Chronique

« Souscrivez ! » contre les Boches : la propagande de Poulbot au Journal

le 08/10/2023 par Aurélie Desperieres
le 27/09/2023 par Aurélie Desperieres - modifié le 08/10/2023

Pendant la Grande Guerre, l’État français lance quatre grands emprunts nationaux afin de financer l'effort de guerre. Dans des dessins on ne peut plus patriotiques publiés au Journal, Francisque Poulbot mobilise ses célèbres « gosses » pour convaincre ses compatriotes de souscrire.

 

Dès les premières semaines de combats, les dépenses supportées par les différents pays belligérants dépassent largement les estimations effectuées au début des hostilités. Pour tenter de faire face à cette situation, l'Allemagne lance un premier emprunt de guerre en septembre 1914. La France, de son côté, n'adopte ce mode de financement qu'à partir de novembre 1915.

Dans le but d'inciter la population à participer à l'effort national, plusieurs artistes sont alors sollicités pour créer des affiches ou des cartes postales aux slogans mobilisateurs. Francisque Poulbot réalise ainsi une affiche mettant en scène un soldat partant au front en train de saluer sa famille et déclarant :

« N'oublie pas de souscrire... pour la Victoire !... et le retour ! »

Après avoir débuté au Pêle-Mêle en 1895, Poulbot s'est déjà rendu célèbre par ses créations originales publiées dans Le Rire dès 1897, dans La Caricature, Le Journal pour tous, Le Sourire ou encore L'Assiette au Beurre. En 1903, le dessinateur montmartrois débute une longue collaboration avec le quotidien Le Journal.

Passionné par le monde de l'enfance, Poulbot aime placer des jeunes garçons et des jeunes filles, des « gosses » comme il les appelle, dans différentes situations de la vie quotidienne et s'amuse de leurs expressions ; vite, ses personnages deviennent des incontournables du Paris de la Belle Époque, témoignages d'un Montmartre canaille et mythifié. Mobilisé au moment de la déclaration de guerre, l'artiste, en raison de son âge (35 ans), est « versé dans la territoriale » près de Brest, où il effectue des convoyages.

En février 1915, il est hospitalisé puis réformé à cause de problèmes osseux. Il reprend alors son activité de dessinateur, fournissant des planches au Rire rouge, à la Baïonnette ainsi qu'au Journal. Son patriotisme s'exprime désormais dans chacune de ses créations, les enfants jouant à combattre les « Boches » étant abondamment représentés. Dans la préface du recueil Pendant la guerre, l'esprit satirique en France édité en 1916, le critique d'art Arsène Alexandre note :

« Au milieu des douleurs les plus justifiées et les plus profondes, des angoisses les plus cruelles, Poulbot nous apporta plus d'une fois le bienfait d'un léger sourire. Il arma son personnel enfantin, gamines des faubourgs, écoliers prompts à transformer en petits jeux les grands drames humains, et à faire de la guerre des simulacres, sinon des parodies, sans effusions de sang.

Hélas ! si les hommes pouvaient régler leurs différends avec la spontanéité, la bonne foi, la simplicité stratégique des enfants ! »

Les exactions réelles ou supposées de l'ennemi font également l'objet de plusieurs dessins.

En novembre 1915, lorsque l’État lance son premier emprunt de la Défense nationale à 5 %, Poulbot ne se contente pas de concevoir une affiche ; il décide de prendre une part active dans l'intense effort de propagande mis en place pour en assurer le succès. Convaincu de l'utilité de cet emprunt pour accélérer la fin des hostilités, il veut profiter de l'importante audience du Journal pour encourager les Français à y participer. Tiré à plus d'un million d'exemplaires, le quotidien est alors l'un des journaux les plus lus du pays. Chaque jour, un dessin sur l'actualité est publié en première page. Les réalisations de Poulbot, à l'instar de celles de Jean-Louis Forain dans Le Figaro et d'Abel Faivre dans L’Écho de Paris, sont attendues par de très nombreux lecteurs comme l'atteste une lettre écrite par une abonnée en date du 20 octobre 1916 et insérée dans l'album de l'artiste Des gosses et des bonshommes (1916) :

« Monsieur, nous sommes enthousiasmés de vos croquis : chaque jour nous nous précipitons sur Le Journal pour voir si il y en a un, et nous en voudrions à chaque numéro. »

Conscient de l'impact de ses créations sur une partie de la population, Poulbot espère influencer certains lecteurs en mettant en scène ses « gosses » faisant la promotion de l'emprunt.

