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RetroNews | la Revue n°4
Quatre regards pour une histoire environnementale, un dossier femmes de presse, un chapitre dans la guerre, et toujours plus d'archives emblématiques.
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Petite célébrité du Paris fin-de-siècle, Djebari est un interprète algérien pour le compte de l’empire. En 1895, il prétend avoir retrouvé les survivants français d’une expédition funeste au Sahel. L’historien Arthur Asseraf revient sur ce personnage double et ambigu.
Si son nom n’évoque rien aujourd’hui, Messaoud Djebari a eu un temps, à la fin du XIXe siècle, une belle notoriété. Il est au cœur de deux affaires – l’une de société secrète, l’autre d’expédition au cœur du Sahara – qui montrent la fabrication de l’information entre colonies et métropole, et le rôle joué par des intermédiaires algériens. Explications avec Arthur Asseraf.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
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RetroNews : Vous consacrez un livre à un illustre inconnu algérien, Messaoud Djebari, que vous avez croisé pour la première fois dans les archives en 2014 et que vous avez véritablement pisté pendant plusieurs années… Qu’est-ce qui, chez lui, a suscité cette curiosité si tenace ?
Arthur Asseraf : J’ai « rencontré » Messaoud Djebari entièrement par hasard, dans un épais dossier des archives diplomatiques de La Courneuve, consacré à l’invasion de la Tunisie en 1881. C’est là que je découvre un jour une correspondance incroyable au sujet d’une société secrète qui était, à en croire le procès-verbal d’une réunion parvenu entre les mains des autorités, en train de s’organiser en Algérie et qui donne alors lieu à une enquête du préfet de Constantine.
Moi qui cherchais à savoir si les Algériens s’intéressaient à l’actualité politique, voilà que je découvrais un document qui me mettait en quelque sorte dans la position de voyeur…
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L’existence de cette société secrète est-elle avérée ?
C’est là toute la question, que le préfet de Constantine s’est posée et que je me suis posée moi aussi, sans réussir à la trancher définitivement. Car à lire les archives, cette affaire a quelque chose de très convaincant. Et puis, quel intérêt auraient eu ses protagonistes à l’inventer de toutes pièces ? En même temps, plusieurs éléments restent suspects : la société secrète apparaît à chaque fois sous un nom différent ; dans le procès-verbal – correspondant scrupuleusement au protocole de l’association à la française, avec un président, un secrétaire et un trésorier, ce qui dénote un suivi très précis d’une loi sur les associations qui n’était alors qu’en préparation –, tous les chiffres étaient ronds, que ce soit le nombre de membres ou le nombre de votes…
Un personnage ressortait particulièrement de l’enquête, pour son rôle qui semblait central : Messaoud Djebari. Il sera d’ailleurs placé en détention administrative, comme le permettait le Code de l’indigénat, et finalement relâché devant le manque de preuves tangibles de la réalité de la conspiration. Il n’en reste pas moins que dans l’ensemble des documents, cet individu se démarque par son style très particulier, qu’il s’exprime en français ou en arabe, son choix des mots, son sens des détails, le charisme et la séduction qu’il semblait exercer sur les plus puissants que lui et notamment sur le préfet de Constantine : c’est un personnage à l’intelligence très singulière – presque hypnotisant.
Que sait-on de lui ?
Djebari est un Algérien ou plus exactement un « musulman » comme on dit à l’époque, sans doute né dans les années 1860 dans l’Est du pays, au sein d’une famille très pauvre : son père était khammès, ce qui signifie qu’il tenait ses terres en métayage pour un cinquième de ses revenus. Lui-même a reçu, sans doute à la medersa de Constantine, une éducation à la fois en français et en arabe qui le destinait sans doute à une carrière de petit fonctionnaire. Il faut bien avoir à l’esprit qu’une telle éducation est absolument exceptionnelle à ce moment-là : si nous n’avons pas de chiffres pour la deuxième moitié du XIXe siècle, on sait néanmoins que dans les années 1930, parmi les musulmans, seuls 2% des hommes adultes sont en mesure de lire le français.
