Bonne feuille

Le baron Vollrath, haut fonctionnaire d’État juif allemand sous le IIIe Reich

le 30/11/2020 par Jean-Marc Dreyfus
le 30/11/2020 par Jean-Marc Dreyfus - modifié le 30/11/2020
Photographie de Vollrath von Maltzn après-guerre, ambassadeur de la RFA à Paris, La Croix, 1955 - source : RetroNews-BnF
Photographie de Vollrath von Maltzn après-guerre, ambassadeur de la RFA à Paris, La Croix, 1955 - source : RetroNews-BnF

Issu de l’aristocratie protestante par son père et de la bourgeoisie juive par sa mère, ce diplomate allemand anonyme servit trois régimes : la République de Weimar, le Reich hitlérien puis la RFA. L’historien Jean-Marc Dreyfus révèle le quotidien de ce cadre d'Etat « demi-juif ».

« Mischling », c’est-à-dire « demi-juif » en français. Ce terme, forgé en 1935 par les nazis pour désigner les individus descendant d’un ou deux grands-parents juifs, fut celui assigné sous le IIIe Reich au baron Vollrath von Maltzan. Issu de la grande aristocratie du Mecklembourg par son père et de la bourgeoisie juive par sa mère, ce diplomate allemand anonyme servit trois régimes : la République de Weimar, le Reich hitlérien puis la RFA dans l’après-guerre, en tant que premier ambassadeur ouest-allemand à Paris.

L’historien Jean-Marc Dreyfus revient sur l’itinéraire de cet homme d’Etat aujourd’hui oublié, témoin et acteur paradoxal de l’histoire de l’Allemagne au XXe siècle et sur celui de sa famille, qui du côté juif connut l’exil contraint et la déportation.

Nous publions, avec l’aimable autorisation des éditions Vendémiaire, l’introduction de ce passionnant exercice de micro-histoire.

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J’ai entrepris d’écrire la biographie de Vollrath von Maltzan, le fils d’Hermine Rosenfeld. Il fut un brillant diplomate, actif à travers trois régimes politiques, le premier ambassadeur de République fédérale d’Allemagne à Paris après la Seconde Guerre mondiale, un poste aussi prestigieux que symbolique. Il joua un rôle discret mais important dans la politique économique de la RFA naissante – son orientation vers l’exportation –, dans le rapprochement franco-allemand aussi.

C’est son destin à travers le national-socialisme qui m’a tout d’abord intéressé, sa carrière interrompue parce qu’il était considéré comme « métis », Mischling, c’est-à-dire « demi-juif », par les lois de Nuremberg. Et aussi son double héritage, puisqu’il descendait par sa mère de plusieurs dynasties de banquiers juifs de Berlin et de Francfort, et par son père de la noblesse immémoriale du nord de l’Allemagne, du Mecklembourg.

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Avant d’entamer mes recherches, je n’avais aucune familiarité avec Vollrath von Maltzan et je ne suis pas sûr du tout que j’aurais eu envie de le rencontrer si je l’avais pu – il est mort un an avant ma naissance. Pas d’identification, pas d’attirance de l’historien que je suis pour le sujet de la biographie. Un haut fonctionnaire brillant, efficace et à l’esprit politique, un peu manœuvrier, très compétent et probablement un peu terne dans son abord quotidien, terne comme les nombreuses notes administratives qu’il écrivit ; pas vraiment de quoi susciter l’énergie du mémorialiste. Il ne fut jamais un personnage de premier plan ; mais justement, son destin pourrait éclairer des détours de l’histoire allemande qui n’ont pas encore été tout à fait labourés, donner encore quelques nouvelles – comme si l’on en manquait – de l’Allemagne, la bleiche Mutter, la mère blafarde.

Je n’écris pas l’histoire d’un anonyme, juif ou nazi, comme la micro-histoire de la Shoah tend à le faire depuis une dizaine d’années. Ce n’est pas non plus la biographie d’un personnage majeur oublié. Juste celle d’un homme qui vécut entre plusieurs mondes et plusieurs époques, dans un entre-deux que je n’arrive pas à définir tout à fait.

