L’Atlantide : imaginaires d’un rêve colonial
Au XIXe siècle en France, on a imaginé « découvrir l’Atlantide » au cœur du Sahara : il s’agissait alors d’un moyen de promouvoir la colonisation, mais aussi le tourisme. Cette conception se retrouvera dans plusieurs œuvres culturelles du premier XXe siècle.
En cette fin de XIXe siècle, alors que d’autres, notamment en Allemagne, pensent retrouver l’Atlantide au Nord de l’Europe, en France d’autres affirment qu’elle se situerait au cœur du massif de l’Atlas, entre le Maroc et l’Algérie.
Parmi eux, Étienne-Félix Berlioux, qui publie en 1883 un ouvrage Les Atlantes. Histoire de l’Atlantis et de l’Atlas primitif, ou Introduction à l’histoire de l’Europe. L’homme, professeur de géographie à la Faculté des Lettres de Lyon, est un scientifique reconnu, et il utilise une approche positiviste pour prouver une thèse que l’on peut résumer en trois propositions :
1/ L’Atlantide primitive se situait au pied des montagnes de l’Atlas, face à l’océan Atlantique
2/ Les Atlantes ont eu un immense empire qui s’étendait de l’Europe jusqu’au Sénégal. Ils seraient même allés jusqu’en Amérique.
3/ Les Européens sont les héritiers des Atlantes, comme le montre cette citation :
« L’histoire des Atlantes et des Libyens a autant et même plus d’importance pour l’Europe que pour l’Afrique. Ces deux peuples ont été les premiers habitants des terres européennes, et, sur ces terres, […] leur race n’y a pas disparu, elle n’y a pas été exterminée ni refoulée. […]
Dès les premiers jours, l’Europe a été habitée par la race qui l’occupe aujourd’hui. Sur cette terre, il y a eu unité de population, unité d’œuvre et même unité de pensée. Les premiers peuples qui l’ont habitée ont transmis à ceux qui les ont remplacés, non seulement leurs domaines, mais encore leur fortune et une partie de leurs connaissances.
Il n’y a jamais eu d’interruption dans la transmission de leur héritage. Cette unité de la pensée et de l’œuvre européenne est écrite sur le sol même du pays que nous habitons […].
Une pareille unité donne à l’histoire de l’Europe une marque particulière de grandeur et fait mieux comprendre le rôle ou la mission de cette terre privilégiée. »
Ce passage montre que Berlioux, à travers une généalogie assez tortueuse, tente de justifier la colonisation occidentale (« la mission ») en expliquant que les Européens seraient supérieurs aux autres « races » par leur ascendance atlante. En somme, en explorant et en conquérant le globe, la race blanche ne ferait que récupérer son légitime héritage. D’ailleurs, les limites de l’empire Atlante évoquent celles des colonies françaises en Afrique. En s’enfonçant dans le Sahara, les colonnes de l’armée hexagonales reviendraient donc sur la terre de leurs aïeux. Berlioux insiste ainsi dans son livre sur le fait que les Gaulois descendraient des Atlantes.
De telles théories, même portées par un géographe reconnu, restent, il faut bien le dire, assez minoritaires. Toutefois, régulièrement, des scientifiques s’en emparent, comme le géologue Pierre Termier en 1913.
Néanmoins, c’est un roman, vite transposé au cinéma, qui place au centre de l’attention les théories de Berlioux en les citant abondamment. En 1919, la France, meurtrie par quatre années de guerre, cherche une échappatoire. Pierre Benoît, avec son roman L’Atlantide, la lui fournit. L’ouvrage, rapidement couronné par l’Académie française, met en scène l’aventure de deux officiers qui s’enfoncent en plein Sahara. Au cœur du pays touareg, ils découvrent une ancienne civilisation atlante dirigée par une femme, Antinéa, dont les héros tombent immédiatement amoureux. Mais la créature se révèle bien plus dangereuse qu’il n’y paraît.
On relève facilement les inspirations de Pierre Benoit. Outre les théories fantasques associées aux Touaregs, le romancier calque son intrigue sur celle de She, ouvrage de l’anglais Henry Rider Haggard publié en 1886. Les ressemblances sont telles que l’on accuse vite Benoit de plagiat. En fait, les deux livres participent d’un même mouvement en servant la cause coloniale. En effet, rendre l’Afrique mystérieuse, donc attrayante, bien qu’elle soit, au moment de la publication, largement arpentée et cartographiée, permettait de susciter des vocations de soldats et d’explorateur, voire de touristes.
C’est exactement ce qu’explique un article de La Presse coloniale illustrée du 1er février 1925 :
« L’exotisme est à la mode. La littérature coloniale est devenue de plus en plus abondante et recherchée du grand public. […]
La diffusion de l’âme coloniale sous ses multiples aspects est chose réalisée, et cela, pour le plus grand profit de l’essor de la plus Grande France. Nul, en effet n’ignore maintenant la variété et la richesse de notre domaine d’outre-mer, et cette sorte de première prise de contact, due à l’influence de la littérature et de l’art, amène peu à peu nos contemporains à chercher à connaître de plus près encore ces mondes nouveaux. L’heure du tourisme est donc née.
