Aujourd'hui, la photo est-elle prise en compte à sa juste valeur en tant qu’archive ? Y a-t-il encore beaucoup à faire pour explorer les albums, les collections d'images ? Vous parlez d'une vaste matière noire archivale…
Depuis que le livre est sorti, j’ai eu des retours de lecteurs et c'est étonnant de voir combien de fonds familiaux surgissent, qui sont loin d'être purement anecdotiques ou inutilisables. La question, c'est précisément comment les exploiter, comment traiter cette matière. On peut imaginer énormément d’approches possibles, toutes susceptibles d’écrire de l’histoire avec la photographie et non pas simplement comme illustration. Une des pistes que je tente de poursuivre, c'est celle de l'intelligence artificielle et les outils qui doivent permettre de traiter de grandes quantités d'images. Il est possible notamment de reconstruire les circulations d'une même image même en l’absence de documentation écrite. Il est aussi possible par ce biais de retrouver des régularités, des sous-genres structurés, des obsessions visuelles. Toutes ces informations permettent de mieux connaître les usages et les imaginaires liés à ces productions visuelles.
Pour le faire, il faut pleinement se saisir des outils théoriques souvent développés en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne où l’image tient parfois une place plus importante qu’en France. C'est encore une matière qui reste à traiter dans son intégralité pour faire l’histoire de la période coloniale. La photographie permet notamment de compléter et de déstabiliser les archives écrites, européennes et souvent circulaires, afin de documenter des angles morts et de retrouver une histoire à plusieurs voix. Car il ne faut pas oublier que la production photographique locale constitue une autre masse encore inexploitée. Le livre mentionne plusieurs des pionniers de la photographie en Afrique et en Asie dont l’œuvre permet de ne pas observer le temps colonial avec une seule optique, centrée sur l’Europe. En Inde, la fondation Alkazi conserve par exemple une énorme masse de photos vernaculaires. De tels fonds permettent à la fois de visualiser, mais aussi de raconter des histoires différentes.
Comment utiliser ces photographies montrant des atrocités pour pouvoir les penser et faire histoire ?
Il faut tout d’abord ne pas considérer que l’image extrême écrase toute possibilité d’analyse. La violence photographiée provoque bien sûr une émotion. Mais on peut, et doit à mon avis, dépasser ce premier temps. Car rouvrir de tels dossiers permet aussi de neutraliser la part la plus sombre de ces documents et, au fond, de casser en partie leur pouvoir de victimisation. Sinon on perd par exemple de vue comment une photographie d'atrocité peut très vite se transformer en un document anticolonial. Certaines des vues des pendus de Denshawi que j'évoquais plus tôt, furent publiées dans un pamphlet en arabe qui circula en Égypte et peut-être dans l’empire ottoman. Ces clichés, a priori outils de domination, furent donc réinventés pour dénoncer l’impérialisme britannique. De tels processus restent invisibles si l’on n’embrasse pas la photographie comme une archive essentielle et complexe et si l’on n'essaie pas d’aller exhumer ces documents visuels parfois un peu écrasés par l’archive écrite, mais toujours dépendants d’elle.
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Daniel Foliard est maître de conférences en civilisation britannique à l’université Paris Ouest Nanterre. Il travaille sur la façon dont l’image, notamment photographique, a accompagné l’expansion de l’influence européenne au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Son ouvrage Combattre, punir, photographier est paru aux éditions La Découverte en 2020.