La vérité historique autour de la « légende viking »
Le célèbre mythe autour de ces « hommes du Nord barbares et violents », tel que narré par la culture populaire contemporaine, constitue la trame d’une longue mystification. L’historien suédois Anders Winroth revient sur la réalité de ce que fut la civilisation viking.
À l’opposée des guerriers sanguinaires souvent évoqués, les « Norrois » dépeints par le médiéviste suédois Anders Winroth dans Au temps des Vikings ont plutôt été, au vu des dernières recherches historiques et archéologiques, des acteurs de premier plan dans l’Europe de l’an mil, dans des domaines aussi divers et décisifs que la poésie ou le commerce.
De même, au travers de leurs conquêtes, exils et voyages, ils ont influencé durablement les territoires dans lesquels ils se sont implantés : les îles britanniques, la France, l’Islande ou le monde slave ont ainsi été changés positivement par les passages de ces combattants venus de Scandinavie.
Nous publions ci-dessous, avec l’aimable autorisation des éditions La Découverte, l’introduction de cette fascinante plongée dans l’Europe du haut Moyen Âge, et dans les mœurs d’une civilisation disparue.
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Nous restons fascinés par les Vikings et le récit de leurs exploits. Nous nous les représentons comme de féroces barbares coiffés de casques à cornes, brandissant des épées étincelantes et des haches tranchantes, en train de fondre sur Lindisfarne, Hambourg, Paris, Séville, Nantes – presque partout – pour piller, razzier, violer et assouvir leur soif de destruction, renversant les royaumes et semant la désolation dans toute l’Europe ; les Vikings frappent notre imagination.
Nous nous les représentons tuant et mutilant, quels que soient l’âge, le genre ou le statut de leurs victimes. Nous imaginons des héros hypervirils, capables d’un déchaînement de violence et de passions égoïstes, pratiquant de mystérieux cultes païens exigeant de sanglants sacrifices accompagnés d’affreuses tortures. De même que notre société continue à entretenir une relation trouble et complexe avec la violence, nous restons à la fois fascinés et horrifiés par les Vikings. Alors que nous pouvons ressentir de l’empathie et de la tristesse pour leurs victimes innocentes et être révoltés par tous les massacres insensés, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer la force, le courage et la virilité vikings.
Mais les Vikings ont aussi une image clairement positive : on aime se les représenter comme de jeunes aventuriers, courageux et passionnants, passant leur vie à voyager et explorer. On pense aux Vikings comme à des découvreurs accomplis, ignorant la peur, qui ont traversé l’Atlantique cinq siècles avant Colomb. Vers l’Est, ils ont remonté les fleuves de Russie et découvert les routes menant à l’Asie centrale, au califat arabe et jusqu’en Chine par les routes de la soie. Ces nouvelles routes commerciales ont également fait la fortune de ces marchands et commerçants.
Malgré leur propension à la violence, la réputation des Vikings reste largement positive et leur image est utilisée de manière toujours plus inventive comme métaphore ou pour des opérations de marketing. Des marques se réclament des Vikings pour faire la promotion du hareng, du lutefisk, de croisières fluviales, de jeux informatiques, de meubles de cuisine, d’outils électriques... jusqu’à une équipe de football américain dans le Minnesota. Un standard de communication très utilisé a emprunté son nom à un célèbre roi viking et de nombreux groupes musicaux – en particulier de heavy metal, semble-t-il – ont pris des noms dérivés de la culture et de la tradition nordiques. Des films, des séries et des documentaires sur les Vikings ont bénéficié de gigantesques audiences, tandis que les cours qui leur sont consacrés passionnent de très nombreux étudiants. Les Vikings évoquent un mélange séduisant de masculinité, de force, de sens de l’aventure et de vigueur nordique.
Mais que sait-on au juste des vrais Vikings ? Sait-on vraiment qui ils étaient, ce qu’ils faisaient et ce qu’ils représentaient ? L’imaginaire contemporain privilégie certains traits des Vikings, et notre connaissance est biaisée, exagérée ou traduit tout simple- ment notre incompréhension. Pour commencer, les emblématiques casques ornés de cornes n’ont jamais existé, ou tout au moins pas avant la première de L’Anneau du Nibelung de Wagner en 1876. On recycle toujours les mêmes mythes, mais certaines des histoires les plus passionnantes sur les Vikings ne sont que rarement, voire jamais racontées.