Veut-on un exemple de ce processus ? Tout le monde a lu le roman de Pierre Benoit, L’Atlantide ! Ce succès de littérature... saharienne a, on peut en être certain, facilité grandement le succès... touristique des traversées actuelles Alger-Tombouctou en autochenilles. Nul, d’ailleurs, ne peut nier que le tourisme transsaharien ne soit à la veille d’avoir son plein essor. »
Pour renforcer l’attrait pour l’Empire, Pierre Benoît (comme celui avant lui de Rider Haggard) associe les terres coloniales à une femme d’une grande beauté. L’ailleurs que sont l’Orient et l’Afrique sont ainsi présentés comme des antithèses de l’Occident monde ; si ce dernier est masculin, moderne, industrialisé et, en somme, supérieur, les terres de l’empire sont, elles, féminines et coincées dans un Moyen Âge perpétuel.
Ce faisant, le romancier ne fait que reprendre des stéréotypes diffusés par l’orientalisme et les peintres mettant en scène des harems. Dans ce dispositif, même la dangerosité d’Antinéa apparaît comme attirante. Comme les amazones du Dahomey défaites à la fin du XIXe siècle, la vaincre représente un défi qui distingue le héros de l’homme ordinaire ; la soumettre, c’est dompter les périls du désert profond et appartenir à une élite.
Tous ces aspects se retrouvent dans l’adaptation cinématographique de L’Atlantide qui sort en 1921. Celle-ci, signée Jacques Feyder, accumule ainsi dans se mise en scène des plans rappelant ostensiblement la peinture orientaliste. Comme l’avait pu faire avant lui Ingres (par exemple dans sa toile Le Bain turc), il y hypersexualise Antinéa et sa suite, associant le Levant à une féminité lascive et décadente, qui peut se révéler être un piège pour le conquérant européen. L’imagerie parle tellement au public qu’on la retrouve dans la presse au moment de la sortie du film, par exemple dans Comœdia le 10 juin 1921.
Comme le roman qui l’a inspiré, le long-métrage est une œuvre coloniale, dans tous les sens du terme. Superproduction longue de deux heures quarante, ayant coûté, selon l’historien du cinéma Georges Sadoul, la bagatelle d’un million et huit cent mille francs, son tournage a lieu au plus profond du désert algérien et est présenté dans la presse comme une véritable aventure rappelant les premiers temps de la conquête, comme le rapporte par exemple Le Petit Journal du 9 octobre 1921 :
« Chaque jour, pendant plusieurs heures, les artistes jouaient leurs rôles, sous le soleil brûlant, avec la collaboration de la garnison française et indigène de la ville, des marchands et des chameliers des caravanes...
Plus ou moins bien nourris, obligés de boire une eau rendue peu appétissante par la magnésie qu’on y versait pour l’assainir, épuisés par des accès de fièvre répétés, metteur en scène, artistes, opérateurs, accomplissaient un perpétuel tour de force qui se renouvelait, chaque jour […].
Puis on alla poursuivre le travail dans les gorges de l’Aurès, où, disait-on, le fameux bandit Bou-Mesram avait établi son quartier général. Bien que quelques pelotons de spahis, de touriers et de sénégalais fussent chargés d’assurer la protection de M. Feyder et de ses camarades […].
Au bout de onze mois d’un travail sans précédent, de fatigues sans nombre, de privations de tous genres. M. Feyder revenait à Alger, ramenant tout son monde. »
Parsemé de plans montrant le paysage désertique du Sud algérien, le long-métrage illustre bien cette volonté de tourner en extérieur, sur le lieu supposé du roman de Pierre Benoit. Feyder et son équipe poursuivent là deux objectifs : le premier est de trouver un moyen original de mettre en valeur le vaste empire que s’est taillé la France depuis le XIXe siècle en Afrique. Dans une France ravagée par la Grande Guerre, beaucoup en métropole voient en effet dans la richesse des colonies un moyen pour l’Hexagone de conserver son rang dans le concert des nations.
À ce propos, il est frappant de constater qu’en Une de La Patrie du 25 novembre 1921, on trouve, sur la même page qu’un compte rendu du tournage par un des acteurs principaux du film, un article intitulé « Les colonies au secours de la France » qui appelle à aller « prendre la richesse là où elle est », dans les colonies, « c’est-à-dire chez nous ».
Et c’est justement là qu’intervient le long-métrage de Feyder. Car l’Empire est non seulement un réservoir de matières premières et de ressources humaines, elles représentent aussi, et c’est une découverte récente en ce début de XXe siècle, la possibilité de développer une puissante industrie touristique.
À ce titre, et comme l’a noté l’article de La Presse coloniale illustrée cité plus haut, le roman de Pierre Benoit et surtout son adaptation cinématographique sont des moyens de montrer qu’il est possible pour des habitants de la Métropole de s’enfoncer au plus profond du désert sans risque. C’est dans ce but que la première mission Citroën traverse le Sahara en 1922, un an seulement après la sortie de L’Atlantide. Les plans du long-métrage mettant en scène les paysages du sud algérien opèrent alors comme autant d’encarts publicitaires et incitent le public à aller les voir. C’est d’autant plus le cas que L’Atlantide et tout son cortège d’imageries orientalistes, les parent d’un merveilleux qui les rend encore plus attirants.
