14-18 : Les journaux en guerre
« 14-18 Les journaux en guerre »
L'actualité de la première guerre mondiale en 10 grandes dates et 10 journaux publiés entre 1914 et 1918. Une collection de journaux réimprimés en intégralité.
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Tandis que les armées coloniales s’emparent des territoires d’Afrique du nord, une improbable rumeur enfle en France, selon laquelle les tribus touaregs seraient les petits-enfants des chevaliers médiévaux partis aux Croisades.
À la Belle époque, plusieurs titres de presse se passionnent pour les Touaregs et leur histoire tandis que les troupes coloniales, en s’enfonçant au cœur du continent africain, se retrouvent régulièrement confrontées à ces hommes du désert nomades.
Certains journalistes avancent à leur sujet une étrange hypothèse en affirmant qu’ils compteraient des ancêtres parmi les croisés du XIIIe siècle, comme on peut le lire dans cet article du Constitutionnel du 27 octobre 1895 :
« Un historien, qui s’est révélé naguère sous le pseudonyme de Francis André, émet sur les Touaregs une hypothèse singulièrement audacieuse et originale.
Selon cet historien, les Touaregs seraient les descendants des enfants partis de France pour une croisade, sous Philippe-Auguste. On se rappelle la fameuse et extraordinaire croisade des enfants […]
Francis André, avec des arguments singulièrement séduisants, prétend qu’ils s’avancèrent dans le Sahara, où ils grandirent et, de génération en génération, devinrent les Touaregs, les sentinelles avancées du désert. »
14-18 : Les journaux en guerre
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L'actualité de la première guerre mondiale en 10 grandes dates et 10 journaux publiés entre 1914 et 1918. Une collection de journaux réimprimés en intégralité.
Presque quinze ans plus tard, profitant de la venue d’un chef touareg et de sa suite en France, le supplément du dimanche du Petit Journal consacre, le 21 août 1910, une illustration pleine page et un long article écrit par Ernest Laut, alors rédacteur en chef de la publication, aux mœurs et à l’histoire supposée des hommes du désert.
« On a dit des Touareg qu’ils seraient les descendants de chevaliers français qui avaient accompagné Saint-Louis à la croisade et qui, après la mort du roi, auraient été repoussés dans le désert par les Arabes et se seraient mêlés aux tribus berbères.
De fait, si peu qu’on ait pu jusqu’ici étudier leurs traditions, on y a trouvé des croyances chrétiennes. Les ancêtres de ces mauvais Musulmans ont peut-être été de bons chrétiens.
On y a même trouvé la trace de légendes particulières au pays normand et breton. Avouez qu’il serait curieux de se dire que ce Moussa ag Amastane, ce grand chef des Touareg qui est en ce moment notre hôte, est peut-être le descendant de quelque preux chevalier de Bretagne ou de Normandie. »
Reste à savoir pourquoi une telle légende apparaît dans la presse.
L’une des sources se trouve certainement dans l’ouvrage enfiévré de Francis André édité en 1895, que cite nommément l’article du Constitutionnel : La vérité sur Jeanne d’Arc : ses ennemis, ses auxiliaires, sa mission. Dans un contexte où impérialisme français et anglais s’affrontent pour conquérir le centre de l’Afrique, l’auteur, sans avancer la moindre preuve, y affirmait que les Touaregs seraient des « alliés naturels » de la France (et donc, de futurs sujets loyaux de l’empire) parce qu’ils descendraient en droite ligne de guerriers féodaux francs :
« Ces singulières tribus de Touaregs qui […] ont conservé tant d’atavisme celtique qu’on se demande si elles ne sont pas, en vérité, les sentinelles avancées mais non perdues de notre Gaule contre les rois britanniques de l’Orient et les Templiers anglais de l’Occident.
En voyant, à notre époque, ces impassibles Touaregs, barrer, en Afrique, le chemin des lacs à l’Angleterre, il semble qu’ils aient conservé vaguement le souvenir, presque inconscient, de la consigne que les siècles leur ont léguée et qu’ils attendent que les Français […] viennent les relever de garde et leur serrer la main comme à des frères restés aux avant-postes de combat contre l’Ennemi. »
La résistance qu’ont opposée les Touaregs aux troupes coloniales constitue sans doute une des raisons à leur médiévalisation.
