Chronique

Invergordon, 1931 : la grande grève de la Royal Navy

le 29/03/2023 par Édouard Sill
le 20/03/2023 par Édouard Sill - modifié le 29/03/2023

Suite à une réduction de leur solde, les marins de la grande Navy, fierté de l’empire britannique, se mutinent dans le nord de l’Écosse. « Fait inouï » pour la presse française, qui s’inquiète des conséquences de cette rébellion – et interroge à ce sujet un certain Curzio Malaparte…

Que se passe-t-il dans les eaux écossaises, s’interroge la presse française du soir le 16 septembre 1931 ? La veille, un incident majeur s’est produit : les marins de la flotte principale de la Royal Navy, orgueil et rempart de l’Angleterre, ont refusé d’obéir aux ordres. L’annonce est énorme et inquiétante.

Le Petit Journal donne le ton : « Graves désordres dans la flotte anglaise de l’Atlantique » mais le célèbre quotidien ne peut s’appuyer que sur le communiqué de l’Amirauté britannique. Celui-ci vient de décréter la suspension des exercices militaires prévus en mer du Nord et reconnait qu’une certaine agitation s’est emparée des marins à la suite de l’annonce de la réduction de leur solde, du fait des coupes budgétaires dans les dépenses publiques.

La décision avait été adoptée par un gouvernement de gauche, dirigé par Ramsay Macdonald, avant que celui-ci ne recompose un nouveau cabinet avec la droite, après la démission des ministres socialistes désapprouvant la réduction du « dole », l’indemnité chômage. Car, partie de Wall Street un certain jeudi d’octobre 1929, la Grande dépression frappe durement la Grande-Bretagne. La balance des paiements est déficitaire et la Livre sterling est directement menacée. L’Écosse fait partie des régions les plus touchées.

Il ne s’agit pourtant pas des habituelles processions de mineurs ou d’une nouvelle marche de chômeurs mais, comme le relève Ouest -Éclair, d’un « fait inouï » qui met « l’Angleterre à l’envers ».

Et La Dépêche d’affirmer : « C'est, on ne saurait s'y tromper, d'une mutinerie des équipages qu'il s'agit dans ce communiqué ». Le journal ajoute :

« Pour qui connaît l'orgueil naval des Anglais et la confiance quasi mystique que tous les insulaires britanniques mettent dans leur flotte, il n'est pas douteux que malgré la discrétion observée, le coup de théâtre des mutineries va profondément bouleverser l’opinion publique anglaise qui n'avait pas besoin de ce nouveau coup. »

Voici les faits. Basée dans l’estuaire du Firth of Forth, l’ex-Grand Fleet rétrogradée en temps de paix en Atlantic Fleet, mouillait devant le petit port écossais d’Invergordon.

La mutinerie avait commencé trois jours plus tôt, le 12 septembre, lorsque fut connue l’annonce d’une réduction générale de 10 % des soldes, 25 % pour les novices, assujettis au nouveau taux de la solde. À bord, on croit à une réduction d’un quart dont les officiers seraient épargnés.

700 marins se réunirent dans la cantine militaire d’Invergordon pour discuter des réductions de solde. Le soir, ils manifestaient sur les quais de la ville. Le 15 septembre, les navires se déclaraient en grève.

C’est l’équipage du croiseur lourd HMS Rodney qui a donné l’exemple, en refusant d’exécuter l’ordre d’appareillage et n’effectuant que les tâches essentielles de sécurité. Après trois hourras lancés pour le roi, démonstration de loyalisme, les matelots se sont assis sur les énormes maillons de la ligne de mouillage. Sur les cuirassés HMS Hood et HMS Nelson, leurs camarades ont fait de même. Les seize mastodontes hérissés de canons suivirent le mouvement. Sur le pont du Rodney, un piano est monté sur le pont et la joie des marins résonne sur la baie.

Sous le titre sobre de « Mauvaise journée pour l’Angleterre », Le Journal rappelle que l’événement vient s’ajouter aux récentes déclarations de Gandhi sur le statut de l’Inde et aux conséquences de la crise économique. Le quotidien de droite remet naturellement la responsabilité des événements sur le gouvernement précédent :

« Les dégâts du travaillisme, on le voit, ne se sont pas limités au domaine financier. Dans la structure du fier empire, des fissures inquiétantes apparaissent. »

Les jours suivants apportent leurs éclaircissements sur le déroulement des événements.

D’après Le Petit Journal, la population écossaise d’Invergordon assista « éberluée » aux défilés des matelots qui « tenaient des meetings et chantaient des chants révolutionnaires ». Dans l’Ecosse prolétarienne, L’Internationale résonnait jusque-là dans les mines et les usines ; elle résonne désormais sur les navires de guerre, l’heure est grave.

Pourtant, la presse française, à l’unisson des déclarations répétées de la presse d’outre-Manche et de l’Amirauté de Sa Majesté, insiste : il n’y a pas eu de mutinerie. L’euphémisme est de mise : « La situation n’est pas grave, mais elle est sans précédent dans la marine anglaise » ou encore : « Tous les hommes ont transmis leur protestation dans un bon esprit. »

Cependant, lorsque la nouvelle franchit La Manche, la situation était désormais sous contrôle. La révolte ne s’est pas étendue aux autres ports de guerre.

