Chronique

Un imperceptible appel au monde : le suicide de Stephan Lux à la SDN

le 02/12/2023 par Édouard Sill
le 18/10/2023 par Édouard Sill - modifié le 02/12/2023

En 1936, un journaliste tchécoslovaque juif se tire une balle dans la poitrine devant un parterre de diplomates éberlués. Derrière le geste, une idée : l’inutilité de la Société des nations devant le danger chaque jour plus grand de l’hitlérisme.

« Hier matin, les amis de Stephan Lux conduisaient sa dépouille mortelle dans un petit cimetière français près de la Suisse. Des discours furent prononcés, des sanglots secouèrent les assistants, la veuve de Lux et son fils restaient, là, atterrés de tant de douleur brutale. Stephan Lux, voyons, qui est-ce ?

Vous n’avez peut-être pas retenu son nom, encore qu’il y ait deux jours il fut imprimé dans tous les journaux du monde et prononcé par tous les diffuseurs de TSF. Si vous ne l’avez pas encore oublié, dans quelques jours sans doute vous ne vous en souviendrez plus. Vous savez, c’est ce journaliste tchécoslovaque qui s’est tiré une balle de revolver dans le cœur en pleine séance de la SDN pour attirer la pitié du monde sur ses coreligionnaires persécutés.

Oh ! dira-t-on bientôt chez ses ennemis politiques, c'était un déséquilibré, un neurasthénique, un exalté. À quoi rime son geste de désespéré ? »

Ainsi s’exprimait, sous le titre volontairement provocateur de « Le geste inutile », le chroniqueur du journal Le Quotidien.

À Genève, l’humanité était entrée par effraction dans l’arène des diplomates. Là où, de l’Éthiopie à la Chine, le destin de millions d’êtres était négocié, une vie s’était envolée au Palais des Nations. Retour sur un fait divers international minuscule, immédiatement balayé de l’histoire.

Décidément, en ce début juillet 1936, les assemblées plénières de la Société des nations ne se déroulaient plus sans qu’éclatent de dramatiques incidents. Et ce n’étaient pourtant pas les délégués des nations assemblées qui faisaient le spectacle ; ils étaient au contraire devenus le public atterré de ces drames jaillis vers eux depuis les parterres occupés par la presse.

Le 4 juillet, le quotidien L’Homme Libre  s’interrogeait :

« Pourquoi faut-il que tant d'incidents « en marge » viennent apporter de nouveaux éléments de trouble à une situation déjà confuse et lourde d'incertitudes ? »

Après l’occupation désormais presque totale de l’Éthiopie par l’Italie fasciste et les appels à l’aide et au droit demeurés sans échos de son souverain, l’heure était en effet suffisamment pesante. Ce matin du 3 juillet, tous les orateurs qui se succédaient à la tribune partageaient au moins un postulat commun : à l’Italie on ne ferait pas la guerre.

Dès lors, on discutait du principe de sanctions destinées à réprimander la suppression d’un État membre de la SDN par un autre État membre, sans exagérer des tensions rédhibitoires qui, déjà, fracturaient l’Europe et le monde. À l’image d’une assemblée qui vivait les derniers mois de son agonie, le délégué espagnol qui s’exprimait devant ses éminents confrères ignorait lui aussi que, dans quelques jours, son pays serait la prochaine proie du fascisme.

Mais soudain, à 11h35, tandis qu’on traduisait la communication de l’Espagne, une faible détonation retentit dans la vaste Salle des assemblées, provoquant une onde interrogative et bruissante parmi l’auditoire.

Dans la travée réservée aux journalistes, un homme s’effondre.  Agonisant, l’auteur du coup de feu désigne la serviette qu’il porte sur lui et, dans un souffle, prononce le nom du secrétaire général de la SDN, le Français Joseph Avenol.

Après la suspension de la séance, le président Van Zeeland rassure les délégués :

« L'incident pénible qui vient de se produire n'a aucune relation directe ou indirecte avec les décisions en cours. »

Rassuré, chacun regagne sa place tandis que le mourant est évacué. L’interruption aura duré dix minutes.

Son identité est rapidement établie. Il s’agit d’un reporter tchécoslovaque, Stephan Lux, correspondant de la Prager Presse, le célèbre journal tchèque germanophone fondé par Tomáš Masaryk ; « un excellent confrère » selon le quotidien Le Populaire, qui précise l’intention du geste de Stephan Lux :

« Il a longtemps vécu en Allemagne et les crimes monstrueux de l'hitlérisme l'ont plongé dans !e plus grand désespoir.

Il se disait aussi, ces jours-ci, très découragé de la complicité dont avait bénéficié durant plusieurs mois l'Italie fasciste, et le sort tragique de l'Éthiopie l'avait profondément ému. »

Dans sa serviette, on trouve en effet une lettre, adressée au  secrétaire général de la SDN, que Le Progrès de la Somme expose en quelques mots :

« Il s’agit d'une action préméditée, destinée à attirer l'attention de l'assemblée de la Société des nations sur le sort des juifs en Allemagne. M. Lux, en effet, est de religion israélite. »

Au soir du 3 juillet 1936, l’état du blessé est désespéré ; il décède à l’hôpital dans la nuit.

