Chronique

Juillet 1675 : la France pleure la mort du maréchal de Turenne

le 31/07/2021 par Simon Surreaux
le 25/09/2018 par Simon Surreaux - modifié le 31/07/2021

Pendant la guerre de Hollande, le grand chef d’armée de Louis XIV Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, est tué au combat. S’ensuit une longue cérémonie mortuaire, préfigurant l’idée de « deuil national ».

Le samedi 27 juillet 1675, aux alentours de deux heures de l’après-midi, sur le champ de bataille de Salzbach, près d’Achern, en pays de Bade, pendant la guerre de Hollande (1672-1678), se produit un événement retentissant, dont la Gazette se fit l’écho, en amplifiant par là-même les répercussions mémorielles : la mort du plus grand capitaine de son temps – dont la carrière et la fin tragique au champ d’honneur éclipsèrent nombre de chefs de guerre de renom jusqu’à Napoléon 1er qui voyait d’ailleurs en lui un « génial précurseur » (Jean Bérenger) –, le maréchal-général des camps et armées du roi, Henri de La Tour d’Auvergne (1611-1675), vicomte de Turenne. La Cour de France apprend la nouvelle le lundi 29 juillet.

Stratège remarquable à « l’expérience consommée » (Gazette de juillet 1675) guerrier intrépide, tacticien n’hésitant pas à discuter des ordres de Louis XIV et de son ministre Louvois lorsqu’il les estimaient insuffisamment avisés, calviniste puis catholique non fanatique, honnête homme croyant et charitable comme les effets du concile de Trente et de la Contre-Réforme avaient pu en créer en ce « Grand siècle », Turenne est tué par un biscaïen tiré au hasard par le nommé Koch, canonnier impérial des troupes de son vieil adversaire, Raimondo de Montecuccoli (1609-1680). Celui-ci, apprenant la mort de Turenne, aurait dit à ses hommes : « il est mort aujourd’hui un homme qui faisait honneur à l’Homme ». Et, élégant et conscient de la perte, de laisser aux troupes françaises deux jours de répit.

Dans une lettre du mercredi 31 juillet adressée au comte de Grignan, son gendre, la marquise de Sévigné, relate, bouleversée, « une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France » :

« C’est la mort de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici.

Cette nouvelle arriva lundi à Versailles : le roi en a été affligé, comme on doit l’être de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde ; toute la cour fut en larmes, et M. de Condom (Bossuet) pensa s’évanouir.

On était près d’aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu ; jamais un homme n’a été regretté si sincèrement : (…) tout Paris, et tout le peuple, était dans le trouble et dans l’émotion ; chacun parlait et s’attroupait pour regretter ce héros. »

Louis XIV et ses ministres, une fois la nouvelle apprise et l’émotion passée, soucieux de l’État et des répliques que cette mort pourrait avoir sur le moral du pays, des troupes et sur la conduite de la guerre, décident de rendre au maréchal de Turenne des honneurs que l’on qualifierait aujourd’hui de nationaux. La Gazette s’en fait le relais. En revanche, elle tait pour l’heure la réponse institutionnelle et tactique de l’État : la promotion à la dignité de maréchal de France de huit officiers généraux, le 30 juillet 1675, dont l’un des neveux de Turenne, Jacques Henri de Durfort (1625-1704), duc de Duras.

« La Divine providence en voulut disposer autrement, par le coup qui arrêta, Le 27 juillet dernier, le cours d’une si glorieuse vie, & la suite de tant de merveilleux exploits. […]

Aussy, le Roy […] ne s’est pas contanté de faire célébrer pour luy, des Obsèques très solennelles, selon ce qui se pratique ordinairement […].

Sa Majesté a voulu […] faire éclater son estime pour luy, par des honneurs plus particuliers, en ordonnant que son corps fust inhumé dans la chapelle des Bourbons. »

Réplique politique réparatrice immédiate, dès la nouvelle de la mort connue à la Cour ; aveu de course après l’événement, même si l’objectif est de remobiliser les troupes en récompensant notamment des seconds de Turenne : le roi de France nomme ces nouveaux maréchaux de France pour faire oublier la perte d’un seul, du Seul, leur maître à tous… Des esprits acérés à l’esprit vif et caustique ne s’y trompent pas : cette promotion est celle de la « monnaie de Turenne ». Mais la monnaie d’argent ne saurait avoir la même valeur que le louis d’or.

Passé cette compensation, la monarchie doit utiliser la vie et la mort de son Héros pour mettre en scène ses propres mérites. En effet, la place, le rôle et la mémoire de Turenne sont tels que la nation en deuil lui doit des honneurs funèbres dignes de sa valeur et de son courage. Il doit donc être inhumé aux côtés des aïeux de son roi : à Saint-Denis. Suprême honneur que Louis XIV décide de rendre à son mentor en art de la guerre, que seul le connétable Du Guesclin aux temps de Charles V le Sage (1364-1380) s’était vu accorder. Le parallèle est symbolique : Charles V est le roi de la reconquête pendant la guerre de Cent Ans face aux Anglais ; Louis XIV est celui de la conquête et de l’affirmation de la France sur la scène de l’Europe et du monde face aux Impériaux.

