28 juin 1919 : liesse dans Paris à la suite du Traité de Versailles
Au soir de la signature du célèbre traité, les Parisiennes et Parisiens célèbrent avec force joie la paix sur le continent. Personne ne peut alors savoir que c’est ce même accord qui conduira indirectement à un nouveau conflit mondial.
La soirée du 28 juin 1919 n’est pas loin de compter parmi les plus mémorables de l’histoire de la nuit parisienne. Une telle affirmation pourra sembler bizarre, ce jour étant celui de la signature du traité de Versailles, évènement resté dans nos mémoires comme étant un diktat porteur de sombres augures. De surcroît, rappelons que les manifestations dont il s’agit ici ne doivent pas être confondues avec celles du 14 juillet 1919, dites fêtes de la Victoire – et par ailleurs bien connues.
Car, indépendamment des critiques que peut susciter l’accord diplomatique conclu à Versailles, c’est bien la paix qui est ici fébrilement préparée puis intensément célébrée en cette soirée de juin 1919.
D’une certaine manière, les festivités entourant la signature du traité de paix mettant fin à la Grande Guerre ne sont pas sans faire écho à celles qui seront organisées, quelques semaines plus tard, dans toutes les garnisons de France et de Navarre lors du retour des régiments en leurs casernes. Se succèdent ainsi banquets, retraites au flambeau, concours divers et variés, tombolas, feux d’artifices, bals… comme autant de marqueurs d’un retour à la vie où, désormais, le plaisir et les loisirs seraient de nouveaux autorisés. Mais loin d’être unanime, la presse ne partage pas nécessairement cet enthousiasme.
Particulièrement acide, le journal monarchiste L’Action française résume en deux cruelles manchettes sa ligne éditoriale, hostile à un traité jugé coupable de ne pas démanteler l’Allemagne et le danger que ce pays est supposé représenter pour l’ordre international. Le 28 juin, elle affirme ainsi : « On disait le 2 août 1914 : la mobilisation n’est pas la guerre. Le 28 juin 1919, la paix n’est pas la démobilisation, et c’est la faute de la paix. » Le lendemain, le quotidien d’extrême-droite précise :
« L’Empire allemand sort la vie sauve du grand apparat justicier de Versailles. L’Allemagne vaincue a retrempé son unité à sa source symbolique. »
Charles Maurras, le directeur politique de « l’organe du nationalisme intégral », fustige pour sa part une « petite paix » qui n’est pas « aux proportions de la guerre qu’elle termine jusqu’à en réparer véritablement les dégâts ».
Bien entendu, la tonalité est toute différente en Une de L’Homme libre. Le journal fondé par Georges Clemenceau annonce le 29 juin 1919 que « les Allemands ont signé sans protester » l’acte conduisant à la « délivrance » de la France. Cette ligne est peu ou prou celle de L’Intransigeant, qui revendique d’être « le plus fort tirage des journaux du soir » et qui voit en cette signature un « grand jour » pour une victoire « méritée ». Idem en ce qui concerne le Journal, quotidien tirant à 1 million d’exemplaires par jour en 1913 et qui évoque dans son édition du 29 juin 1919 une « inoubliable cérémonie » lavant « l’injustice » du traité de 1871. Pour le Petit journal, c’est bien « la paix du droit » qui est signée ce jour-là à Versailles.
Mais certains titres adoptent une position qui montre que le traité brouille les classiques lignes de fracture de l’opinion. Pourtant résolument conservateur, Le Gaulois parle ainsi d’une « journée historique » et n’hésite pas à afficher son soutien à Clemenceau ! C’est ainsi que René d’Aral, chargé de relater en première page le déroulement de la cérémonie de signature, relaye complaisamment la mise en scène du président du Conseil consistant à placer des gueules cassées derrière les plénipotentiaires allemands, comme pour mieux leur rappeler leur responsabilité dans le déclenchement du conflit :
« Pourtant, dans ce tohu-bohu qui peu à peu va s’apaiser, une scène brève, émouvante, spontanée, nous rappellera brusquement la France héroïque, la France de Verdun, de la Marne, la France qui a souffert, qui a vaincu, qui est vengée, qui est ici.