Lors de l’opération, les chirurgiens avaient trouvé une deuxième balle, logée dans un poumon, vestige d’une blessure reçue au front sous l’uniforme autrichien. Puissant symbole de l’entre-deux-guerres, cette première balle était un sursis de vingt ans, allégorie saisissante du destin du monde.

« Un suicide à la SDN », titrent plupart des journaux français. Non sans déplorer la mort du journaliste, la presse n’est pourtant guère amène envers l’appel au monde du journaliste tchécoslovaque.

Pour La République, il aura « cédé à l’attrait d’un suicide théâtral […] par le sacrifice d’une vie pleine de déceptions » et suggère qu’on interroge sa « personnalité » plutôt que ses motivations.

Naturellement, L’Action Française peut donner libre cours à sa plume trempée dans l’antisémitisme ; le journal de Maurras y voit un geste qui « attire encore un peu plus l'attention sur l'agitation juive à l'heure actuelle » tout en soulignant que, décidément, la Tchécoslovaquie se trouve au carrefour des tensions européennes.

Dans L’Europe Nouvelle, Pierre Brossolette est l’un des rares observateurs à percevoir dans le suicide de Stephan Lux un présage, le symptôme d’une SDN « à son tour, emportée par l’orage qui roule aujourd’hui vers la catastrophe les peuples anéantis par la peur ».

Enfin, pour l’éditorialiste du Petit Provençal, Camille Ferdy, Stephan Lux fait « honneur à l’humanité » par son « geste impuissant » :

« Comme il est émouvant le tragique suicide de ce journaliste israélite tchécoslovaque, Stéphane Lux qui, pour attirer l'attention du monde sur le cruel sort de ses coreligionnaires allemands atrocement persécutés, vient de se donner la mort à Genève, en pleine séance publique de la Société des Nations ! C’est un sublime appel à l’humaine pitié des gens de cœur.

« Écris avec ton sang ! » disait Frédéric Nietzsche. […]

L'appel est resté sans écho. Le nom obscur d'une victime volontaire s'est simplement ajouté aux noms inconnus de tant d'autres victimes du fanatisme naziste. Le martyrologe israélite est déjà d'une importance si considérable en vérité, un martyr de plus ne compte guère. Disons pourtant que, s'il ne peut rien changer à la lamentable situation des Juifs allemands, l'héroïsme de ce martyr prouve la qualité morale de cette race traquée et opprimée dont toute l'histoire est pleine de douleurs et de deuils, mais aussi de pures beautés et de nobles grandeurs.

En face de la toute puissante tyrannie du Reichsführer, le geste impuissant de Stephan Lux semble bien peu de chose, mais c'est en réalité beaucoup puisqu'il fait honneur à l'humanité. »

À la suite de L’Intransigeant, Le Droit de Vivre publiait le 11 juillet 1936 la lettre de Stephan Lux adressée à un ami et parvenue après son sacrifice :

« Sachez donc que depuis un an, j’erre, possédé d’une idée centrale dont la conscience de plus en plus certaine me déprime. Cela ne peut pas continuer ainsi.

Il faut qu'il arrive quelque chose qui, dans cette « grisâtre idylle de gants glacés », puisse provoquer quelque réaction en dehors de l’Allemagne d’Hitler et tout autour d'elle. Aucune révélation, aucun fait, aucune de ces gifles que l'Allemagne hitlérienne distribue à droite et à gauche, n'a suffi. L'Europe réagit doucement et demeure pleine de tact, et la grande presse d’information européenne réplique point par point avec finesse et mesure. – Le clavier bien tempéré !

Et puis, je suis venu à Genève pour prendre finalement directement contact avec son atmosphère, pour apprendre à connaître personnellement l’air qu’on y respire. »

Dans le même journal, Pierre Loewel sonnait le glas de la SDN, et, par là même, d’une humanité révolue :

« Dans cette assemblée de Genève, nécropole de nos espérances, cette mort consentie ne fut qu’un incident. La séance continua.

Bien d’autres cadavres allaient y être emportés : celui du droit, des traités signés, des paroles données, de toutes ces vaines formules dont nous avions pensé qu’un jour elles cimenteraient la paix humaine. […]

Résignée, sinon à demi consentante, la « conscience humaine » accepte tout désormais, sans frémir. Il y a beau temps que le sort des Israélites allemands n’intéresse plus personne. La lente, la tenace, la silencieuse extermination de milliers d’êtres s’accomplit, couverte par l’assentiment des uns et par l'inaction des autres.

Et le faible bruit du revolver de Stephen Lux rappelle seulement que dans notre époque dérisoire, aux cris des victimes, les justes eux-mêmes se bouchent les oreilles. »

Trois ans plus tard, en 1939, tandis que les pogroms en Allemagne avaient définitivement levé le voile sur la monstruosité du nazisme et que la Tchécoslovaquie avait cessé d’exister, le journal L’Univers Israélite célébrait bien seul l’anniversaire du geste désespéré et prémonitoire de Stephan Lux.

« C’était sa protestation, son appel, son cri de détresse, son SOS.

Savez-vous ce qui arriva ? On sortit le mort – je ne sais même plus si on leva la séance – on le remit à la communauté israélite, qui assura une sépulture à ce protestataire d’un nouveau genre. […]

... Amen ! Repose en paix, Lux, lumière au fond des ténèbres. Et puis, sous les regards tranquilles de la conscience, de moins en moins universelle, Hitler continua. »