Interview

François Mitterrand, « passionné » d'Afrique et stratège de l'Empire français

le 17/10/2024 par Thomas Deltombe, Marina Bellot
le 15/10/2024 par Thomas Deltombe, Marina Bellot - modifié le 17/10/2024

Dans L'Afrique d'abord, l'historien Thomas Deltombe raconte, archives inédites à l'appui, les brûlantes années africaines du futur président de la République. D'après lui, le jeune ministre fut l'un des précurseurs de ce que l'on nommera bientôt la Françafrique.

RetroNews : Comment expliquer la « passion africaine » de François Mitterrand ?

Thomas Deltombe : François Mitterrand n’avait pas a priori de liens particuliers avec le continent africain. Comme beaucoup de gens de son milieu et de sa génération, il a été élevé dans l’idée assez générale que l’Empire était l’un des principaux piliers de la « grandeur de la France » – une conception qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie. Quelques expériences personnelles et professionnelles vont cependant l’inciter, à partir des années 1940, à étudier de plus près les questions coloniales. Enchaînant les postes ministériels à partir de 1947, il va notamment être amené à se rendre plus régulièrement au sud de la Méditerranée, en Algérie, en Afrique équatoriale française (AEF) et en Afrique occidentale française (AOF).

Ces voyages marquent peut-être la naissance de cette « passion africaine ». Son voyage en Afrique de l’Ouest en janvier-février 1950, au cours duquel il donne une série de conférences à l’invitation de l’Alliance française, l’a en tout cas beaucoup frappé, comme en témoigne le journal personnel qu’il a tenu au cours de ce périple (aujourd’hui consultable à la BnF). Quelques semaines plus tard, en juillet 1950, il demande – et obtient – sa nomination comme ministre de la France d’outre-mer, c’est-à-dire essentiellement ministre de l’Afrique subsaharienne et de Madagascar (les autres territoires de l’Empire étant gérés par d’autres départements ministériels). Une expérience ministérielle qu’il décrira quelques années plus tard comme « l’expérience majeure de [s]a vie politique ».

À la suite de son passage rue Oudinot (juillet 1950-juillet 1951), le jeune ministre Mitterrand se plonge avec frénésie dans les dossiers africains, au sens large du terme, dont il devient l’un des « spécialistes » sur la scène politique hexagonale. Début 1952, il signe une alliance politique avec Félix Houphouët-Boigny, alors député de Côte d’Ivoire au Palais-Bourbon, et rédige un important rapport sur les relations franco-tunisiennes. Ces thématiques prennent une telle place dans la carrière politique de François Mitterrand entre 1950 et 1957 que Jean Lacouture parlera de cette période comme de son « septennat africain ».

Son intérêt pour les questions africaines a une double dimension. Une dimension idéologique d’abord : alors que la scène internationale est désormais dominée par deux superpuissances rivales, les États-Unis et l’Union soviétique, et alors que l’armée française s’embourbe en Indochine, François Mitterrand est convaincu que l’avenir de la France se joue de l’autre côté de la Méditerranée. « La France du XXIe siècle sera africaine ou ne sera pas », écrit-il dès 1952. Le maintien de la présence française sur le continent africain étant devenu une question de survie, il faut, écrit-il, mettre « l’Afrique d’abord ».

Mais il y a derrière ces considérations idéologiques et géostratégiques une seconde dimension, plus politicienne. François Mitterrand, qui ne dissimule pas son ambition personnelle malgré son jeune âge, comprend assez vite que les dossiers africains, relativement délaissés par les caciques de la IVe République – occupés au début des années 1950 par l’Indochine, la construction européenne, les problèmes socio-économiques, etc. –, pourraient propulser sa carrière gouvernementale. En d’autres termes, il mise sur les questions africaines pour se faire une place au soleil.

C’est du reste ce que relèvent les milieux colonialistes conservateurs, relayés par divers organes de presse (Climats, Juvénal, Les Échos d’Afrique noire, etc.), qui dès 1951 analysent la politique de François Mitterrand – son soutien au socialiste Paul Béchard, gouverneur général de l’AOF, son hostilité aux administrateurs coloniaux gaullistes, son lent rapprochement avec le « communiste » Félix Houphouët-Boigny, etc. – comme une stratégie opportuniste participant à la « politisation de l’Afrique » au profit des partis gouvernementaux. 

En quoi son « septennat africain » est-il fondateur ? Quelles convictions acquiert-il alors ?