C’est comme si, en allant dans le désert, on s’aventurait dans un monde imaginaire, dans un Moyen Âge oriental et onirique. Preuve en est que, dans des séries de photographies prises à Niamey durant la mission Citroën de 1924 (la fameuse « croisière noire »), des cavaliers « djmeras » (Zarmas) sont comparés à des chevaliers croisés comme le montre certains clichés aujourd’hui conservés dans les réserves du musée du quai Branly.
À nouveau, ces éléments se retrouvent dans la seconde adaptation pour le grand écran du roman de Pierre Benoit, réalisé en 1932 par G. W. Pabst. Pour Vous, l’hebdomadaire du cinéma, lui consacre plusieurs reportages illustrés. On y met en valeur, à nouveau, le territoire colonial où, pour une seconde fois, a été tournée cette version. Mais cette fois, on lui prête une vertu supplémentaire : les grands espaces sahariens ne deviendront-ils pas « un jour le Far-West du cinéma européen ? » en affirmant qu’« Alger est situé sur le même méridien qu’Hollywood ». Comme l’explique le texte, illustré d’une photo en plan large d’un désert rappelant ceux des westerns :
« Il est temps d’établir en Afrique du Nord une organisation cinématographique importante et soutenue par les pouvoirs publics. Au seuil du Sahara, dans le calme reposant et salutaire de Biskra, on peut construire un immense studio dont l’architecture et l’aménagement intérieur ne demanderaient aucun frais exagéré. […]
Le Hollywood africain deviendra un attrait pour le touriste, attrait que ne manqueront pas d’exploiter les compagnies intéressées. Du point de vue économique, cette perspective est pleine de promesses heureuses. »
À nouveau, la promotion du tourisme saharien est au cœur de ce second film. Autant que les paysages, ce sont les habitants du désert qui promettent de dépayser le spectateur et le voyageur. La femme orientale, belle est lascive, attire ainsi le regard masculin occidental et l’indigène, lui, semble tout droit sorti d’un rêve, comme l’explique un article paru dans Pour Vous en juin 1932 :
« Est-il possible de mieux jouer, je vous le demande, avec les ors du soleil et les clairs-obscurs de l’ombre, avec les pierres blanches ou les rocailles crées d’Afrique, les Touareg aux hautes silhouettes racées et les méharis qui peuplent le désert ?
Est-il possible d’imaginer une Antinéa plus séduisante, plus imprégnée d’irréel et d’on ne sait quel monstrueux et félin idéal que la belle Brigitte Helm, onduleuse, captivante, majesté dont l’âme est d’Orient et le fin profil athénien. […]
L’Atlantide a-t-elle existé ? Nous n’en doutons plus depuis Pierre Benoit et depuis Pabst. Vestige d’une civilisation disparue, engloutie par l’océan de sable, proie millénaire du désert africain, l’Atlantide recèle-t-elle encore un palais splendide dans une cité peuplée de touareg, ou tout au moins d’une race qui évoque les touareg, chevaliers aux origines inconnues, d’un sang noble à la fois européen et asiatique ? »
On retrouve dans ce texte les traces des théories de Berlioux tissant un lien entre les antiques populations sahariennes et la race européenne et celles faisant des Touaregs des descendants de chevaliers, idée que l’on retrouvait déjà, par exemple, sur la couverture du numéro de juillet 1924 de La Presse coloniale illustrée consacré au raid saharien des équipes Citroën.
Et, comme au XIXe siècle, ces idées encouragent l’élan colonial qui ne passe plus cette fois par les armes, mais par un tourisme promu par l’imaginaire romanesque. Désormais, les territoires conquis vont servir de lieu de dépaysement pour des visiteurs cherchant à s’échapper de leur quotidien.
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Pour en savoir plus :
Julien Bondaz, « Les randonnées d’Henri Lhote. Ethnologie, exploration et tourisme saharien (années 1920-1950) », In : Journal des africanistes, 90-2, 2020
Chantal Foucrier, Le mythe littéraire de l’Atlantide (1800-1939), Grenoble : UGA Éditions, 2004
Michel Marie, « Un lupanar oriental aux confins du désert, L’Atlantide dans la production cinématographique française des années 20 », In: 1895, revue d’histoire du cinéma, numéro hors-série, 1998. Jacques Feyder, p. 59-66
Jean-Paul Minvielle, Nicolas Minvielle. « Le tourisme au Sahara : pratiques et responsabilités des acteurs », In: Management & Avenir, vol. 33, n° 3, 2010, p. 187-203
Alison Murray, « Le tourisme Citroën au Sahara (1924-1925) », In: Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°68, octobre-décembre 2000. p. 95-108
Pierre Vidal-Naquet, L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien, Paris, les Belles Lettres, 2005 (édition de Poche, 2007).
Merci à Pierre-Vinent Depis pour l’information concernant les cavaliers Djermas.