Seuls, les communistes applaudissent les marins britanniques. L’Humanité, avec sa volubilité habituelle, affirme que la nouvelle du refus d’obéir de la flotte « s'est répandue dans les centres ouvriers d'Angleterre, dans les puits de mine et sur les chantiers navals, dans les usines du textile, dans celles de la métallurgie- et dans la foule immense des trois millions de sans travail […], partout, elle est accueillie avec un enthousiasme indescriptible ». Les marins auraient formé des « conseils de matelots », 12 000 marins seraient engagés « dans la lutte ».

 Serait-ce le signal de la révolution ? Le HMS Rodney serait-il le Potemkine de la monarchie britannique ?

Sous la plume de Gabriel Péri et de Marcel Cachin, l’organe communiste accorde à l’événement une attention toute particulière :

« L'escadre anglaise de l'Atlantique a toujours été tenue pour la plus disciplinée du monde.

Les événements qui s'y sont passés il y a un mois prouvent que les marins anglais, même sous l'uniforme, même engagés, n'oublient pas leur origine ouvrière. Ils participent aux mouvements prolétariens en tête desquels eux et leurs camarades de France, d'Allemagne et plus récemment ceux du Chili se sont placés courageusement.

De plus en plus, ils mettront au service de la révolution ouvrière l'esprit de discipline que renforce leur vie close entre les murs de leurs maisons d'acier. C'est ce que viennent de prouver à leur manière, les gars de la flotte anglaise, sur la flotte de guerre la plus puissante que l’impérialisme croyait avoir à son service et à sa merci. »

Au-delà des invraisemblables exagérations, L’Humanité, est bien le seul quotidien à donner des détails sur la façon dont les marins ont neutralisé les navires de guerre en croisant les bras, se rendant effectivement « maîtres du bord » le temps d’une journée décisive.

Pourtant situé à l’opposé, le journal de la droite conservatrice La Liberté s’interroge lui aussi en Une sur l’imminence d’une révolution outre-Manche :

« La flotte refusant l’obéissance en Angleterre, c’est à peu près comme si notre armée se mutinait : l’arme la plus puissante du gouvernement légal échappe de ses mains et menace de se retourner contre lui. »

Pour en discuter, le journal invite dans ses pages un bien curieux spécialiste, Italien de son état et peu versé dans les affaires maritimes. Mais le signore Curt Erich Suckert, qui n’est pas encore l’auteur des vertigineux Kaputt (1943) ou de La Peau (1949) a signé sous le pseudonyme de Curzio Malaparte son bréviaire ni de gauche ni de droite Technique du coup d’État (1923).

Rebaptisé « Georges Malaparte » dans les colonnes de La Liberté, l’inclassable dandy livre son sentiment sur l’affaire, invité par le directeur du journal, Camille Aymard :

« Ce livre est d'une actualité brûlante : aujourd’hui pour l’Angleterre, demain, peut-être, pour nous-mêmes. Il est intitulé : Technique moderne du coup d’État.

Voici la conversation qui s’engagea entre nous ; elle me paraît intéressante à rapporter à l’heure où l’Angleterre s’inquiète devant les incertitudes du lendemain. »

Las : naturellement insaisissable, Malaparte demeure prudemment sur des parallèles assez périlleux avec la révolution bolchévique. Ce qui n’empêche pas La Liberté de conclure :

« En songeant à ces paroles de M. Georges Malaparte, je me dis qu’un changement de régime n’a peut-être jamais été plus aisé qu’aujourd’hui... C’est pourquoi nos amis anglais feront bien de veiller au grain. »

Le 16 septembre, le gouvernement britannique cède ; L’Excelsior annonce que « [l)e conseil de l'amirauté examine d'urgence les représentations qu'il a reçues des chefs de la flotte de l'Atlantique à l'égard des privations qu'imposent à certaines classes de marins les réductions de salaires ordonnées par le gouvernement ».

Il fallut également s’engager à ce que l'allocation familiale, « qui est servie aux femmes des matelots mariés » ne serait quant à elle pas réduite et étendue aux jeunes marins.

Cette déclaration a immédiatement suspendu le mouvement de grève et les lourds navires de guerre ont quitté Invergordon pour rejoindre leur port d’attache séance tenante.

Il était temps, l’arsenal militaire de Woolwich à Plymouth commençait également à gronder. Pour la forme, le premier lord de l’Amirauté Sir Austen Chamberlain déclare que les réductions de solde étaient le fait de son prédécesseur, et qu’à l’avenir, de tels actes de sédition seraient traités selon le code disciplinaire en vigueur.

Londres lâche du lest. Et, de toute manière, la Grande-Bretagne suspend la convertibilité en or de la livre sterling le 21 septembre 1931.

À jamais « souillée du souvenir infâme » de la mutinerie d’Invergordon, l’Atlantic Fleet est renommée l’année suivante Home Fleet. L’événement a cependant fait des émules. Deux ans plus tard, c’est au tour de la marine néerlandaise de connaître la survenue d’une mutinerie ; celle-ci sera réduite à coup de canons.