J’ai retrouvé de nombreuses photos de lui ; il y apparaît toujours élégant, parfaitement mis. J’en ai une prise au studio Harcourt, le studio des vedettes de cinéma, des hommes politiques, là où défilèrent pendant des décennies tout ce que Paris comptait de célébrités, et aussi les anonymes qui voulaient se mettre en scène.

Sur la photo, Vollrath von Maltzan porte beau, ses lèvres minces lui donnent un air déterminé, on devine sa grande taille. Il est presque complètement chauve, a de grandes oreilles, un nez busqué. Il n’est pas vraiment beau, pas laid non plus ; il a une certaine allure, pas trop imposante toutefois. Il pose un peu de profil, les contrastes sont accentués par la lumière d’un projecteur de cinéma. L’image est bien dans la manière Harcourt, intemporelle. Je ne sais pas de quand elle date, peut-être de l’avant-guerre – le studio a ouvert en 1934. Cosette Harcourt s’appelait de son vrai nom Germaine Hischefeld, elle était juive. Son studio fut aryanisé en 1940 ; il continua à fonctionner pendant l’Occupation.

La photo aurait-elle été prise, justement, pendant l’Occupation ? Vollrath von Maltzan aurait-il profité, comme tant d’occupants allemands, de l’un de ses séjours pour se rendre au 49 avenue d’Iéna se faire tirer le portrait ? Ou bien date-t-elle des années 1950, lorsqu’il était en poste à l’ambassade d’Allemagne ?

Écrire l’histoire d’un individu ordinaire dans la tourmente du national-socialisme et de la Shoah est un exercice à la mode. Nombre de mes amis, de mes collègues, de personnes que je ne connais pas s’y emploient. Ils recherchent le destin de leur propre famille, se basent sur des documents retrouvés, des lettres le plus souvent, des journaux intimes parfois. Ils m’écrivent pour me demander quels centres d’archives il faut contacter, quels documents y demander. Ils m’envoient quelques-uns de leurs chapitres à lire. Ils ont un lien, même ténu, avec les personnages qu’ils tentent de faire revivre ; c’est leur tante, leur cousin, la première fiancée du grand-père... Les plus chanceux ont en main des liasses de courrier, une valise remplie de lettres, un journal intime, parfois même un manuscrit de souvenirs rédigés longtemps après la fin de la guerre.

Rien de semblable dans mon entreprise biographique : je n’ai aucun lien avec Vollrath von Maltzan, ni familial, ni amical, ni professionnel. Aucun de mes ancêtres n’était allemand, en tout cas pas depuis le XIXe siècle ; il n’y a aucun diplomate dans ma famille. Je n’ai a priori aucune relation avec l’ambassadeur et, en y réfléchissant bien, je ne ressens aucun désir d’en avoir une. Je n’ai de plus dans mes dossiers aucun document personnel qu’il aurait laissé.

J’ai retrouvé des centaines de pages officielles liées à sa carrière à travers différentes administrations mais aucune qui pourrait me donner l’illusion de le comprendre, d’approcher ses sentiments. Il n’a pas eu de descendance, aucun de ses trois frères et sœurs non plus. Il n’y eut apparemment personne pour rassembler ses écrits, ou les lettres personnelles qu’il a reçues tout au long de sa vie. Je soupçonne même qu’il les a détruits avant de mourir, ou bien que quelqu’un d’autre s’en est chargé.

Après des années de recherche, j’ai dû me résoudre à ne le cerner que de loin. J’ai fini par me dire que ce n’était d’ailleurs pas lui, Vollrath von Maltzan, qui m’intéressait vraiment, mais plutôt ce que représentait son destin d’un entre-deux de l’histoire allemande, celui d’un demi-juif dans la diplomatie de Weimar, du IIIe Reich puis de la République fédérale. Après avoir écumé une bonne quinzaine de centres d’archives, avoir compulsé des centaines d’ouvrages, après toutes ces soirées passées sur internet ou bien à lire les milliers de pages rassemblées, je dois avouer que je ne le trouve même pas particulièrement sympathique. Günther Harkort, qui a été son successeur à la tête de la Direction du commerce extérieur au ministère des Affaires étrangères, tenta de dessiner son caractère dans l’éloge qu’il prononça à son enterrement. Vollrath von Maltzan, dit-il, a « incarné le commerce extérieur allemand de 1947 à 1955 » :

« Il n’était pas un grand théoricien de l’économie, mais un remarquable négociateur. Il est passé maître dans la recherche de compromis qui satisfaisaient les deux parties en présence. »

Le type même du diplomate. Maltzan était aussi, poursuivit Harkort, « Gewandt, sicher, beherrscht, nicht ohne Distanz » : adroit, fiable, maître de lui-même, voire distant.