Le 29 novembre 1915, son premier dessin sur l'emprunt paraît donc dans le quotidien :

Alors qu'un soldat revenu blessé du front est entouré de femmes et d'enfants, un homme est montré du doigt mais aussi pris à parti par des gamins. La légende permet de comprendre ce qui lui est reproché :

«  Il n'a pas souscrit !... »

À l'image de cet homme vu comme un traître cachant son visage dans son pardessus, tous ceux qui n'ont pas encore souscrit à l'emprunt devraient, selon Poulbot, éprouver de la honte car participer est un devoir.

Les Français partagent cette opinion puisque l'emprunt de 1915 connaît un grand succès apportant quinze milliards de francs à l’État.

Le second emprunt de la Défense nationale levé en octobre 1916 à 5 % bénéficie également d'une très large publicité dans les journaux mais aussi par le biais d'affiches ou encore de cartes postales. Un article publié dans Le Matin permet d'avoir un aperçu des moyens utilisés pour mettre en place cette intense propagande.

Au même moment dans Le Journal, Poulbot se mobilise à nouveau pour l'emprunt national :

L'artiste met en scène trois de ses « gosses » devant la célèbre affiche d'Abel Faivre en faveur de l'emprunt, « On les aura ! », et fait dire à l'un d'entre eux :

« Devine ce que je m'achèterais, si j'avais 87 fr. 50 !... »

Les lecteurs doivent comprendre que l'enfant, en bon patriote, préfère souscrire à l'emprunt émis à 87,50 francs que de s'acheter des bonbons ou des jouets. Très impliqués dans la vie de leur pays, les « gosses de Poulbot » sont ici censés montrer l'exemple à suivre aux adultes…

Deux semaines plus tard, un autre groupe est ainsi représenté en train d'interpeller le fils d'un homme qui préfère garder son argent avec lui plutôt que de participer à l'emprunt :

« - Voui !... ton père qu'est pas soldat, si i porte pas son argent, i verra, quand le nôtre reviendra de la guerre ! »

L'idée que ceux qui ne sont pas au front, qui ne versent pas leur sang, ont, à la place, le devoir de verser leur argent est ici clairement exprimée.

Avec cet emprunt, onze milliards de francs entrent dans les caisses de l’État.

Au mois de novembre 1917, pour le troisième emprunt de la Défense nationale, au taux de 4 %, Poulbot réalise pas moins de trois dessins dans Le Journal. Les scènes se déroulent cette fois toutes devant ou à l'intérieur des bureaux de souscription : Banque de France, Caisse des dépôts et banques. Elles sont, comme il se doit, annotées de légendes lisibles et parfois clairement xénophobes.

« - Hein, grand-père ? Tu donnes tes sous pour que les Boches ne viennent pas te les prendre... »

Grâce à l'effort des Français, le montant des souscriptions s'élève à plus de quatorze milliards de francs.

En octobre 1918, le quatrième emprunt national à 4 % dit « Emprunt de Libération » rapportera, quant à lui, près de trente milliards de francs. Mais dans Le Journal, aucun dessin de Poulbot ne paraîtra sur ce thème.

Les quatre emprunts de guerre auront bénéficié d'un large soutien populaire et permis à la France de supporter les lourdes dépenses engendrées par le conflit. Encouragée par l'intense campagne publicitaire mise en place par les autorités et différents organismes, la « solidarité nationale » se sera pleinement exprimée. Et par sa propagande « douce », Poulbot aura contribué, en partie, à ce succès.

Pour en savoir plus :

CHEVREL Claudine (dir), Poulbot affichiste, Paris, Bibliothèques Éditions, 2007

DESCAMPS Florence, QUENNOUELLE-CORRE Laure, La mobilisation financière pendant la Grande Guerre, Le front financier, un troisième front, Paris, Igpde, 2015

ROBICHON François, Poulbot : le père des « Gosses », Paris, Hoëbeke, 1994