Février 1934 : la chute de « Vienne la rouge »
Quelques jours à la suite des grandes manifestations antifascistes en France, le chancelier « austro-fasciste » Dolfuss écrase les forces sociales-démocrates de la capitale viennoise. Chronique d’un effondrement impensable cinq ans en amont.
Le 6 février 1934 est une date bien connue de l’histoire de France : les lignes « factieuses », dont certaines admirent le régime fasciste de Benito Mussolini, attaquent le palais Bourbon, provoquant une réplique unitaire des organisations de gauche quelques jours plus tard, premiers pas vers une union de « Front Populaire ».
La dynamique de ces ligues a suscité de nombreuses interrogations chez les historiens (notamment à propos de l’existence d’un « fascisme français »), de même que le « Front populaire », à la dynamique populaire incontestable, mais qui ne peut être compris sans le revirement spectaculaire des instances de l’Internationale communiste sous la férule du Kremlin.
Pourtant, un autre événement a globalement disparu de l’histoire collective, qui avait pourtant beaucoup marqué les contemporains : la fin de « Vienne la rouge » quelques jours plus tard, écrasée par Engelbert Dollfuss, à la tête d’un régime « austro-fasciste », c’est-à-dire une variante autrichienne du fascisme qui s’est affirmée à partir de mars 1933.
Comme l’affirmait l’historien de l’Autriche Félix Kreissler, « le 12 février 1934 est une des dates les plus funestes de l’histoire de la Première République autrichienne ». Celle-ci avait été marquée par le long règne de la social-démocratie sur la capitale, Vienne. Ayant conquis la municipalité, les sociaux-démocrates autrichiens développèrent une politique ambitieuse, avec notamment un vaste programme de constructions de logements ouvriers. « Vienne la Rouge » c’est aussi une ambition culturelle : l’ « Arbeiterbildung » (la formation et culture ouvrière) règne en maître, et la ville abrite de nombreux intellectuels et artistes que le monde entier admire.
Cependant au niveau national, depuis 1932, le pays est dirigé par un chancelier conservateur, Engelbert Dollfuss, prônant une voie corporatiste, farouchement opposée à toute forme de mouvement ouvrier organisé. À partir de 1933, il prend des mesures de plus en plus autoritaires. La direction de la social-démocratie tarde à réagir. Lorsque l’affrontement a lieu, il est trop tard : c’est une véritable guerre civile qui se déclenche.
Une guerre perdue par les sociaux-démocrates.
Vienne vue de Paris
Ces événements sont suivis de près par la presse française. À la Une du Temps du 13 février 1934, soit une semaine après les premières émeutes parisiennes, sont évoqués les « événements d’Autriche » :
« Nous indiquions, dimanche, à cette place, combien apparaissait critique la situation créée en Autriche par le fait que les Heimwehren, en exigeant la réalisation immédiate des promesses faites par le chancelier Dollfuss l’automne dernier, en ce qui concerne l’établissement d’un État corporatif et autoritaire et le fait de l’agitation socialiste, rendait plus difficile la tâche déjà si lourde du gouvernement fédéral alors que celui-ci doit faire face à la menace allemande et aux menées des nationaux-socialistes, ouvertement encouragés par Berlin. »
Le Temps pose bien le problème des rapports de force politique à l’œuvre. Le régime de Dollfuss doit affronter à la fois son opposition de gauche, la social-démocratie, mais également les nationaux-socialistes, qui rêvent de voir l’Autriche rejoindre l’Allemagne.
Dans ce contexte, le quotidien de droite Le Temps côté prend parti sans détour pour l’écrasement de la Vienne sociale-démocrate : les socialistes auraient dû baisser d’un ton pour éviter le pire. Comprenez : pas d’autre choix que la répression… Dans la même édition, on peut en effet lire :
« Ils se sont obstinés dans une action de classes depuis longtemps dépassée par les événements.
Pour avoir refusé au chancelier Dollfuss les moyens de gouverner dans des circonstances exceptionnelles, alors qu’il s’agissait du salut de la patrie, les voici dépossédés de leur pouvoir à Vienne, voilà leur parti supprimé en tant que force politique organisée. »
À la une de La Croix du 14 février, une photographie de la ville de Linz (« La place François-Joseph à Linz, où ont éclaté les premiers troubles »), bastion ouvrier où la social-démocratie avait tenu un congrès décisif en 1926. En effet, hors de Vienne, dans plusieurs villes où la gauche occupe des positions fortes, des soulèvements similaires ont lieu : « des événements graves, provoqués aussi par les socialistes, ensanglantaient, on le sait, divers points du territoire autrichien ».