Malgré son éducation, Messaoud Djebari a visiblement du mal à trouver un emploi stable : il est d’abord chef de gare, puis instituteur adjoint. En 1881, au moment de l’affaire de la société secrète, sa maîtrise du français écrit lui confère un rôle important auprès des notables de la région de Constantine : Djebari leur lit les journaux en français et leur permet de se tenir informés de l’actualité, à un moment où les journaux en arabe sont quasi inexistants.
Après cette affaire de la société secrète, Messaoud Djebari rentre dans l’ombre, jusqu’à ce qu’il apparaisse de nouveau en pleine lumière en 1895 – et à Paris cette fois…
En 1895, Djebari devient la coqueluche du tout Paris, ce dont témoigne le nombre impressionnant d’articles qui lui sont consacrés dans la presse, et sa célébrité dépasse largement les frontières françaises : les journaux britanniques, américains, allemands, belges s’en emparent eux aussi. Car Djebari affirme, dans les conférences qu’il donne à Paris, à Toulouse ou à Bordeaux et, également, dans le livre qu’il publie cette année-là, avoir retrouvé des survivants de la mission Flatters : partie explorer les possibilités d’une ligne de chemin de fer transsaharienne entre l’Algérie et le Niger, la mission avait été attaquée et décimée par les Touaregs en 1881.
L’engouement pour cette histoire défendue par Djebari n’est pas très étonnant : la disparition de la mission Flatters avait suscité en France beaucoup d’émotion, à un moment où l’orgueil national venait d’être mis à mal par la défaite de 1870 ; le thème de l’explorateur perdu est très à la mode – comme l’a montré quelques années plus tôt la disparition de Livingstone parti à la recherche des sources du Nil ou celle de Franklin qui n’est jamais revenu de l’Arctique. Sans compter l’exotisme attaché au Sahara et à ses nobles et mystérieux Touaregs qui suscite beaucoup de fantasmes.
La campagne de presse se déchaîne donc : certains journaux instillant le doute sur la véracité de l’histoire de Djebari, d’autres plaidant instamment pour le lancement d’une mission de recherche des survivants : Séverine, notamment, publie dans Le Journal de Fernand Xau un réquisitoire appuyé en faveur des survivants dans un article à la tonalité très nationaliste, voire colonialiste.
D’où Djebari tient-il cette histoire de survivants de la mission Flatters ?
Après l’affaire de la société secrète, Djebari s’est engagé dans l’armée en tant que spahi – autrement dit cavalier –, avant de devenir interprète militaire. En 1892, il se voit confier, par la Société de géographie de Paris, une mission d’exploration à but militaire dans la région du lac Tchad. A ce moment-là, les empires européens sont en pleine expansion au Sahel et la rivalité est grande entre Italiens, Allemands, Anglais, Français et Ottomans. Si le choix pour cette mission se porte sur Djebari, c’est que, dans cette région où l’arabe est la langue de l’écrit et où circulent de nombreux lettrés et commerçants arabophones, la présence d’un Algérien sera plus discrète que celle d’un Européen. Djebari est donc chargé, avec un Nigérian qui lui sert de guide, Fellati, de récupérer autant d’informations que possible et de s’attirer les faveurs du calife de Sokoto qui domine la région : Djebari emporte même à destination du calife un appareil qui lui permettra de battre monnaie !
Après un an sans donner de nouvelles – mais ce qui n’est pas très surprenant au vu des difficultés de communication dès que l’on s’éloigne des côtes africaines –, Djebari ressurgit en 1894 au Dahomey, très endetté et en bien mauvais état physique comme psychologique. Quant à son rapport de mission, il ménage le flou, ne dit pas réellement où il est allé, tout en multipliant par ailleurs les détails réalistes et en en promettant toujours plus. Changeant plusieurs fois de versions, Djebari finit par affirmer avoir vu au Niger actuel, parmi des Touaregs, des Européens – qui ne sont autres que des survivants de la mission Flatters…
« Djebari ne rejette pas la France : il la soutient dans son projet d’expansion en Afrique subsaharienne, qu’il présente comme « notre projet de civilisation » pour ‘le pays des Noirs’. »
Comment se termine cette affaire qui fait grand bruit ?