Les Vikings étaient violents et même féroces. Ils partaient à la chasse aux esclaves, tuaient, massacraient et ont pillé bien des régions d’Europe, y compris la Scandinavie ; il serait donc absurde de nier leur caractère sanguinaire. Il nous faut néanmoins comprendre le contexte et les raisons de ce qu’ils faisaient. Ce n’étaient pas des machines à tuer sans âme. Les premiers temps du Moyen Âge sont une époque globalement violente, en particulier dans les sociétés sans État. La violence jouait un rôle essentiel dans l’économie politique de ce temps-là, y compris chez des dirigeants considérés comme civilisés : l’empereur Charlemagne et les premiers rois anglais ont fait usage de la même violence que les Vikings, et parfois à plus grande échelle.
Malgré toute la violence et la guerre, le temps des Vikings fut aussi une période de réussites culturelles, religieuses et politiques. Si les contacts répétés des Scandinaves avec l’Europe ont été vécus par leurs victimes comme le déchaînement de la « furie des hommes du Nord », on leur doit aussi, en retour, les multiples influences culturelles et politiques européennes sur la Scandinavie. Les peuples du nord de l’Europe se montrèrent créatifs. La littérature s’est épanouie, en particulier une poésie d’une complexité rarement égalée. À cette époque, les Scandinaves ont connu un formidable développement des arts décoratifs, le plus souvent grâce à des artistes et à des artisans vivant dans des villes prospères ou à la cour de chefs ambitieux.
Des Scandinaves se sont alors convertis à une nouvelle religion en plein essor, le christianisme, pendant que d’autres s’efforçaient de faire revivre la vieille religion païenne. La mer du Nord et la Baltique ont connu une activité commerciale sans précédent, favorisée par les nouvelles structures économiques du continent eurasien apparues avec l’essor du califat arabe.
Ce commerce et ces échanges, largement redevables aux Scandinaves et aux autres Européens du Nord, ont apporté non seulement une richesse inestimable aux régions de la Baltique, notamment d’énormes quantités de pièces de monnaie arabes en argent provenant des riches mines d’Afghanistan, mais aussi toutes sortes de marchandises exotiques. Les chefs de guerre faisaient sensation en buvant du vin du Rhin dans des verres égyptiens, en rapportant le meilleur acier d’Asie centrale et d’Inde pour fabriquer leurs épées, en s’habillant de soies chinoises, en portant des pierres précieuses indiennes et en offrant à leurs amis une partie de ces richesses.
Les raids vikings étaient une autre source de richesse, amenant au Nord non seulement des pièces de monnaie occidentales – on a trouvé plus de pennies anglo-saxons en Scandinavie que dans les îles Britanniques elles-mêmes –, mais aussi toutes sortes de biens précieux, y compris des bijoux, de la soie, des trésors d’or et d’argent soustraits des coffres des églises d’Europe occidentale.
Les richesses accumulées par les Scandinaves ont été intelligemment investies dans l’économie politique de la région ; les chefs de guerre les offraient pour entretenir l’amitié et la loyauté de ceux qui, en recevant des dons, leur étaient redevables. De même, des alliances matrimoniales, des fraternités de sang et des parrainages permettaient de créer ou de renforcer des liens d’allégeance moralement contraignants entre les guerriers et leur chef. Chaque chef de guerre devait réunir une armée privée aussi efficace et puissante que possible. C’était à celui qui serait le plus impressionnant, le plus généreux, le plus éloquent, le mieux entouré et surtout à celui qui offrirait les plus beaux présents.
Une telle concurrence a provoqué des guerres violentes entre chefs rivaux, dans un kaléidoscope mouvant dessinant une constellation de rapports politiques instables. Certains chefs passaient au second plan, d’autres devaient partir au loin pour satisfaire leurs ambitions, tandis que d’autres encore occupaient le devant de la scène, accumulant de plus en plus de pouvoir, jusqu’à ce que de ce désordre surgissent, autour de l’an 1000, les trois royaumes médiévaux de Scandinavie.
Certains Scandinaves partirent pour la Russie, la France, l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande, emportant avec eux, outre leurs ambitions, leur langue et leurs coutumes. Ils transformèrent ainsi les lieux où ils s’installèrent. D’autres allèrent en Irlande, au Groenland et, ne serait-ce que pour une courte période, à Terre-Neuve, faisant franchir l’Atlantique Nord à la culture norroise. La migration transatlantique, le commerce au long cours et les raids vikings eux-mêmes n’auraient pas été possibles sans les bateaux robustes, rapides et si performants que les Scandinaves avaient appris à construire et à équiper de voiles efficaces juste avant l’époque des Vikings. Les Norrois étaient bien conscients de l’importance de leurs navires et ils ont créé autour d’eux toute une culture et une mythologie.
