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La « croisade coloniale » du cardinal Lavigerie

le par - modifié le 12/04/2022
le par - modifié le 12/04/2022

Après la conquête de l’Algérie par la France, l’emploi de l’imagerie des croisades perdure dans les milieux catholiques pour justifier une conversion religieuse des populations colonisées.

Dans un précédent article, nous avions vu à quel point l’imagerie de la croisade avait été utilisée pour justifier et magnifier la conquête de l’Algérie. Mais, une fois la colonisation bien installée, cet emploi continue et d’un certain point de vue s’amplifie.

Tout d’abord parce que les opérations militaires ne cessent pas… elles se déplacent simplement de plus en plus vers le Sud, mais également à l’Est puis à l’Ouest, avec l’occupation progressive de la Tunisie puis du Maroc. Mais aussi parce qu’après avoir conquis par les armes des pays très majoritairement musulmans, certains veulent les christianiser. En 1901, en page de Une, La Croix résume ainsi soixante-dix ans de présence impériale de la France en Afrique du Nord.

« Quand […] la France, malgré la mauvaise humeur de l’Angleterre, plantait son drapeau sur les murs d’Alger, c’est bien aussi une Croisade qu’elle entreprenait. Et sa conquête ne fut assurée que lorsque ses évêques eurent leurs cathédrales et les moines leurs monastères à Alger, à Constantine et à Oran.

La Croix a pareillement suivi nos légions quand elles entrèrent en Tunisie. À Carthage, il y a maintenant une cathédrale catholique. On chante la messe à l’endroit même où mourut saint Louis. »

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RetroNews | la Revue n°3

Au sommaire : un autre regard sur les explorations, l'âge d'or du cinéma populaire, et un retour sur la construction du roman national.

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Cette volonté de se croiser tel un nouveau chevalier pour implanter l’Église catholique française dans le Maghreb, et de là en Afrique, personne ne l’incarne mieux que le cardinal Lavigerie (1825-1892). Né près de Bayonne, celui-ci devient, en 1867, archevêque d’Alger où il fonde rapidement les « Pères blancs », structure ayant pour vocation de répandre le catholicisme en Afrique.

D’emblée, en mai 1868, le journaliste anticlérical Benjamin Gastineau, futur communard, dénonce les velléités de croisade du prélat dans les pages du Phare de la Loire :

« M. Lavigerie, retour d’Alger, organise à Paris une véritable croisade anti-musulmane à laquelle il appelle tous ses collègues de l’épiscopat. Déjà il en a reçu plusieurs lettres qui l’engagent à persévérer dans sa catéchisation des Arabes, et, comme au temps de saint Louis, on entend déjà retentir les cris de Dieu le veut ! des croisades. […]

Comme on devait s’y attendre, les journaux cléricaux de Paris et de la province prennent fait et cause pour M. Lavigerie et le transforment déjà en un martyr de la foi. »

Gastineau n’exagère pas. Déjà à cette époque, Lavigerie est loin d’être le seul à rêver d’une croisade apostolique. Le 2 mai 1867, Louis Veuillot, pamphlétaire catholique ultramontain influent, écrit ainsi dans L’Univers, journal dont il est le rédacteur en chef :

« L’Europe, qui n’est après tout qu’un même peuple et qu’une même famille, pourrait aujourd’hui, sans témérité, se proposer de conquérir la terre […]

Si l’Europe ne conquiert pas l’Orient, c’est l’Europe elle-même qui sera conquise par l’Orient européanisé et d’autant plus barbare. […]

Il faudrait donc, en effet, une Croisade ; et si quelque chose au moins de l’esprit des Croisades n’animait pas l’entreprise de l’Europe sur l’extrême Orient, elle ne donnerait longtemps que des résultats funestes. […]

Malheur à la nation conquérante qui n’enveloppe pas le Christ dans les plis de son drapeau ! Mais proposer aux esprits de ce temps une chose qui ne serait que chrétienne, qu’absolument belle, grande et auguste, nous ne sommes pas si simples ! Non ; dans cette Croisade, où l’Église cherchera des âmes, le monde trouvera aussi la toison d’or. Il y a des âmes et du coton. »

Ce texte, on le voit, tente de proposer une synthèse. Veuillot s’y affirme pour un programme impérial d’accaparement des richesses des pays soumis (« Il y a des âmes et du coton »). Mais, jouant sur les peurs d’un Islam conquérant, il critique aussi tout projet qui omettrait de convertir les colonisés et d’implanter l’Église partout dans le Monde. Déjà important sous le règne de Napoléon III, ce dernier point devient central après l’avènement de la IIIe République. Promouvoir le catholicisme dans l’Empire, c’est aussi propager son influence en métropole.

