Chronique

1945, les reporters couvrent Nuremberg, le procès du nazisme

le 24/01/2024 par Anne Mathieu
le 24/01/2024 par Anne Mathieu - modifié le 24/01/2024

Quelques mois après la fin des hostilités, les cadres vivants du parti nazi sont sur le banc des accusés. Accusés de crimes de guerre et de crime contre l'humanité, les bourreaux Goering, Hess, Rosenberg sont scrutés par le tribunal international et les plus grands reporters français : Andrée Viollis, Madeleine Jacob, Joseph Kessel.

En novembre 1945, les reporters du monde entier se pressent à Nuremberg : le 20, le procès contre les criminels de guerre nazis débute. Parmi eux, Paul Bodin, dont le journal Combat, issu de la Résistance, est bien entendu présent par son entremise. La veille de son ouverture, il dresse l’ambiance qui règne dans cette ville allemande de Bavière, ainsi que le décor de la salle d’audience en attente de ses acteurs :

« Temps gris, ruines grises. Le grand forum nazi, l’asile des congrès et des parades hitlériennes, est détruit. Mais le palais de justice est intact. C’est une usine : des kilomètres de couloirs, des soldats armés auxquels on se heurte ; des hommes soucieux y passent et disparaissent. C’est l’atmosphère du procès de Kafka.

Et, partout, les signes d’une installation formidable. Un tunnel mène de la prison au palais. Un ascenseur montera les accusés du tunnel au tribunal.

La salle d’audience est pourvue de centaines de sièges confortables, avec casques à écouteurs permettant de suivre les débats à son gré dans une des quatre langues : l'allemand, le russe, le français, l’anglais. Des interprètes traduisent les débats au furet et à mesure qu’ils se déroulent. »

Le caractère exceptionnel de ce procès occupe les articles des journalistes présents lors des premières sessions. Le 21 novembre, Raymond Henry, de Paris Presse L’Intransigeant, déclare qu’il s’agit du « plus grand procès que le monde ait connu ». Le 22 novembre, F. Cohen, dans l’organe du parti communiste L’Humanité, assure : « D'emblée, les débats se sont haussés au niveau des crimes sans précédent dans l’Histoire, qu’ils doivent sanctionner. »

Le 24 novembre, dans le quotidien communiste Ce soir, J.-F. Rolland développe :

« Il y a quatre jours seulement que les débats ont commencé et les résultats déjà acquis permettent de croire que le procès de Nuremberg sera une œuvre grande et utile.

Il y aura des journées ennuyeuses, des détails fastidieux, certaines questions, peut-être, seront laissées dans l'ombre, mais l'ampleur des travaux, la richesse des documents révélés seront une contribution capitale à l'étude de l'histoire contemporaine.

Ce procès sans précédent pourrait servir de base à un développement nouveau du droit international publie. Enfin, le verdict sera implacable. »

Le regard, essence du reportage, tient une place particulière dans tous ces reportages, où l’on s’empresse de montrer au lecteur à quoi ressemble un criminel. « Depuis deux semaines, je regarde plusieurs heures par jour ces hommes qui furent ou crurent être pendant quatre ans les maîtres de l'Europe. […] », signale Lucien Corosi dans « l’hebdomadaire littéraire, artistique, politique et social » Gavroche, le 6 décembre.

L’un des envoyés spéciaux de France-Soir, quant à lui, le célèbre Joseph Kessel, raconte avoir assisté à « un extraordinaire spectacle » grâce à « un camarade [qui lui a] prêté une paire de jumelles » :

« Pendant des heures j’ai eu dans mon champ visuel, l’un après l’autre, tous les accusés du procès de Nuremberg et tous leurs visages qui, à l’ordinaire, semblent une fresque assez plate et confuse.