Dix mutilés de la guerre, dix mutilés de la face, témoignages vivants de la férocité boche, sont venus assister à la signature sur les instructions de M. Clemenceau. Ils sont là, ces humbles et glorieux poilus, dans leurs capotes de campagne, ornées de la médaille militaire et du ruban barré de palmes et constellé d’étoiles, modestement groupés dans les embrasures des fenêtres ; c’est vers eux que le Tigre se dirigera tout d’abord en entrant dans la salle.
Les yeux brillants de joie, la main tendue, il les félicite, les interroge, évoque avec eux les grandes heures d’épreuve, les belles journées de victoire, puis, affectueusement, doucement :
– Merci, mes enfants, leur dit-il : c’est à vous que nous devons d’être ici aujourd’hui… »
Également conservateur, le Matin n’embraye pourtant pas le pas du Gaulois et reste très critique sur le traité. Ainsi, l’édition du 28 juin 1919 ne titre pas sur la cérémonie de Versailles mais sur les difficultés économiques du moment et n’hésite pas à affirmer, acerbe, que « contre la vie chère on va faire autre chose. C’est du moins ce que prétend M. Clemenceau ».
Pour La Croix, il est également difficile d’attribuer à l’anticlérical président du Conseil, celui des inventaires des biens de l’Eglise, moins de 15 ans plus tôt, les mérites de cette journée. Aussi peut-on lire le 29 juin 1919 que « Dieu [veut] que la paix qui est signée aujourd’hui soit la paix définitive après laquelle le monde aspire », propos qui est d’ailleurs dans le droit prolongement de cette grille lecture catholique de la Grande Guerre qui assimile volontiers le conflit à un châtiment céleste.
En définitive, ce qui se donne à lire dans la presse du jour c’est le délitement d’une Union sacrée que l’historiographie tend pourtant à faire durer encore quelques semaines – jusqu’aux cérémonies de retour des régiments dans leurs garnisons.
Certes, ça-et-là, les comités d’organisation constitués pour l’occasion regroupent des officiers, des représentants de l’État, des maires et des curés. Pour autant, la revue de presse des 28 et 29 juin 1919 indique que le mur de l’Union est de plus en plus profondément lézardé. D’ailleurs, c’est toute cette posture syncrétique qui, à la vérité, mériterait d’être réexaminée tant nombreux sont, pendant le conflit, les affrontements à peine larvés que dévoilent les archives. Loin d’être une parenthèse, la séquence 1914-1918 est aussi le moment d’une perpétuation – certes en sourdine, l’impératif patriotique primant en apparence tout – des grands clivages idéologiques de la fin du XIXe siècle qui s’incarne, en ce 28 juin 1919, en de multiples tentatives de captation d’héritage.
À qui appartient en effet cette victoire ? À la République en armes ou à cette France fille aînée de l’Église ?
À en croire La Lanterne, partout on discute « la question épineuse de la loyauté future des Boches… » Pourtant, ces doutes n’empêchent pas de penser à la fête, preuve sans doute que la célébration du retour à la paix l’emporte au moins momentanément sur les incertitudes de l’avenir.
Nombreux sont d’ailleurs les journaux qui, détaillant les préparatifs des festivités à venir, insistent sur les illuminations qui, explique par exemple L’Écho de Paris le 28 juin, « se préparent dans tous les quartiers ».
La Croix pour sa part précise que « les phares de la tour Eiffel, au repos depuis l’armistice, balayeront la ville de leurs pinceaux lumineux » et que « des feux de Bengale embraseront la place de la Concorde ». De même, tous les édifices publics sont illuminés. On ne saurait tenir cette dimension pour négligeable tant la symbolique de la lumière est, ici, évidente. Ces éclairages constituent pour la population une réelle rupture, contrastant grandement avec les économies drastiques imposées par le rationnement de l’énergie et les sévères mesures de la défense passive.
La journée du 28 juin 1919 est quasiment partout fériée. Nombreuses sont en effet les usines à déclarer la journée chômée. De l’école primaire à l’université en passant par le collège et le lycée, tous les élèves et étudiants de France trouvent classe fermée, de même que leurs professeurs. Pour les fonctionnaires de l’État, la journée de travail est transformée en congé payé, ce qui ne semble d’ailleurs susciter aucune critique, malgré l’état des finances publiques.