C’est exactement ce qu’explique un article de L’Univers du 24 août 1875 lorsqu’on annonce que la garde du « tombeau de saint Louis » située à Tunis, roi canonisé mort en 1270 durant une croisade en Afrique du Nord, a été confiée par le pape aux pères blancs de Lavigerie. Regrettant devant le recul du catholicisme en France, son auteur écrit :

« Cette foi indomptable, nous l’avons désapprise, nous avons cru, nous Français, qu’elle n’était pour rien dans les motifs de notre grandeur ; nous n’avons pas reculé devant le fol abandon d’une politique qui nous était imposée par une mission providentielle, et pour le succès de laquelle saint Louis entreprenait résolument ces expéditions gigantesques, les croisades […].

Quel profit avons-nous tiré de ces reniements ? C’est au tombeau de saint Louis que nous pouvons surtout méditer sur cette leçon des événements. C’est là que nous convie l’archevêque d’Alger, c’est là que nous pourrons retrouver l’espoir. En effet à la lumière de cette grande vie, comment ne pas se sentir excité à reprendre le fil des traditions dont saint Louis nous dit la grandeur et la fécondité ? […]

C’est seulement par son imitation que nous travaillerons efficacement à la relever ; ce nous est donc un devoir de prendre pour de vise le mot qui excitait et ralliait les chevaliers des croisades : Dieu le veut ! »

Très vite, sous l’impulsion de Lavigerie, le tombeau de saint Louis se change en projet de cathédrale, au fur et à mesure que la Tunisie passe sous influence française. Il lance ainsi une souscription nationale « s’adressant surtout aux descendants des anciens croisés ».

En 1884, trois ans après l’instauration du protectorat, Lavigerie hérite de l’archevêché de Carthage et lance la construction de l’édifice. Achevée en 1890, ses fresques intérieures copient nombre d’éléments de la salle des Croisades de Versailles créée sous Louis-Philippe pour célébrer la conquête de l’Algérie, comme l’explique un journaliste Figaro le 12 avril 1890 en décrivant le bâtiment au moment de sa consécration :

« Un religieux, un Père blanc du collège Saint-Charles, nous a servi de guide et a bien voulu nous faire visiter le couvent de Saint-Louis de Carthage ainsi que la nouvelle cathédrale. […]

Au fond du sanctuaire, une belle statue de marbre blanc représente saint Louis […]. À côté de la chapelle se trouve la salle de la Croisade. Cette salle vient d’être splendidement ornée et peinte […]. Sur les murs nous voyons les armoiries des plus anciennes et des plus illustres familles de France ; c’est une promesse qu’avait faite le cardinal Lavigerie.

On sait, en effet, que pour construire une église digne de saint Louis, Son Éminence avait fait un appel à la noblesse française, promettant de placer dans les nefs et dans le sanctuaire de l’église nouvelle les armoiries de tous ceux qui auraient contribué à l’élever. »

Au moment de la construction de la cathédrale Saint-Louis de Carthage, Lavigerie, au faîte de sa gloire et de son influence, lance un autre projet de croisade. Cette fois, prenant pour prétexte d’abolir l’esclavage en Afrique, il appelle à organiser en 1888 un vaste mouvement de colonisation et de conversion au cœur de l’Afrique. Comme l’explique en page de Une L’Événement du 5 juillet 1888, cet élan missionnaire, prenant exemple sur l’ordre de chevalerie des Hospitaliers de Malte fondé au XIIe siècle, aurait aussi un volet militaire :

« Et joignant les mains, M. de Lavigerie rappelle les déclarations énergiques du pape qui flétrit l’odieux et la scélératesse de l’esclavage, et supplie le monde chrétien de s’associer pour y mettre un terme. Les yeux brillants de larmes, la voix troublée, l’archevêque d’Alger adjure et conjure tous les chrétiens de concourir à cette croisade nouvelle, à cette croisade de l’humanité […]

Déjà, nous apprend M. de Lavigerie, un corps de cinq ou six cents hommes armés, placés sous le commandement d’un ancien capitaine de zouaves pontificaux, opère contre les odieux commerçants de chair humaine. […] Le musulman maudit est plus d’une fois contraint à fuir ou à demander grâce devant le chrétien vainqueur.”

Si la terreur règne encore en Afrique, du moins la croisade est-elle commencée, et avec la croisade un ancien ordre religieux vient-il de ressusciter, de renaître, l’ordre de Malte. […] La résurrection de cet ordre au profit de l’humanité, voilà le grandiose et superbe lève de M. Lavigerie. »

Cet appel d’un homme d’Église à créer une force militaire catholique pour occuper l’Afrique subsaharienne obéit à une urgence. En plus de la France, d’autres puissances coloniales, protestantes elles, comme l’Angleterre et l’Allemagne, sont aussi en train de s’enfoncer au cœur du Continent noir, comme le remarque quelques mois plus tard Le Monde illustré du 22 décembre 1888 qui, qualifiant Lavigerie de « nouveau saint Bernard de l’ardente croisade en faveur de l’abolition définitive de la traite des nègres », explique :

« Le pape Léon XIII […] s’est empressé, dans une encyclique, d’appeler l’attention de la chrétienté sur ce honteux trafic, et a chargé Mgr Lavigerie de plaider, dans, toute l’Europe, la cause de la fraternité.