Ce livre examine les principales facettes de ce qu’ont accompli les Scandinaves et les Vikings de la fin du VIIIe au XIe siècle. Alors que les Européens ordinaires ne connaissaient que peu de choses sur leurs voisins du Nord, ils commencèrent à en apprendre davantage. Ils les ont rapidement beaucoup craints, car les Scandinaves ont découvert qu’il était facile d’accumuler des richesses en multipliant les raids le long des côtes et des fleuves sur tout le continent. Grâce à leurs navires, les Vikings disposaient d’un sérieux avantage : ils pouvaient prendre leurs victimes par surprise, car ces derniers n’avaient aucun moyen de prévoir leurs attaques. Les peuples d’Europe n’ignoraient pas la violence aveugle dans une époque très violente, mais quand l’ennemi arrivait par voie de terre, la rumeur de son approche se répandait à toute vitesse.
Les Vikings avaient aussi une propension à attaquer les monastères et les églises qui constituaient des cibles faciles, sans défense, le plus souvent épargnées par les armées chrétiennes. Comme les moines et les clercs avaient le quasi-monopole de l’écrit pendant le haut Moyen Âge, les chroniques et les autres textes qui nous sont parvenus défendent leur point de vue, particulièrement hostile à ceux qui les attaquaient, ce que l’on comprend aisément.
Les Vikings y ont gagné une réputation détestable, celle d’un « peuple infâme » et d’une « race corrompue ». Je considère au contraire que, une fois replacée dans son contexte historique, leur violence n’était pas pire que celle des autres dans cette époque difficile, et que des héros comme Charlemagne (mort en 814) ont tué et ravagé à bien plus grande échelle que les pillards venus du Nord.
À l’époque des Vikings, la Scandinavie suivait un chemin différent de celui du reste de l’Europe. L’art, la littérature et la religion y ont connu un développement original ; on doit aux Scandinaves l’ouverture de routes commerciales qui n’existaient pas avant eux ou tout au moins pas à la même échelle. Ils furent nombreux à migrer pour s’installer dans des lieux aussi différents que le Groenland, la Russie intérieure, l’est de l’Angleterre et le nord de la France. Par-dessus tout, cette période a été dynamique et inventive, et la Scandinavie était en plein essor. Des multitudes d’hommes et de femmes du Nord ont saisi avec enthousiasme les occasions qui se présentaient à eux grâce à l’invention du « long navire ».
Les royaumes européens ont par ailleurs connu de grandes périodes de confusion et de faiblesse, comme pendant la guerre civile franque de 840-843 ou lors de la révolte d’Edmond, le fils du roi d’Angleterre, en 1015, qui ont donné aux Scandinaves l’occasion de s’enrichir. En tirant parti de ces situations, les Scandinaves ont stimulé les changements politiques et sociaux qui leur ont permis, sur le long terme, de jouer un rôle de premier plan dans l’histoire européenne, au prix d’une partie de ce qui faisait la spécificité de leur culture.
Dans Au temps des Vikings, je m’appuie sur un ensemble de sources écrites, matérielles datant de leur époque, mais aussi sur les nombreux travaux d’histoire, d’archéologie, de littérature, et d’autres disciplines voisines, pour saisir, à partir d’une large perspective contextuelle, ce qu’il y avait d’innovant et de stimulant dans cette période difficile sans dissimuler son héritage de destruction. Ce livre est ancré dans les histoires concrètes et vivantes des femmes et des hommes qui ont aidé à modeler une période de l’histoire à la fois unique et passionnante, le temps des Vikings.
Dans les sources de l’époque, on trouve rarement le mot « Viking », mais aujourd’hui c’est une étiquette aussi répandue que mal définie. Le sens original du mot n’est pas clair et son étymologie a suscité de nombreuses hypothèses10. Dans ce livre, comme dans les textes médiévaux, je réserve le terme aux hommes du Nord qui, pendant le haut Moyen Âge, ont multiplié les raids, les pillages, se sont battus en Europe. Sinon, je ferai référence aux Scandinaves, les habitants de la Scandinavie. Ils parlaient le vieux norrois, c’est pourquoi j’emploierai parfois le terme de « Norrois ».
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Anders Winroth est historien, professeur d’histoire médiévale à l’université de Yale. La traduction de son ouvrage, Au temps des Vikings, est parue aux éditions La Découverte.