Les historiens et les biographes de François Mitterrand ont jusqu’à présent beaucoup insisté sur son « libéralisme » en matière coloniale. Ce jeune ministre, nous disent-ils, était avant tout un « réformiste » et un « progressiste », ce qui expliquerait au passage la haine que lui vouaient les milieux colonialistes. Certains commentateurs le décrivent même comme un « décolonisateur » et affirment qu’il préparait, dès 1950, la future « indépendance » des colonies.

Ce récit, qui épouse fidèlement le storytelling que François Mitterrand a tenté d’imposer au cours des décennies suivantes, est en réalité démenti par les faits. Il repose en tout cas sur une illusion d’optique : s’il a, comme d’autres, prôné une « réforme » des relations coloniales, ce n’était pas pour démanteler l’Empire mais au contraire pour le consolider. Son réformisme, presque toujours interprété a posteriori comme une fin en soi, était en réalité un moyen : l’« évolution » progressive des relations coloniales est, dans l’optique mitterrandienne, la meilleure manière de sauver l’édifice impérial.

Après son passage au ministère de la France d’outre-mer, François Mitterrand commence donc à élaborer une subtile conception de la « réforme coloniale », qu’il conçoit comme une sorte de délestage en même temps qu’un moyen d’amadouer les élites africaines. Si l’on veut consolider le « bloc franco-africain », explique-t-il, il est impératif de déléguer aux élites autochtones une partie des charges que la métropole s’est accaparée et qui alourdissent inutilement la gestion des territoires ultra-marins.

« En procédant ainsi, écrit-il, on parviendrait sans doute à isoler pour le réduire le noyau dur, irrécupérable, dont la présence rendait vaine toute tentative de conciliation. On épargnerait en revanche les authentiques messagers de la libération africaine que l’assentiment et la fidélité de leur peuple autant que l’amitié de la France mèneraient aux plus hauts destins. »

La réforme a, on le voit, une double vocation : choyer les leaders « modérés », partisans de la collaboration avec la puissance coloniale, pour mieux étouffer les mouvements « radicaux » partisans de l’indépendance des colonies.

Cette conception, que François Mitterrand défend dans d’innombrables articles de presse, dans les enceintes parlementaires et dans les deux livres qu’il consacre à ces questions, inquiète logiquement les mouvements nationalistes africains qui comprennent le danger d’une telle modernisation des rapports coloniaux : en octroyant des réformes limitées dont bénéficieront les élites africaines loyalistes, ce réformisme risque d’entraver la libération véritable des peuples colonisés. Les nationalistes algériens, particulièrement lucides, qualifient ces réformes en trompe-l’œil de « néocolonialisme » et désignent François Mitterrand comme l’un de ses « grands théoriciens ».

Partisan d’une réforme stratégique des liens métropole-colonies, François Mitterrand n’exclut pas la répression des « irrécupérables ». Il faut simultanément « maintenir l’ordre quand il est menacé » et « appliquer […] d’audacieuses et habiles réformes », explique-t-il en juin 1953 à l’Assemblée nationale : « Cela forme un tout. » Telle est précisément la politique qu’il va mener après sa nomination, un an plus tard, au ministère de l’Intérieur. Chargé à ce titre des départements français d’Algérie, il promeut des réformes sociales, afin d’assécher la contestation nationaliste, et entreprend après l’insurrection du 1er novembre 1954 une vaste campagne de répression, dans l’espoir d’écraser ceux qu’il qualifie de « séparatistes ».

Nombre d’historiens et de biographes pensent que Mitterrand a été comme pris au piège dans l’« engrenage » algérien. Le « décolonisateur » se serait à contrecœur transformé en « homme de guerre », écrivent certains d’entre eux. Je crois pour ma part qu’il n’y a pas de contradiction entre ces deux facettes : François Mitterrand n’ayant jamais cherché à « décoloniser » au sens plein du terme, il a simplement utilisé les deux instruments habituels et complémentaires de la gouvernementalité coloniale : la carotte et le bâton. En ce sens, il n’a pas été victime de l’« engrenage » algérien, comme le prétendent certains : il en a été un rouage essentiel, au ministère de l’Intérieur (juin 1954-février 1955) et, plus encore, à celui de la Justice (février 1956-juin 1957).

Dans quelle mesure est-il l’un des penseurs et précurseurs de la « Françafrique » ?