La Croix se situe du côté des chrétiens-sociaux, expression politique d’un catholicisme conservateur, dont il craint qu’il ne subisse le même sort :
« Quelque peu de pitié que nous ayons pour les socialistes autrichiens, dont les tendances communistes sont connues et qui sont les fourriers de l’athéisme en Autriche, on ne peut redouter une pression des Heimwehren sur la politique autrichienne. »
Le Temps, comme La Croix, évoquent tous deux les « Heimwehren ». Un personnage est cité à plusieurs reprises : un certain Emile Fey, officier de l’armée autrichienne, chef de ces « Heimwehren », des groupes paramilitaires d’extrême droite faisant pression sur Dollfuss, jouant Un rôle décisif dans la répression de la social-démocratie. Conspué par la presse de gauche, il est valorisé par la plupart des journaux proches des ligues d’extrême droite.
La gauche française et Vienne
De son côté le journal Le Populaire, organe de la SFIO (Section Française de l’Internationale socialiste, soit le Parti socialiste) traite jour après jour de ces événements. En pleine affrontement, le 15 février, il titre :
« La guerre civile en Autriche – Le prolétariat autrichien préfère la mort à l’esclavage – La bataille fait rage à Vienne – Après un dur combat, le ‘Schutzbund’ a reconquis le Karl-Marx-Hof et l’occupe malgré un intense bombardement. »
Le « Schutzbund » est l’équivalent, en bien moins puissant, des Heimwehren : il s’agit de l’organisation paramilitaire de la social-démocratie, censée défendre le parti et ses structures quand celles-ci viennent à être menacées. Quant aux « Karl-Marx-Hof » il est un de grands ensembles de logements ouvriers construits par la municipalité de Vienne, symbole du logement social d’entre-deux-guerres, offrant à des ouvriers des conditions décentes d’habitat.
L’article en une souligne de la même édition du Populaire combien l’enjeu est décisif non seulement pour l’Autriche, mais également pour la France car « la classe ouvrière autrichienne défend farouchement sa liberté ». L’espoir est alors encore permis :
« Quelle ne fut pas notre joie lorsque nous avons appris hier matin que la “victoire” de Dollfuss n’était nullement acquise ; que non seulement le Schutzbund continuait à se battre, mais que l’ensemble de la classe ouvrière se soulevait dans le pays. »
Pourtant la bataille est déjà jouée, et peu après la défaite est totale. Le 20 février, dépité, le journal socialiste relève que « l’assassin Dollfuss ordonne exécution sur exécution » :
« En écrasant le socialisme, Dollfuss a tué la démocratie.
Il a également porté le coup de grâce à l’indépendance de l’Autriche. »
Notons que si Le Populaire de la SFIO soutient avec ardeur ses camarades autrichiens, le ton est nettement différent du côté de la presse communiste. L’Humanité salue certes le martyr du prolétariat autrichien, mais en profite surtout pour stigmatiser les erreurs et « trahisons » de la social-démocratie autrichienne.
Ainsi le 21 février 1934, l’organe central du PCF entend tirer « les leçons de la lutte armée des ouvriers d’Autriche », traduisant de larges extraits d’un article du journal soviétique La Pravda. D’après lui, la révolution est imminente :
« La lutte armée du prolétariat autrichien a révélé combien le processus de maturation de la crise révolutionnaire est avancé […].
Ils sont la brillante confirmation de la thèse de Staline que “l’idée d’assaut mûrit dans la conscience des masses”. »
Le PCF, sous impulsion de Moscou, relaie la stratégie « classe contre classe » selon laquelle « l’arbre du fascisme cache la forêt sociale-démocrate ». L’échec est, en ce sens, entièrement imputable la direction sociale-démocrate de Vienne la rouge :
« Que manquait-il aux prolétaires autrichiens pour utiliser entièrement leurs forces et vaincre l’ennemi ? Il leur manquait une véritable direction révolutionnaire, des mots d’ordre révolutionnaires justes pour leur indiquer la voie et mobilisant les masses […].
Quand l’insurrection a commencé, les chefs social-démocrates trahirent de nouveau les ouvriers. La social-démocratie autrichienne ne voulait en réalité ni grève générale, ni insurrection.
Elle n’a cessé, durant les 6 jours de lutte des ouvriers en Autriche, de proclamer la nécessité de se limiter à la défense de la ‘démocratie’, en désorganisant ainsi les rangs des insurgés. »
L’article dénonce sans relâche la social-démocratie… Mais demeure beaucoup plus discret sur les raisons de la faiblesse du mouvement communiste autrichien, interdit il est vrai depuis 1933, mais demeuré très faible depuis ses débuts en 1918.
À noter que l’article, comme bien d’autres à l’époque, établit un lien entre les événements français et autrichiens :
« Les ouvriers de France et d’Autriche, le plus fort et le plus faible des pays capitalistes, ont montré pratiquement combien la vague révolutionnaire est haute en Europe, combien sont grandes les contradictions entre les classes […]. »
Un écho dans toute la France
L’écho des événements se comprend bien à la lecture de la presse régionale, qui accorde une importance non négligeable aux événements autrichiens. La Tribune de l’Aube et de la Haute-Marne fait ainsi une partie de sa Une du 14 février sur « des événements graves en Autriche. 300 morts 3 000 blessés », soulignant que « la grève générale, que les dirigeants social-démocrates – et non les nazis, comme il fut dit hier par erreur – avaient essayé de déclenché, a complètement échoué ».