Jaxa von Schweinichen, l’un des petits-fils de sa femme, m’a écrit que, lycéen à Wiesbaden, il aimait s’arrêter à la sortie de ses cours chez sa grand-mère et le deuxième mari de celle-ci :

« Tous deux étaient charmants, accueillants, pleins d’humour. Chez eux, il y avait toujours un petit verre et des cigarettes. »

Je ne savais par où commencer. J’avais rencontré Vollrath von Maltzan au hasard de mes recherches sur les diplomates allemands sous le IIIe Reich et dans l’après-guerre. Il n’était pas un acteur du livre que j’écrivais alors, mais j’avais été intrigué par la brève mention, dans une note de bas de page d’un ouvrage sur le ministère allemand des Affaires étrangères à travers le national-socialisme, de l’histoire inhabituelle de sa mère, et du fait qu’il avait été renvoyé du ministère à cause de son statut racial. Je m’étais dit qu’il y avait là un bon sujet, a good story.

Dans les archives diplomatiques allemandes, où j’avais déjà beaucoup travaillé et qui sont si bien classées et inventoriées, je localisai l’épais dossier personnel de l’ambassadeur, et cinq autres boîtes contenant son Nachlass, c’est-à-dire des papiers divers qu’il avait rassemblés au cours de sa carrière. Mais comment aller plus loin ?

Je tapai « Maltzan » sur un moteur de recherche et tombai sur le curriculum vitae de Carlotta von Maltzan, professeure de littérature allemande à l’Université de Stellenbosch en Afrique du Sud. Je lui écrivis un courriel, Chère collègue, je m’intéresse à Vollrath von Maltzan, était-il l’un de vos cousins ? etc. La réponse arriva quelques heures plus tard, avec le contact de Bernd von Maltzan, le président de l’association familiale. Qui m’écrivit qu’il disposait de documents. J’eus avec lui un soir un rendez-vous téléphonique.

Je lui demandai si les Maltzan étaient la plus vieille famille aristocratique d’Allemagne. « Pas du tout, me répondit-il, nous ne remontons qu’à la fin du XIIe siècle ». Il m’expliqua que l’Association familiale des Maltzan datait du  XIXe siècle, qu’elle comptait à ce jour 180 membres, que des réunions étaient organisées régulièrement pour informer les jeunes générations de la famille, leur faire prendre conscience de leur histoire. Un devoir de mémoire, en quelque sorte.

Les Maltzan avaient été faits barons en 1530. Le titre exact de mon ambassadeur était chevalier (Freiherr) Vollrath von Maltzan zu Wartenburg und Penzlin. Toujours au téléphone, Bernd (Freiherr) von Maltzan me dit qu’il était très fier de son cousin, qui avait été un précurseur, un promoteur de l’économie sociale de marché, un acteur important de la reconstruction du pays.

Vollrath et ses frère et sœurs étaient de la maison de Rothenmoor. La branche est aujourd’hui éteinte. Avant la Première Guerre mondiale, la famille habitait un petit château en Alsace, à Odratzheim, près de Strasbourg. Bernd von Maltzan a reçu, au nom de l’association familiale, les documents personnels de son cousin Vollrath et les conserve chez lui, à Bad Homburg.

Puis, m’invitant à venir les consulter, il m’expliqua cette donnée importante : dans certaines branches de la famille, Maltzan s’écrit avec un « h » - Maltzahn, donc.

Volrath. De Hitler à Adenauer, un ambassadeur entre deux mondes de Jean-Marc Dreyfus, est publié aux éditions Vendémiaire.