Pour le comprendre, il faut se pencher sur l’alliance qu’il a nouée à l’orée des années 1950 avec Félix Houphouët-Boigny, alors député de Côte d’Ivoire et président de la principale formation politique africaine, le Rassemblement démocratique africain (RDA). Cet épisode, dont François Mitterrand et ses admirateurs ont par la suite radicalement enjolivé le récit, est au cœur de la légende d’un Mitterrand « décolonisateur ».

Pour se faire une idée de la façon dont les choses sont généralement présentées, on peut consulter le site internet de l’Institut François Mitterrand (IFM), gardien de la mémoire de l’ancien président de la République. Alors jeune ministre de la France d’outre-mer, est-il expliqué, François Mitterrand aurait convaincu Houphouët-Boigny de prendre ses distances avec le Parti communiste français (PCF), avec lequel le RDA avait noué un accord parlementaire en 1946, et d’engager un dialogue constructif avec le gouvernement. « Cet événement majeur ouvre les voies à une évolution pacifique de l’AOF et de l’AEF vers les indépendances », explique l’IFM dans un article publié fin 2023. Cette version se retrouve, avec diverses variantes, sous la plume de tous les biographes de l’ancien président de la République (Franz-Olivier Giesbert, Jean Lacouture, Philip Short, Michel Winock, Eric Roussel, Laure Adler, etc.).

Une étude attentive de la presse d’époque et l’examen d’un certain nombre d’ archives montrent pourtant que ce récit ne tient pas. D’abord parce qu’Houphouët-Boigny n’a pas attendu François Mitterrand pour prendre ses distances avec le PCF. Ensuite parce que le même Houphouët militait non pas pour l’indépendance des colonies africaines… mais contre ! Et c’est d’ailleurs pour cette raison, en plus des bénéfices politiques qu’il pouvait en espérer, que Mitterrand a fait alliance avec lui : le député ivoirien, malgré sa réputation de « communiste », était le prototype du leader africain loyaliste. « Nous voici presque tous dans la collaboration », explique-t-il devant des milliers de ses partisans réunis à Abidjan en octobre 1951.

J’explique dans le livre pourquoi l’alliance politique entre le parti d’Houphouët-Boigny et celui de Mitterrand, scellée début janvier 1952, peut s’interpréter comme un embryon de cette fameuse « Françafrique », néologisme qu’on attribue à Félix Houphouët-Boigny mais dont il n’est en réalité pas l’inventeur (le terme est utilisé dès 1945 et employé par le leader ivoirien en 1955). L’alliance qu’Houphouët-Boigny a contractée avec Mitterrand sous la IVe République s’est en effet prolongée, sous la Ve République, avec les gaullistes : un système néocolonial extrêmement poussé a été instauré, qui a permis à la France de transformer ses anciennes possessions subsahariennes en États-satellites après les indépendances proclamées en 1960.

La question centrale, dans cette affaire, est celle de la nature des indépendances africaines : celles-ci étaient-elles réelles ou simplement formelles ? Bien des travaux montrent aujourd’hui que les indépendances octroyées aux colonies subsahariennes – contre l’avis de nombre de leaders africains eux-mêmes, à l’instar d’Houphouët-Boigny – étaient sévèrement encadrées par divers mécanismes dits de « coopération » (monétaires, militaires, culturels, etc.). En d’autres termes : la France a offert à ses ex-dépendances africaines une souveraineté atrophiée et a ainsi perpétué son empire africain sous un mode informel. Cette Françafrique est en quelque sorte l’aboutissement ultime du réformisme stratégique promu dans les années 1940-1950 par des gens comme François Mitterrand. La réforme ultime consistant à livrer aux colonies des indépendances… vidées de leur substance.

Présenter aujourd’hui François Mitterrand comme un précurseur des « indépendances » africaines sans préciser la nature de ces indépendances pose donc, à mon sens, un sérieux problème : cela laisse penser qu’il était à l’avant-garde de la décolonisation alors qu’il était en réalité un des principaux stratèges du néocolonialisme. Tel est du reste le fil directeur de mon livre : démystifier la politique africaine de Mitterrand dans les années 1950 permet d’esquisser une contre-histoire de la décolonisation. Et, indirectement, de réfléchir à la difficulté que la société française éprouve encore aujourd’hui à décoloniser ses propres imaginaires et sa conception des relations franco-africaines.

Quelles archives avez-vous mobilisées ? Comment expliquez-vous qu’il ait fallu si longtemps pour les exhumer ?