On peut même apprendre dans cette même édition que nombre de sociaux-démocrates ne souhaitaient pas prendre le risque de la moindre insurrection – ce qui est vrai – défiant le pouvoir central :
« Il est très caractéristique des dispositions d’une partie des socialistes autrichiens que, dès hier, à la première nouvelle de l’explosion armée déclenchée par les extrémistes viennois, les chefs social-démocrate du Vorarlberg ont avisé le gouverneur qu’ils s’abstiendraient de toute action antigouvernementale. »
Même attention à la Une du Petit provençal du 15 février, qui rend compte la bataille au cœur de Vienne, et plus particulièrement d’un quartier stratégique de la capitale, Florisdorf : « le centre de Florisdorf a capitulé devant les forces fédérales ». La fin de l’insurrection est claire :
« Avec Florisdorf est tombé le dernier bastion de la résistance social-démocrate. Les fusillades qu’on observe encore dans les quartiers du sud de Meiling et de Simmering sont des manifestations isolées d’importance secondaire.
Les membres du schutzbund qui n’ont pas été faits prisonniers sont en grande partie en fuite, privé de chef et de direction. »
Un moment fort de l’histoire européenne
C’est donc bien à un tournant de l’histoire européenne, deux semaines après les émeutes du 6 février, auquel on assiste. Au moins tout le monde est d’accord sur un point : Vienne la rouge, rayée de la carte, représente une victoire incontestable du fascisme, même si une violente controverse a déjà commencé sur les raisons de cette débâcle, encore impensable quelques années plus tôt.
Face à la montée des périls, Le Populaire le répète encore à la fin du mois d’avril. Le 29 avril, une photographie représente une manifestation unitaire : « Contre le fascisme : pour l’unité ouvrière ». Juste à côté un article lyrique affirme que « Vienne la Rouge restera dans nos cœurs » :
« Le souvenir de la lutte héroïque de nos camarades autrichiens vit encore dans tous nos cœurs.
En Autriche, dans la fière Vienne-la-Rouge qui restera dans nos cœurs comme le donjon rouge […] des hommes appartenant au peuple du travail se sont levés les armes à la main contre les gouvernants fascistes pour défendre leur liberté et leur droit, pour défendre le socialisme.
Des centaines de courageux socialistes ont laissé leur vie dans cette lutte. Des milliers de prolétaires, hommes, femmes, enfants, ont perdu leur dernier bien. Leurs appartements ont été détruits, on leur a enlevé leurs moyens de subsistance, on les a frustrés des allocations de chômage.
Mais ils restent ce qu'ils étaient : des socialistes internationalistes. Ils ont tout sacrifié pour l'idée et si, aujourd'hui, Dollfuss et Fey se font célébrer comme des vainqueurs, la classe ouvrière d'Autriche prendra sa revanche. »
Tout porte à croire que le bilan de cette défaite de la gauche n’intéresse pas que les rangs socialistes et communistes. Jérôme et Jean Tharaud, figures littéraires de l’extrême-droite (le second fut secrétaire de Maurice Barrès), font par exemple paraître peu après les événements un ouvrage, Vienne la rouge, publié chez Plon, dont L'Action française assure la promotion au cours du mois de juillet 1934 : « le troisième acte de la tragédie judéo-socialiste de l’Europe centrale ». Les Tharaud avaient été un temps correspondants pour la presse française (notamment pour Paris-Soir) à Vienne.
Les années suivantes allaient voir encore s’assombrir la situation. Dollfuss est assassiné le 25 juillet 1934, puis les nazis parviennent à annexer l’Autriche à l’Allemagne en 1938.
Mais après la Seconde Guerre mondiale, la tradition sociale-démocrate a perduré à Vienne. Une de raisons qui explique qu’il s’agisse de la ville régulièrement classée – encore en 2019 – comme la ville la plus « agréable au monde » ? Cela se discute…
Mais dans tous les cas l’héritage de ces années terribles doit être rappelé pour mieux comprendre l’histoire d’une des premières grandes métropoles à avoir tenté de développer une politique sociale à une vaste échelle.
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Jean-Numa Ducange est historien, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen. Il est co-rédacteur en chef d'Austriaca, cahiers universitaires d'informations sur l'Autriche.
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Pour en savoir plus :
Jean-Paul Bled, Histoire de Vienne, Paris, Fayard, 1998
Félix Kreissler, De la révolution à l'annexion. L'Autriche de 1918 à 1938, Paris, PUF, 1971
Paul Pasteur, Histoire de l’Autriche. De l'empire multinational à la nation autrichienne (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Armand Colin, 2011