Seuls les cabaretiers ne sont pas astreints à un régime allégé : pour pouvoir contenter les milliers de badauds attendus, les cafés et restaurants ont l’autorisation exceptionnelle de servir jusqu’à une heure du matin.
Dans les casernes, l’activité est également grandement réduite, ordre ayant été passé d’adopter le service du dimanche pour ce samedi 28 juin 1919. Président du Conseil et titulaire du portefeuille de la Guerre, Clemenceau décide par ailleurs de « lever toutes les punitions à l’exception de celles dont les chefs de corps estimeraient le maintien indispensable dans l’intérêt de la discipline ».
Contre toute attente, cette mesure ne fait pas l’unanimité et est même sévèrement brocardée par L’Humanité. Pour le journal communiste, les punitions sont en effet levées « … si le colonel veut bien ! »
Signalons qu’il s’agit là d’une attitude assez exceptionnelle, la plupart des titres opérant la distinction entre l’accord diplomatique et la célébration organisée le soir même de la signature, cette dernière ne souffrant d’aucune critique. Pourtant particulièrement féroce à l’endroit du traité de Versailles, le Matin n’hésite pas à parler à propos des festivités qui s’annoncent pour la soirée du 28 juin 1919 de « Saint Poilu ».
C’est en effet une ferveur quasi religieuse qui s’empare alors du « peuple de Paris ». De sensibilité radicale, La Lanterne use d’accents lyriques pour décrire des heures « de liesse populaire où la grande cité du travail et de la fièvre laborieuse s’est pour ainsi dire détendue dans le bienfaisant repos et la débordante gaieté des fêtes et des cortèges hilarants des temps anciens, où la paix, heureuse et prospère, régnait dans le monde ».
Manifestement conquis, Le Gaulois décrit le spectacle de la fête :
« La perspective des rues, des avenues et des boulevards, avec la profusion de drapeaux de toutes couleurs, échelonnés à tous les étages, tantôt avivés par le soleil, tantôt agités par le vent, offrait un coup d’œil aussi pittoresque qu’impressionnant.
Par moment, dans certaines voies étroites, on croyait marcher sur une voûte de bannières multicolores ; en certains endroits, des guirlandes de verdure et de fleurs sont tendues d’une façade à l’autre, des manières de portiques se dressent aux carrefours, des drapeaux tricolores ondulent aux balcons, d’immenses étendards planent à de grandes hauteurs.
Tous les monuments, toutes les églises sont ornés de trophées, d’écussons et de palmes ; et dans cet arc-en-ciel émouvant et infini formé par le mariage des couleurs alliées, c’est l’âme du monde en fête qui célèbre la joie de la victoire et de la paix. »
Le Figaro relate pour sa part une scène potache dans laquelle des « jeunes gens des écoles, formés en cortège place de la Concorde, devant les statues de Lille et de Strasbourg, défilent par les boulevards, promenant des Guillaume et des kronprinz caricaturés et des pancartes où s’inscrit notre triomphe ». Puis le quotidien conservateur, dont le nom de Gaston Calmette assassiné peu avant le déclenchement du conflit orne toujours la première page, publie quelques lignes qui disent bien la formidable accélération du temps qu’est aussi la Première Guerre mondiale :
« Des opérateurs de cinématographe, juchés sur des camions automobiles qui à grands coups de trompe et de klaxon se frayent un passage difficile au milieu de la foule, tournent inlassablement la manivelle de leurs appareils pour fixer sur le film ces diverses manifestations de la joie de Paris. »
L’Écho de Paris décrit pour sa part les neuf retraites qui, dans la soirée, parcourent les rues de la capitale sous les yeux ravis d’une foule « toujours friande de ces défilés pittoresques qui vont porter jusque dans les quartiers les plus excentriques de la lumière, du mouvement, du bruit ».
Si l’accord diplomatique partage les opinions et rencontre parfois de très sévères critiques, la fête, la joie, le bonheur de la paix retrouvée, font eux l’unanimité. Restera toutefois le poids du deuil…
–
Erwann Le Gall est historien, spécialiste de l’histoire de la Bretagne au XXe siècle. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Une entrée de guerre - le 47e régiment d’infanterie au combat aux éditions CODEX et en a (co-)dirigé de nombreux autres, notamment Petites patries dans la Grande Guerre, paru aux Presses Universitaires de Rennes.