Je me suis rendu compte au cours de mon enquête que la presse de l’époque avait été assez peu exploitée. Alors que Mitterrand a écrit d’innombrables textes sur les questions coloniales dans les années 1950, beaucoup d’historiens et de biographes racontent sa carrière ministérielle en s’appuyant sur les récits qu’il en a donné dans les années 1960-1970, à l’époque où il s’imposait comme le leader de la gauche française. Ce biais est d’autant plus problématique que François Mitterrand était, comme chacun sait, un redoutable mystificateur. Un exemple parmi  d’autres : dans son livre intitulé Ma part de vérité, publié en 1969 avec le concours du journaliste Alain Duhamel, il affirme avoir fait libérer de prison, quand il était ministre de la France d’outre-mer, d’innombrables leaders africains, dont sept sont par la suite devenus les présidents de leur pays respectifs. Problème : aucun futur président africain n’était incarcéré à cette période !

Au lieu de m’appuyer sur les récits rétrospectifs de François Mitterrand et de son entourage, j’ai donc préféré me plonger dans la documentation d’époque : les nombreux textes qu’il a publiés (dans Le Courrier de la Nièvre, La Nef, L’Express, Le Combat républicain, Paris-Presse L’Intransigeant, Le Bulletin de la France d’outre-mer, etc.) ainsi que les articles, hostiles ou non, rendant compte de sa politique et de ses prises de position (France Observateur, L’Humanité, Combat, Paris-Dakar, Lettre à l’Union française, Afrique noire, Le Démocrate, L’Algérie libre, La Nation algérienne, Le Libertaire, etc.). On trouve sur Gallica, sur RetroNews ou dans les réserves de la BnF d’innombrables trésors dont beaucoup avaient jusque-là été laissés de côté ! J’ai évidemment ausculté en parallèle plusieurs fonds d’archives, dont certains n’avaient manifestement pas été ouverts, aux Archives nationales, aux Archives nationales d’outre-mer, dans les archives de Sciences Po, etc. Bien qu’il existe encore des archives inaccessibles – notamment à l’Institut François Mitterrand –, ces diverses sources permettent, je crois, de se faire une idée assez précise de la politique (néo)coloniale du futur président.

Plusieurs raisons expliquent peut-être le manque de curiosité sur ce sujet. La première est liée à l’assurance avec laquelle François Mitterrand a réécrit sa propre légende à partir des années 1960. Quelle est la part de mensonge dans sa « part de vérité » ? À quel moment douter de la parole d’un homme qui leurre avec autant d’aplomb ceux qui le lisent ou l’écoutent ? La deuxième explication découle de son positionnement au cours de cette même double décennie 1960-1970 : les militants progressistes, dont certains connaissaient pourtant le passé vichyste ou colonialiste de Mitterrand, ne souhaitaient pas s’attaquer à l’homme qui faisait l’union de la gauche et qui avait des chances raisonnables de battre dans les urnes la droite gaulliste puis giscardienne (cette dernière, dont les combats passés pouvaient ressembler à ceux de Mitterrand, n’avait pas non plus intérêt à s’appesantir sur le conservatisme du personnage…).

Une dernière explication dérive peut-être des effets de cadrage de la recherche. Le double septennat présidentiel de François Mitterrand sous la Ve République a, pour des raisons assez évidentes, intéressé plus de monde que sa carrière ministérielle sous la IVe République. Les quelques chercheurs qui se sont jusqu’à présent penchés sur ce dernier sujet, ont également centré leurs études sur un aspect particulier, qui a malheureusement éclipsé d’autres pans intéressants de la carrière de François Mitterrand. L’excellent historien Éric Duhamel – décédé en 2000 – s’était par exemple concentré sur sa stratégie politique et partidaire. Benjamin Stora et François Malye se sont quant à eux focalisés sur sa seule politique algérienne – et singulièrement sur l’exécution des militants nationalistes algériens – sans la mettre en regard avec ses conceptions (néo)coloniales antérieures. D’où l’intérêt, à mon avis, pour éviter les biais et les angles morts, d’élargir aujourd’hui la focale, d’explorer de nouvelles sources et d’enrichir ainsi l’analyse de cette période cruciale.

Thomas Deltombe est éditeur et chercheur indépendant. Il a notamment co-dirigé L'Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Son ouvrage L'Afrique d'abord. Quand François Mitterrand voulait sauver l'Empire français est paru aux éditions La Découverte en 2024.