Ici, chaque pli, chaque ride, chaque boursouflure prenaient leur valeur. Une inflexion de la bouche ou des sourcils trahissait une préoccupation, un défi ou une crainte. Le regard se livrait sans apprêt, sans miséricorde. »

Au début de l’année suivante, dans l’un de ses reportages pour La Marseillaise repris en partie dans le numéro du 13 janvier 1946 de France-Amérique, l’illustre Andrée Viollis donne à comprendre au lecteur en quoi consiste le regard du reporter :

« Les accusés ! Mon regard revient invinciblement à eux, s’y rattache, cherchant à comprendre, à leur arracher leur secret. »

Les reporters décrivent les accusés, et leur description est parfois assortie de qualificatifs péjoratifs. Dans L’Humanité, le 22 novembre, Cohen les traite de « lâches », puis, deux jours après, de « bandits ». Andrée Viollis, dans l’article ci-dessus cité les qualifie de « monstres ». A la fin 1946, le 1er octobre dans Ce soir, Minnie Danzas les désigne comme des « personnages patibulaires ». Paul Bodin use pour sa part d’un ton détaché, en novembre précédent, pour faire comprendre au lecteur ce qu’il ressent en les regardant :

« Bien avant l’ouverture de l’audience, les accusés sont arrivés. Ils nous attendent, sagement assis dans leur box.

C’est vraiment étrange d’être ainsi attendus, tous les matins, par Hermann Goering, Sauckel, Streicher, Franck et le reste de la bande qui terrorisa l’Europe. Ces personnages, qui vont porter devant l’Histoire la responsabilité des crimes de l'Allemagne nazie, ont pourtant l’air de personnages sans importance, ils deviennent presque familiers. »

Les réactions des accusés sont scrutées. Les portraits des uns et des autres défilent, mais c’est Goering qui y prend la plus grande place. Le 25 novembre, F. Cohen en livre dans L’Humanité un portrait animé, digne d’une image mouvante :

« Goering, morphinomane, pillard d’une envergure jamais égalée, assassin sans rival, a toujours joué les mondains ; il plastronne sans cesse, prend notes sur notes, approuve avec une satisfaction puérile chaque fois que son rôle essentiel est souligné ; mais ses attitudes raidissent subitement les plis accusés de son visage de vieille femme.

La brusquerie avec laquelle il se penche vers ses complices dénonce l’homme, qui sait sa cause perdue et qui veut mener durement sa dernière bataille politique. »

Le même jour, Paul Bodin, dans Combat, rappelle l’inéluctabilité du sort de l’ancien dignitaire nazi :

« Si de nombreux accusés espèrent sauver leur tête, Goering, lui, est certain de perdre la sienne. C’est cette conviction qui lui donne un air si détaché ou si ironique pendant les audiences. »

Leur consœur Madeleine Jacob, chroniqueuse judiciaire renommée et reportrice rompue, écrit dans Franc-tireur quelques jours avant :

« Très à l'aise. Il prend place à son banc comme jadis à son fauteuil présidentiel du Reichstag.

Il gardera la pose, si l’on peut dire, tout au long du jour : celle du technicien entraîné à présider aux audiences bavardes sans prendre part aux débats. »

Tous les reporters sont frappés par l’attitude de Rudolf Hess :

« Rudolf Hess, qui souffre de maux d’estomac et de désordres nerveux, est encore plus méprisant que Goering pour le tribunal. Pendant l'audience, il lit maintenant un roman. De temps en temps, il se repose en regardant la salle de très loin, comme si ce procès ne le concernait pas. » (Paul Bodin, L’Humanité, 25 novembre) ;

« Hess, sourit, sarcastique. Son cœur doit s'emplir de mépris lui qui, au contraire de ses complices, affecte de ne pas suivre les débats et lit continuellement un roman anglais. » (J.-F. Rolland, Ce soir, 25 novembre).

Toutefois, pour Madeleine Jacob, il « feint de s’[y]] plonger […] ».