En février 1881, une colonne française commandée par Paul Flatters est anéantie dans le désert par des nomades. Il faut rapidement trouver une explication à cette défaite de soldats civilisés face à des populations considérées comme « sauvages ».
En 1895, certains, comme le quotidien catholique La Croix, accusent les Juifs de Tripolitaine d’avoir manipulé les Touaregs. D’autres, comme Le Constitutionnel, préfèrent simplement « blanchir » les Touaregs et expliquer leur résistance par le fait qu’ils seraient des descendants de croisés.
Cette idée est reprise, avec un peu plus de distance, dans des publications scientifiques à l’époque. Paul Atgier, en 1909, dans le dixième tome des Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, compare ainsi les Touaregs à des guerriers féodaux tout en expliquant que beaucoup auraient « le type celtique de nos paysans bretons du centre du Morbihan ».
Ce discours présente aussi l’intérêt pour les autorités coloniales de flatter certaines populations récemment soumises au détriment d’autres et d’en faire des alliés. Dans l’article du supplément du dimanche du Petit Journal du 21 août 1910, les touaregs berbères, nomades « de type celtique » à l’islam peu assuré sont ainsi opposés aux Arabes sédentaires et musulmans convaincus :« Qu’est donc cette race et d’où vient que ses mœurs présentent avec celles des Arabes des différences si profondes ? […]
« Bien que musulmans, ils ne suivent guère les pratiques fondamentales de la religion du Prophète, ne jeûnent pas, ne font pas les ablutions traditionnelles. Les purs musulmans les accusent d’être de mauvais croyants ; et il est probable que les Touareg subirent dans le passé les effets du zèle religieux des sectateurs du Prophète. Les Arabes disent d’eux qu’il fallut les convertir de force sept fois de suite à l’islamisme.
Cette répugnance à accepter les doctrines de l’islam, jointe à certaines particularités de la race, à certains détails des mœurs a fait attribuer aux Touareg une origine tellement invraisemblable que je n’oserais vous exposer cette doctrine ethnologique si des savants eux-mêmes n’avaient paru en accepter la possibilité. »
Mais ce troublant récit de chevaliers-touaregs doit aussi beaucoup à l’idée qui veut que les populations orientales vivraient encore, en ce début de XXe siècle, en pleine époque féodale alors que l’Occident serait entré de plain-pied dans la Modernité. L’ailleurs géographique de l’Europe, l’Orient, se mêle ici avec l’ailleurs historique de la civilisation industrielle européenne, le Moyen Âge, dans une vision exagérant les différences de la culture touarègue avec celle de la France et combinant les fantasmes issus de l’orientalisme et du médiévalisme.
En 1864, dans son livre Les Touareg du Nord : exploration du Sahara, le géographe Henri Duveyrier, un des premiers Européens à se rendre dans les régions habitées par les hommes du désert, écrivait déjà :
« Les mœurs permettent, entre hommes et femmes [Touaregs], en dehors de l’époux et de l’épouse, des rapports qui rappellent la chevalerie du moyen âge : ainsi la femme pourra broder sur le voile ou écrire sur le bouclier de son chevalier des vers à sa louange, des souhaits de prospérité ; le chevalier pourra graver sur les rochers le nom de sa belle, chanter ses vertus. »
Cette image, que Duveyrier emploiera régulièrement dans ses publications (par exemple dans son son Journal de route édité en 1905) plaît particulièrement dans les milieux conservateurs, notamment dans les cercles militaires issus de l’ancienne noblesse dont certains membres rêvent de fuir une société française contemporaine devenue trop républicaine et moderne à leur goût pour se plonger dans le Moyen Âge fantasmé qu’offre l’Orient. Un Orient qui, à l’instar les vieilles provinces comme la Normandie ou la Bretagne (que cite à dessein l’article d’Ernest Laut), aurait su, lui, garder ses traditions.