« Mort de Turenne », estampe, circa 1680 - source : Gallica-BnF
« Mort de Turenne », estampe, circa 1680 - source : Gallica-BnF

La rareté du signe royal se veut à la hauteur du prestige acquis par le défunt. Elle est une reconnaissance éclatante de la nation française incarnée par son roi. « Nation ». Car le peuple rassemblé dans les villes et sur les routes, de l’Alsace à la capitale, lors du convoi funèbre qui doit transporter le maréchal à l’église Saint-Eustache, à Paris, puis à la nécropole royale de Saint-Denis, pleure le « bon Monsieur de Turenne ». La France s’arrête, la France pleure, en tout cas celle de la Cour et de la Ville, celle des terres du maréchal, de sa principauté de Bouillon, de sa ville de Sedan. Pendant ce temps, la Gazette raconte la vie du héros mort au combat, elle construit sa Legenda, « ce qui doit être lu ».

« Personne n’ignore que sa Maison descend, par lignes masculines et directes, des anciens comtes d’Auvergne et ducs d’Aquitaine. On sçait qu’elle est alliée aux principales Maisons royales et souveraines de l’Europe […].

Notre Héros sorti d’une si illustre Origine, s’est encor rendu plus considérable par des vertus, & par ses Actions, qui l’ont élevé au rang des plus grands Hommes. »

Puis vient le temps du deuil, de la marche funèbre et de l’exposition. La mort de Turenne, les préparatifs et les rites funéraires et cérémoniels rapportés en détail par la Gazette induiraient-ils une essence particulière dans la mort pour un maréchal de France ? En 1675, on ne saurait l’affirmer. La mort des grands capitaines n’induit alors pas de cérémonial particulier. Des honneurs, certes, leur sont rendus, mais ils ne sont encore ni réglés, ni officialisés, ni institutionnalisés.

En revanche, des codes sont fixés, plus tard (ordonnance du 12 mai 1696 par exemple), pour les honneurs dus à un maréchal de France… vivant, comme si justement la mort de Turenne et l’émotion qu’elle suscita – et que l’État utilisa pour souder la nation dans une période de guerre –, persuadèrent Louis XIV de légiférer sur le statut de dignité de ses maréchaux, auxquels il déléguait une partie de son autorité guerrière. Même les spécialistes du temps des questions militaires ne peuvent affirmer qu’un cérémonial spécifique est adopté, hormis peut-être celui-ci :

« Suivant quelques anciens mémoires, lorsqu’un Maréchal de France mourrait à la guerre, aussitôt que le commandant de l’artillerie en était informé, il faisait tirer un coup de canon, lequel était suivi d’un pareil coup tous les demis quarts d’heure pendant vingt-quatre heures, ou jusqu’au moment qu’on portait le mort en terre si on l’enterrait plutôt.

Toute l’Armée avec l’Artillerie accompagnait son corps jusqu’au tombeau, devant lequel le canon et la mousqueterie faisaient cinq décharges générales, et une sixième en défilant. » (Guignard).

Toujours est-il que l’équivalence des effets de la mort de Turenne ne se retrouve pas : même lorsque Jacques de Fitz-James (1670-1734), maréchal de Berwick, fils du roi d’Angleterre, meurt dans des circonstances similaires en juin 1734 à Philipsbourg, l’émotion est réelle mais non aussi forte qu’en juillet 1675. De même, lorsque Maurice de Saxe, maréchal-général des camps et armées du roi, meurt dans son lit à Chambord en novembre 1750, le choc est grand, Louis XV est touché, mais Saxe n’eut pas des funérailles aussi « nationales » – d’autant qu’il était protestant. Mais il est enterré à Strasbourg après un long et couteux périple funèbre au printemps 1751, lui qui aurait souhaité, par son testament, que son corps fût jeté dans de la chaux vive.

Quant au tombeau de Turenne, en octobre 1793, il est profané : son corps, bien conservé, montré au public qui le respecte comme si la patrie lui était encore reconnaissante plus d’un siècle après sa mort. Il est ensuite envoyé au Jardin des Plantes jusqu’à ce qu’en septembre 1800 Bonaparte décidât de transférer sa dépouille en l’église Saint-Louis des Invalides, où il repose toujours aujourd’hui – tandis que le boulet voulu comme celui l’ayant fait passer de vie à trépas est conservé à proximité, au musée de l’Armée.

Simon Surreaux est agrégé d’histoire, professeur en Classes préparatoires aux Grandes écoles (B/L), Chercheur associé au Centre Roland Mousnier (UMR 8596), Université Paris-Sorbonne.

Pour en savoir plus :

Lucien Bély (dir.), Dictionnaire Louis XIV, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2015.

Jean Bérenger, Turenne, Paris, Fayard, 1987.

François Bluche (dir.), Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990.

M. de Guignard, L’école de Mars, ou mémoires instructifs sur toutes les parties qui composent le corps militaire en France, avec leurs origines, et les différentes manœuvres auxquelles elles sont employées, Paris, Simart, 1725, 2 t., t. II, livre VIII, p. 617-618.

Simon Surreaux, Les Maréchaux de France des Lumières. Histoire et dictionnaire d’une élite militaire dans la France d’Ancien Régime, Paris, SPM, 2013 et Servir le Roi. Vie et mort des maréchaux de France au XVIIIe siècle, Paris, Vendémiaire, 2017.

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