Le doute commence peu à peu à s’installer. D’autant qu’en Algérie, certains font le rapprochement avec « le Djebari » de l’affaire de la société secrète. Lui-même essaie de faire durer sa notoriété en provoquant une nouvelle affaire, à Bruxelles, cette fois, autour du marquis de Morès, lui aussi mort dans le Sahara et dont il prétend qu’il est encore vivant. Mais les ficelles sont éculées et la presse, excédée, se déchaîne pour le dénoncer comme affabulateur, criminel voire fou furieux. Plus personne ne doute désormais qu’il a menti.
Ses motivations posent cependant question : certes, Djebari a gagné une visibilité ; mais il n’a pas réussi à la transformer en position stable. Sa volonté de garder les informations plutôt que de rendre des comptes à sa hiérarchie, ses revirements dans les versions des faits conduisent à de premières tensions avec sa hiérarchie, puis finalement à sa radiation de l’armée quand il va jusqu’à proposer ses services aux ambassades allemande et britannique. Djebari n’a donc eu qu’une notoriété bien éphémère et a perdu, dans l’affaire, son salaire d’interprète.
Avait-il une cause à défendre ? Que sait-on de ses idées, notamment par rapport à la colonisation ?
Il est clair, au vu des sources dont on dispose, que Djebari refuse l’inégalité coloniale et le statut d’inférieurs assigné aux musulmans d’Algérie et sur ce point, il est très en avance sur son temps. Ses idées sont la synthèse à la fois des idées républicaines des radicaux de la IIIe République et du réformisme musulman, qui veut adapter la société musulmane à la modernité pour qu’elle soit l’égale de l’Europe.
Mais Djebari ne rejette pas pour autant la France : il la soutient dans son projet d’expansion en Afrique subsaharienne, qu’il présente comme « notre projet de civilisation » pour « le pays des Noirs » : car lui-même tient bien à se différencier et affirmer sa proximité avec les Blancs européens.
Son racisme est aussi teinté d’antisémitisme : en réponse à ceux qui mettent en doute sa parole, il dénonce une administration de Tunis « contrôlée par les Juifs et les francs-maçons » et rejoint le camp des antisémites antidreyfusards, se positionnant « contre les Juifs et les étrangers ». Faut-il voir là une conviction ou une stratégie pour se faire des amis à un moment où l’antisémitisme est dans l’air du temps et où les antisémites cherchent des appuis auprès des musulmans ?
Que disent, au fond, ces deux affaires Djebari sur la circulation de l’information entre France et Algérie à la fin du XIXe siècle ?
J’ai qualifié Djebari de « désinformateur » : dépourvu d’agenda clairement identifiable, il navigue à vue et conduit des affaires chaotiques, en multipliant les versions – on est bien loin de la figure d’un espion à la solde d’un Etat ! Ce faisant, il sème le trouble, à la fois dans les réseaux de renseignement français et dans la presse.
Au fond, la désinformation n’est rien d’autre que le négatif de la « bonne information », celle qui est vérifiable, et qui dépend des moyens à la disposition de chaque société. La question de l’infox qui préoccupe beaucoup aujourd’hui n’est pas sans précédent et on peut trouver dans ces affaires de la fin du XIXe siècle certaines résonances avec la période actuelle. En cette phase d’accélération de la mondialisation de l’information, appuyée sur le télégraphe, sa circulation reste inégale, les réseaux lacunaires. Et c’est dans ces interstices que se glissent des personnages comme Djebari, dont le rôle est essentiel.
Il fut d’ailleurs loin d’être le seul Algérien à être présent à Paris à la Belle Epoque, même si les autres ont sombré dans l’oubli. Pour savoir ce qui se passe en Afrique, la presse parisienne ne peut faire l’économie de ces « informateurs » issus des colonies. L’histoire de l’empire et celle de la métropole sont bien moins séparées qu’on a pu le penser et le donner à voir.
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Arthur Asseraf est historien, maître de conférences en histoire de la France et du monde francophone à l’université de Cambridge, a publié chez Fayard en 2022 Le Désinformateur. Sur les traces de Messaoud Djebari, Algérien dans un monde colonial.