Son passage à Paris a été marqué par un triomphe : c’était à Saint-Sulpice.

En Belgique, le prélat a été reçu avec le même enthousiasme et l’Angleterre protestante a suivi le même mouvement.

Aujourd’hui l’Allemagne s’est emparée de l’idée généreuse du cardinal et la fait servir à sa politique coloniale en Afrique orientale. Quoi que l’on fasse, l’honneur en reviendra toujours au grand prêcheur de la croisade au nom de la religion et de la charité. »

Comme pour le cas de Jérusalem ou de Constantinople l’usage de l’imagerie de la croisade par Lavigerie a donc pour fonction de mobiliser les catholiques français contre les musulmans, mais aussi contre les pays européens vus comme des adversaires. Plus largement, il flatte le chauvinisme de l’opinion publique hexagonale, qui pour partie supporte mal l’idée de voir la France être doublée dans la course à l’Afrique par l’Angleterre et surtout par l’Allemagne luthérienne qui a établi, au début des années 1880, plusieurs colonies, comme au Cameroun et au Togo en 1884.

La mort du cardinal Lavigerie en 1892 n’arrête pas l’emploi de l’imagerie de la croisade dans le discours catholique et colonial. Bien au contraire. En 1900, on lui érige une statue en 1900 à Biskra, commune située à la frontière nord du Sahara. Le choix de l’emplacement ne doit rien au hasard, comme on peut le lire dans les colonnes de La Croix du 22 février 1900 :

« Le Comité a tenu à faire choix de Biskra pour l’érection de la statue ; parce que Lavigerie, pionnier intrépide de la civilisation, venait demander à l’oasis les heures de méditation et de repos. Son regard plongeait jusqu’au rond des terres dont il méditait la conquête. Aussi convenait-il de l’immortaliser, l’œil tourné vers l’immensité, la croix à la main. […]

Il voulait achever son apostolat en faisant de la terre d’Afrique le prolongement de la patrie. […]

Le cardinal se dresse dans sa majesté presque redoutable. Il se rue à la conquête de son idéal, il nous domine, nous écrase. Que cherchait-il dans cette course éperdue ? De quelle pensée se réclamait-il ? De l’idée aussi vieille que notre race, celle qui date des Croisades, Gesta Dei per Francos! »

Vingt-cinq ans après, le centenaire de la naissance de Lavigerie est l’occasion de nombreux articles, notamment un dans le Figaro le 21 octobre 1925, où l’on peut lire :

« Comment ces Arabes ne s’y seraient-ils pas ralliés en voyant à l’œuvre ces fermes-écoles créées par Lavigerie, ces moines agriculteurs, ces sœurs missionnaires travaillant la terre, qu’il répandit par tout et qui formaient à nos méthodes des enfants indigènes.

C’était sa manière à lui d’envisager la conquête algérienne, “cette croisade pacifique et civilisatrice qui doit, écrivait-il, assurer à la France catholique une prépondérance marquée dans les destinées de l’Afrique du Nord”. »

À peine deux semaines plus tard, on inaugure à Tunis une autre statue du cardinal, événement que rapporte longuement L’Écho d’Alger dans un article qui fait du prélat, comme La Croix vingt-ans plus tôt, un continuateur de la croisade de 1270 :

« Enfin, quelle reconnaissance ne lui doit pas la France, pour l’intelligente participation de sa diplomatie à notre entrée en Tunisie ! […]

Ainsi se réalisait, après sept siècles, le vœu suprême du grand roi de France. Saint Louis, mort à Tunis, et souhaitant à cette terre de devenir française et chrétienne. »

Même après sa mort, la croisade coloniale du cardinal Lavigerie semblait ainsi se poursuivre, liant les conquêtes impériales de la France à une image de guerre sainte contre les musulmans.

Pour en savoir plus :

Alphonse Dupront, Le mythe de Croisade, Paris, Gallimard, 1997.

Antoine Mioche, « De Livingstone à Lavigerie : Élan missionnaire et anti-esclavagisme en France à la fin du XIXe siècle », in : Cahiers Charles V, n° 46, 2009, p. 203-239

Yann Potin, « Saint Louis l’Africain. Histoire d’une mémoire inversée », in : Afrique & histoire, 2003/1 (Vol. 1), p. 23-74

William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain (2016), et de Super-héros, une histoire politique (2018), ouvrages publiés aux éditions Libertalia.