Chronique

Exilés à la dérive : l’Affaire des « Polonais du Havre », 1834

le 18/03/2022 par Delphine Diaz
le 03/07/2018 par Delphine Diaz - modifié le 18/03/2022
Illustration en faveur de la pièce historique « Les Polonais » d'Auguste Poitevin, 1831, estampe - source : Gallica-BnF

Pendant la monarchie de Juillet, tandis qu’un bateau de réfugiés polonais tente de faire escale dans le port du Havre, Louis-Philippe refuse, estimant que le nombre de réfugiés polonais en France est déjà trop important.

Le sort de L’Aquarius, bateau financé par l’ONG « SOS-Méditerranée » et venu au secours de 630 naufragés originaires d’Afrique subsaharienne, rejeté des ports italiens, maltais et français, a mis une nouvelle fois au jour la crise de l’asile en Europe.

La position de la France, consistant à refuser d’ouvrir l’un de ses ports au bateau mis en danger par des conditions maritimes difficiles, va à l’encontre d’une longue tradition d’hospitalité. Mais en réalité celle-ci mérite d’être interrogée, puisque dans son passé, le pays s’est déjà montré réticent à l’idée d’accueillir des bateaux transportant à leur bord des migrants, des exilés ou des déportés étrangers.

Le début de la monarchie de Juillet (1830-1848) a été marqué par l’affaire des « Polonais du Havre » dont la presse de l’époque s’est fait l’écho. À la fin du mois de novembre 1833, près d’un millier d’anciens insurgés polonais qui avaient participé à l’insurrection de Varsovie (1830-1831) puis faits prisonniers par le Royaume de Prusse, ont été déportés collectivement vers les États-Unis, avec l’accord du département d’État américain.

Trois navires emportant à leur bord les captifs ont quitté le port prussien de Dantzig (Gdansk) pour New York le 24 novembre.

Quelques semaines plus tard, le 5 janvier 1834, le quotidien libéral Le Constitutionnel décrit l’escale des trois bateaux près de Douvres, s’inquiétant du « triste état » des passagers.

« Ne serait-il pas honorable pour la France d'empêcher que cette déportation ait lieu ?

Nous croyons que quelque voix ne peut manquer de s'élever dans la chambre des députés en faveur des infortunés polonais, que la France entière regarde comme des frères, et que l'Europe ne peut sans douleur se voir enlevés, pour être transportés au-delà des mers. »

Le journal s’indigne en effet que la France n’ait rien fait pour empêcher cette déportation, alors que le pays avait accueilli dès l’hiver 1831-1832 plusieurs milliers d’exilés polonais.

En revanche, le journal légitimiste La Quotidienne publie un article au ton bien différent, soutenant que les passagers du bateau se sont embarqués tout à fait volontairement à son bord, afin d’émigrer vers New York.

« La Gazette de Prusse publie un article dans lequel elle démontre la fausseté des allégations des journaux révolutionnaires de Paris, relativement à la conduite que le gouvernement prussien a tenue envers les Polonais établis a Dantzick [sic]. Ce sont ceux qui, depuis, ont relâché au Havre.

La Gazette d'État de Prusse affirme que c’est sur leur demande unanime qu’ils ont été embarqués, aux frais du gouvernement prussien, sur le bâtiment qui devait les conduire en Amérique. »

Reprenant sa route depuis Douvres vers l’Amérique, l’un de ces trois bateaux prussiens, L’Élizabeth, doit faire escale dans le port français du Havre le 7 janvier 1834 après avoir essuyé une tempête. Mais le gouvernement de Louis-Philippe, et surtout son ministre de l’Intérieur, le comte d’Argout, estiment que le nombre de réfugiés polonais accueillis et secourus par la France est déjà trop important. Le bateau est mis en quarantaine et on interdit à ceux que l’on appelle les « Polonais du Havre » de débarquer.

Dans ces circonstances, les passagers polonais sont soutenus dans leurs revendications par la jeunesse havraise, acquise à l’opposition, qui les aide à débarquer sur la terre ferme le 12 janvier 1834. Le Journal des débats politiques et littéraires évoque en ces termes l’épisode :

« On lit dans le Journal du Havre du 13 janvier :

Ce qui devait avoir lieu dans notre ville pour les Polonais consignés à la quarantaine à bord du navire Vrouw-Elisabeth est arrivé hier soir. On ne pouvait raisonnablement penser que 160 militaires, parqués à bord d’un vieux bâtiment relâché en avarie dans notre port, pourraient être longtemps retenus au milieu de nos bassins sans qu’aucun motif de santé pût être allégué pour les empêcher de communiquer avec la terre.

Hier, vers onze heures du soir, un grand nombre de jeunes gens de la ville se sont portés sur la partie du quai de la quarantaine, la plus rapprochée du navire Vrouw-Elisabeth.

Les employés de la quarantaine et les appariteurs de la police qui veillaient depuis plusieurs jours, surpris par l’apparition subite du rassemblement, ou se trouvant trop faibles pour résister à son impulsion, ont dû rester spectateurs de ce petit acte de délivrance. »

Après leur débarquement au Havre, les Polonais, logés aux frais de la ville, adressent une pétition aux députés français pour réclamer l’hospitalité du pays (Le Constitutionnel, 16 janvier 1834, p. 3) :

« Messieurs les députés,

Des proscrits de Pologne viennent encore réclamer l'hospitalité française. […]

Presque tons mutilés, après avoir vieilli, soit dans les armées de l'empire français, soit dans les rangs polonais, c'est toujours la cause de la France et celle de la liberté que nous avons défendues. […]

Nous avons touché le sol de la France, Messieurs les députés, notre seconde patrie ; ah ! ne souffrez pas que nous en soyons enlevés. Si les enfans [sic] de la Pologne, par leur grand nombre, sont une charge trop lourde pour le pays, nous ne vous demandons, nous, malheureux proscrits, qu'un coin de terre hospitalière. »

Le 26 janvier 1834, le général Lafayette prononce à la Chambre des députés un vibrant plaidoyer en faveur de l’accueil pérenne sur le sol français des « Polonais du Havre », tandis que le comte d’Argout fustige la Prusse, enchantée selon lui de ce que « ces Polonais ne [soient] plus à sa charge ».

Finalement, le gouvernement accepte de recevoir comme réfugiés ces près de 160 exilés polonais, en leur attribuant des secours, comme il l’avait fait pour leurs compatriotes arrivés en France à l’hiver-1831-1832. Néanmoins, cette crise a mis en évidence les frictions diplomatiques suscitées en Europe par les mobilités d’exilés et les intenses débats que suscitait déjà au xixe siècle leur accueil sur le sol français.

Delphine Diaz est historienne et maîtresse de conférences à l’université de Reims. Elle coordonne le projet de recherche AsilEuropeXIX.