Le phénomène ne touche pas seulement la société hexagonale. Au même moment, l’Angleterre voit fleurir des publications dans lesquelles les auteurs dressent un parallèle entre les missions des officiers dans de lointaines colonies à la quête des chevaliers arthuriens. Le fameux Lawrence d’Arabie, parti en 1916 soulever les tribus de la péninsule arabique contre l’Empire ottoman, amène ainsi dans ses sacoches trois livres dont un exemplaire du Morte Darthur, roman de la Table ronde écrit à la fin du XVe siècle par Thomas Malory. Dans son ouvrage autobiographique Les Sept Piliers de la sagesse, publié en anglais en 1926, il comparera d’ailleurs plusieurs fois ses alliés bédouins à des guerriers féodaux.
Le dessin de presse appuie fortement l’association de l’entreprise coloniale à une quête chevaleresque, et les officiers qui la mènent à des héros dignes des romans féodaux. Dans l’illustration proposée par Le Petit Journal du 21 août 1910, les Touaregs, au centre de la composition, sont entourés d’officiers pour former un ensemble dont les membres se distinguent nettement par leurs ports majestueux des civils. Placés tous au second plan, ces derniers les regardent avec étonnement et envie, comme si les militaires et les guerriers du désert venaient tous d’un monde et surtout d’une époque différents.
Ce parti pris iconographique est assumé par la rédaction du journal. Ernest Laut écrit ainsi :
« Notre dessinateur qui fit ici le portrait de Moussa ag Amastane, M. Louis Bombled qui visita naguère le pays des Touareg avec le philologue Masqueray, me faisait observer encore que leur coiffure, ce turban élevé et ce “litham” qui ne laisse découverts que les yeux affectait fort exactement la forme du heaume des chevaliers du Moyen Âge. »
Louis Bombled, peintre militaire fasciné par le Moyen Âge (il a ainsi illustré en 1907 une version abrégée pour la jeunesse du roman Ivanhoé de Walter Scott) reprend donc à son compte l’imagerie chevaleresque des hommes du désert en poussant l’évocation au point que la couleur de leurs habits rappelle fortement celui des sergents templiers des croisades.
Longtemps après que la légende de la l’ascendance croisée des Touaregs soit oubliée, le désert, ses habitants, mais aussi ses conquérants européens vont continuer à être associés à de nobles guerriers féodaux. Les récits de la vie de Charles de Foucault, ancien militaire devenu prêtre et mystique installé auprès des Touaregs avant d’y être assassiné en 1916, sont à ce titre frappants.
On pourra par exemple lire à son sujet le 23 février 1938, dans les colonnes du Courrier de Saône-et-Loire, une prose qui rappelle à quel point l’Orient et le Moyen âge sont deux rêves enchâssés :
« Charles de Foucauld naquit en 1858, à Strasbourg d’une famille périgourdine d’ancienne chevalerie qui donna des saints à l’Église, et de bons serviteurs à la France.
Un Bertrand de Foucauld était à la croisade avec Saint Louis et tombait à la bataille de Mansourah en défendant le roi contre les Musulmans. Sept cents ans plus tard, le dernier des Foucauld, devenu l’“ermite du Sahara”, tombera lui aussi pour la propagation de la foi.
Sur la même terre d’Afrique, l’ancêtre et le rejeton se rejoindront… »
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William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain, paru aux éditions Libertalia.
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Pour en savoir plus :
William Blanc, « Les caprices d’un mythe. Des croisés de saint Louis au sud du Sahara ! », in : Histoire et Images médiévales, n° 50, 2013, p. 16-17
Dominique Casajus, Henri Duveyrier : un saint-simonien au désert, Paris, Ibis Press, 2007
Paul Pandolfi, « Les Touaregs et nous : une relation triangulaire ? », in : Ethnologies comparées, n° 2, 2001
John M. Ganim, Medievalism and orientalism: three essays on literature, architecture, and cultural identity, New York, Palgrave Macmillan, 2005