Deux reporters face au drame espagnol : Jean Alloucherie et Mathieu Corman
Sur le front de la guerre civile, les frontières poreuses entre reporters « de plume » et photoreporter à une époque où les métiers tendent à se confondre. Alloucherie et Corman témoignent de ces fluctuations selon les titres pour lesquels ils travaillent.
Nous avions laissé Jean Alloucherie en Ethiopie. Nous le retrouvons en Espagne, cette fois-ci pour le compte des périodiques communistes L’Humanité et Regards – il a rompu tout lien avec Paris-soir début 1937. « Texte et photos de notre envoyé spécial Jean Alloucherie », spécifie Regards à chacun des volets de sa série « Dans le camp de la liberté ». Sa contribution à l’hebdomadaire, dont il fait même la Une le 29 avril 1937, l’installe donc désormais comme photoreporter.
Mais ce qui force le trait de la revendication de cette installation par le journaliste lui-même, c’est le portrait que nous trouvons dans un des reportages de sa série, le 27 mai 1937. Là, pose fièrement le journaliste, en tenue de baroudeur, renforçant une posture d’aventurier dévolu au genre journalistique du reportage… sans omettre la « clope » au bec qui colle à cette posture… Avec, détail qui n’en est pas un : un appareil photo autour du cou.
Il est rare que nous disposions des visages des reporters et autres journalistes antifascistes pendant la guerre d’Espagne : l’essentiel est ailleurs, dans le propos, dans la couverture des faits ; dans, aussi, la dénonciation de ce qu’il s’y passe. Mais Alloucherie vient d’ailleurs, et dans cet ailleurs on publie facilement des portraits des journalistes pour les intégrer à l’illustration. Et puis, Alloucherie est une belle « prise », que l’on ne manque pas d’exhiber. En tout cas, cette photo atteste avec éclat de l’hybridité revendiquée par le journaliste.
D’autres reporters de plume présents en Espagne se saisissent de l’objectif pour ajouter une vision tangible aux descriptions pourtant minutieusement brossées dans leurs articles.
Parmi ces reporters, il y a le Belge Mathieu Corman. Lorsqu’il arrive dans les colonnes du quotidien communiste français Ce soir pour couvrir la guerre d’Espagne, il est déjà un journaliste et un reporter chevronné – même s’il exerce parallèlement la profession de libraire. L’Espagne, il s’y est rendu en 1934, et a publié un ouvrage de reportage, Brûleurs d'idoles – Deux vagabonds dans les Asturies en révolte (1935).
Dans les premiers mois de la guerre d’Espagne, bien qu’étant membre du parti communiste belge, il se bat dans la colonne de l’anarchiste Buenaventura Durutti, expérience qu’il relatera dans son ouvrage Salud, camarada ! – Cinq mois sur les fronts d’Espagne (1937). C’est donc à la fois un ancien combattant antifasciste et un journaliste qui commence à travailler pour Ce soir peu de temps après sa création.
Le 27 juin 1937, le quotidien accueille, comme il le fait depuis de nombreuses semaines, un de ses reportages en direct du Pays Basque. Situé en page 8 de cette édition, l’article est accompagné d’une photo, créditée « photo Corman » :
Le lendemain, Ce soir annonce en Une, avec une « photo Corman », son article à lire en page intérieure :
On lit donc son reportage en page 7, lequel est accompagné d’une autre photo. Non estampillée cette fois-ci de son copyright, on peut toutefois estimer légitimement qu’elle est de lui, la pratique étant alors courante de n’indiquer qu’une seule fois le crédit :
Les éditions suivantes, si elles accueillent parfois des reportages de Corman assortis de photos de son œil, vont offrir des particularités témoignant d’une évolution remarquable de sa pratique photographique journalistique.
Le 24 septembre, une « photo de Mathieu Corman » paraît en Une, sans que celui-ci ne publie un article ce jour-là. Ses photos deviennent donc autonomes, tout comme celles de ses confrères dont c’est l’unique activité, ce qui indique une progression chez Corman vers un statut de photoreporter.
Son cliché, en outre, est mis en valeur : il est assorti d’un titre, « L’offensive républicaine se poursuit victorieusement en Aragon », lui conférant la primauté de l’information délivrée sur la guerre d’Espagne ce 24 septembre par Ce soir.
Si on relève le procédé à d’autres reprises, une édition du quotidien retient particulièrement notre attention, celle du 24 décembre 1937.
Ce jour-là, la dernière et célèbre page de Ce soir accueille en effet une série de ses photos, véritable consécration pour sa pratique photographique. Intitulée « La victoire de Teruel » et créditée « Photo de notre collaborateur Corman », la série s’intègre dans cette page telles celles produites par les (déjà) plus grands photoreporters de cette guerre.
Et pour cause… Car le chercheur n’est pas au bout de ses surprises…
Le 1er janvier 1938, si une « photo Corman » apparaît en Une avec l’annonce de son article…
…son intervention dans le journal est doublée par sa présence également en dernière page, pour une série de photos intitulée « Teruel… une date ! ».
Mais, à son nom est accolé celui d’un autre photoreporter, dont la célébrité est dès lors manifeste et qui travaille de façon étroite avec Ce soir. Un reporter, qui, lui, ne vient pas de la plume : Robert Capa.
La mention de deux photographes est relativement rare. Et, plus rare encore, qu’au nom de Capa en soit joint un autre – hors le cas de Gerda Taro.
Que s’est-il produit ce jour-là ? Ne savait-on plus de qui étaient ces photos et on est allé au plus simple ? Présents sur les lieux en même temps, les deux hommes se sont-ils mis d’accord pour que ce crédit soit conjoint du fait d’un échange d’appareils ou à des photos similaires ?
Si ces questions demeurent posées, elles montrent de nouveau combien le statut de photoreporter de guerre est encore à dessiner, de même que la reconnaissance acquise par Corman dans cette profession en devenir. Et contrairement à Alloucherie, on a dépassé la notion d’hybridité. Mathieu Corman, initialement reporter de plume, a gagné désormais ses galons de photoreporter de guerre. Et il n’est pas impossible qu’un certain Robert Capa y ait contribué…