fait d'accaparer « leurs » femmes : l’inversion du « droit de propriétaire », dans un monde patriarcal régit par la « loi des mâles » est un élément très fort des processus d’assujettissement.
Cet accaparement sexuel s’accompagne pourtant d’autres formes de prédation qu’il ne s’agit nullement ici de mésestimer : économiques, politiques, culturelles, religieuses... Pourtant, le fait que cette forme « intime » d’accaparement ait été longtemps totalement occultée, des deux côtés de la frontière coloniale, montre qu’elle fut bien considérée de manière différente par rapport aux autres formes de prédation. Personne n’avait envie de parler de ça, ni les Français, ni les Algériens, les Marocains et les Tunisiens. C’était extrêmement choquant, cela touchait à des questions d'honneur et de masculinité, de respectabilité et de moralité, mais aussi de protection des femmes – un homme qui ne peut « protéger » les femmes de sa famille est-il encore un homme ?
La question du viol, en particulier, resta (et reste encore, selon moi) un impensé de la conquête et de la guerre dans l’ensemble du Maghreb – et en particulier en Algérie. La question des enfants métis aussi, dont certains furent les « fruits honteux » de ces viols...
Quelles formes prirent la protestation, la rébellion, la révolte des femmes prostituées au sein du réglementarisme colonial ?
Il faut d’abord comprendre, ce qui est très difficile à saisir aujourd’hui, la violence du dispositif de pouvoir auquel elles sont confrontées. Il s’agit, en effet, d’un système extrêmement coercitif, un système d'enfermement administratif, économique, mental. Le capitalisme sexuel – qui a donné naissance au système réglementariste – a en effet vocation à produire, en masse, des « ouvrières du sexe » grâce à ce que j’appelle le « taylorisme prostitutionnel » parfaitement incarné dans l’idée de passe. Ce concept, que j’ai forgé, a vocation à démontrer combien le capitalisme sexuel a (re)structuré, en profondeur, le monde de la prostitution au XIXe siècle : l’objectif étant que les « ouvrières du sexe » soit dans l’impossibilité de le quitter.
Cette « impossibilité » est d’abord liée au « système de la dette » qui constitue la clé de voute, du point de vue économique, du dispositif. Comme les filles ne peuvent pas sortir des quartiers réservés ou des maisons de tolérance, tout ce dont elles ont besoin, elles doivent l’acheter à la tenancière de maison ou au sein du quartier réservé, à des prix beaucoup plus élevés que ce qu’elles pourraient trouver à l’extérieur des structures du réglementarisme où elles sont forcées d’officier. Elles sont donc constamment endettées. Si l’on ajoute à cela les peines et les amendes pour manquements au règlement intérieur des maisons (ne pas sourire à un client, avoir un comportement inconvenant ou des paroles inadaptées vis-à-vis de la tenancière, de la sous-maitresse ou bien de la clientèle...) ou des quartiers (sortir sans autorisation, faire des passes à l’extérieur pendant les très rares permissions de sortie…), on comprend bien que la première force de coercition, c'est la violence économique. C’est d’autant plus important que cela les enferme complètement et les met dans l’incapacité totale de quitter le système. A cela s’ajoute l’assujettissement psychologique – ce sont des espaces qui broient mentalement les femmes – et explique une situation inextricable pour la grande majorité d’entre elles.
Cela ne veut pas dire, cependant, qu’elles ne résistent pas. Leur remise en cause du système qui les exploite et les opprime passe, le plus souvent, par des micro-résistances. Le simple fait qu'il y ait des amendes montre qu’elles s’opposent au système, même si cela leur coûte cher. Ainsi, à chaque fois qu’elles le peuvent, elles exercent des contre-violences sur les agents qui sont chargés de les contrôler (les policiers et les médecins, pour l’essentiel) : elles les insultent, les frappent, les volent…
Et puis la résistance ultime, le refus total et global du système, c’est la fuite… Une fuite perpétuelle – qui se traduit par un jeu permanent du chat et de la souris avec la police des mœurs sur les lieux de prostitution clandestine – qui conduit à la naissance de la catégorie subversive de « fille insoumise ». Beaucoup de filles rejoignent cette catégorie polymorphe et ce sont elles, ces « insoumises » qui ne cessent de grossir un mouvement de révolte en basse intensité, qui vont finir par saper (et détruire de l’intérieur) le système réglementariste.
On dit souvent de celui-ci qu’il a implosé parce que le goût des hommes et les mentalités masculines avaient changé. Ce n’est pas faux, mais c’est réducteur car cela sous-entend que le système n’a changé que parce que les hommes l’ont décidé. Sans tenir compte du fait, comme souvent, de l’action des femmes prostituées qui fut pourtant déterminante.
Le titre d'un de vos ouvrages, Amour interdit, est tiré de cette phrase toute simple que s’est fait tatouer une prostituée du quartier réservé marocain de Bousbir dans les années 1940… Qu'est-ce qui vous a marquée dans cette formule ?
Il y a deux niveaux de lecture de ce tatouage que je trouve intéressants. D’abord c’est qu’on associe toujours la prostituée au sexe, c’est-à-dire à une activité économique qui lui permet avant tout de (sur)-vivre. On sous-entend, ce faisant, que la femme est réductible à l’activité. Ce tatouage montre que ce n’est pas le cas. Les prostituées sont aussi des mères, des amantes, des amoureuses. Derrière une prostituée il y a une vie, une trajectoire, une biographie, un être humain singulier en somme, à l’égal de tous les autres, et c’est cela qu'il nous faut absolument (re)chercher.
Le deuxième niveau, c’est la réflexion sur la condition. Quand on parle des femmes prostituées, on est toujours dans une forme de paternalisme ; on considère que la prostituée ne peut pas penser sa condition et défendre ses droits, et ceci est encore plus vrai si c’est une femme pauvre et/ou racisée. Or le fait que cette femme se fasse tatouer, sur la gorge, cette phrase, « amour interdit », est pour moi la preuve incontestable d’une réflexion sur sa place dans son monde et dans sa société. En général, les femmes prostituées ont été considérées comme « incapables » de produire des discours sur leur propre vie. Or ce tatouage est un geste de reprise de pouvoir. Ce récit de la peau, qui est irréductible, a pour moi une force extraordinaire.
La photographie est prise dans le cadre d'une enquête menée pendant plusieurs mois à Bousbir, dans le grand quartier réservé de Casablanca, en 1949. Face au photographe, la femme dégage le haut de sa robe pour dévoiler son tatouage. Son geste semble dire : « Regarde, voilà ce que je pense de ma vie ». De ma vie telle qu’elle est… sans euphémisation ni victimisation… C’est très puissant.
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Christelle Taraud est historienne et féministe, spécialiste des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial. Elle enseigne dans les programmes parisiens de Columbia et de New York University et est membre associée du Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris I- Paris IV). Elle est notamment l’auteure de La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962, (Payot, 2003 et 2009) et de Amour interdit. Prostitution, marginalité et colonialisme. Maghreb, 1830-1962 (Payot, 2012). Elle travaille actuellement sur une Histoire du capitalisme sexuel (à paraître aux Éditions La Découverte en 2022).