Paul Bodin continue à s’intéresser à ce qui se passe dans la ville de Nuremberg, contribuant ainsi à planter plus largement l’atmosphère dans laquelle se déroule le procès. « La vraie ville de Nuremberg, c’est aujourd’hui le Palais de Justice avec ses milliers de chambres, ses magasins, ses bureaux de poste et son restaurant qui sert plus de 3.000 repas par jour. Si on demande aux Allemands de Nuremberg ce qu’ils pensent du procès, ils vous répondent qu'ils n'ont pas le temps d’y penser, parce qu'ils ont trop faim et trop froid », écrit-il dans son reportage du 25 novembre.

Le même jour, Madeleine Jacob se livre à une déambulation dans la ville :

« Sur la grand'place, où Hitler passait en revue les troupes du parti, des indigènes errent, traînant leurs provisions de bois. Au fond de ce qui fut cour et jardin – on ne saurait dire – et qu'entourent des pans de murs prêts à s'écrouler, qu'encombrent des montagnes de pierres sous lesquelles des milliers de cadavres sont engloutis, une vieille femme scie des planchettes. »

Paul Bodin conclut ainsi son article :

« Cependant, de temps en temps, la sécurité américaine trouve des tracts collés sur les murs du Palais de Justice.

Ces tracts disent : ‘On veut assassiner l’élite allemande, mais l'Allemagne ne périra jamais.’ »

Méfiance, donc : le nazisme n’a pas disparu, y compris là où ses crimes sont jugés…

Les mois s’égrènent, les sessions se succèdent, les périodiques les suivent désormais de façon aléatoire, et ce ne sont pas toujours les mêmes reporters qui sont envoyés pour les couvrir.

Vient le verdict, le 1er octobre 1946. Un vif regain d’intérêt s’empare de la presse. La veille, Minnie Danzas, pour Ce soir, évoque le « furtif remue-ménage et le ronron des caméras ».

Le 2 octobre, Paul Bodin, toujours présent pour Combat, publie son reportage écrit au moment du verdict. Il décrit avec force le mélange de « dignité » et de « fièvr[e] » qui s’est emparé de la salle pendant plusieurs minutes :

« Les envoyés spéciaux du monde entier ont envahi la salle et se pressent pour voir les accusés le plus près possible, jusqu’au moment où l'appariteur, d’une voix impérative, annonce : ‘La Cour.’

Accusés et spectateurs sont debout lorsque les juges passent avec gravité devant les drapeaux alliés, tandis que les feux du néon éclatent de toute part, éclairant violemment les visages des chefs nazis.

La salle entière est alors figée dans une dignité solennelle ; personne ne peut désormais sortir. Mais, à peine le président Lawrence a-t-il commencé la lecture des jugements individuels, que les dépêches, rédigées en hâte par cent mains fiévreuses, s’envolent à travers les couloirs par l’intermédiaire de soldats, transformés en facteurs. »

Quant aux accusés, quelles sont leurs réactions ? C’est par celle-ci que choisit de débuter son article l’envoyé spécial de France-soir, Robert de Saint-Jean : « Aucun des onze condamnés à mort n’a bronché pendant qu’il entendait la sentence tombée des lèvres du juge Lawrence. » La veille, dans Paris-Presse, L’Intransigeant, François Charbonnier avait été frappé par une similaire attitude :

« Ceux-ci l'écoutent sans que je puisse saisir la moindre trace d’émotion sur leurs visages. »

Louis Bodin, pour sa part, montre le contraste entre l’« ultime séance » et le comportement des accusés :

« Si la ville était calme, par contre, pour tous ceux qui ont vécu l’ultime séance du procès de Nuremberg, ce fut une journée folle, frénétique, pleine de remous, de surprises, voire de coups de théâtre.

Mais jamais les accusés ne se sont départis de leur calme : il n’y eut pas un cri, pas une protestation. »

La caméra du regard de ces reporters de plume se déplace avec précision sur chacun des accusés. Par exemple, Ribbentrop « écoute, le menton levé, le crâne presque renversé, les bras croisés dans une attitude qui ressemble à un défi » (Minnie Danzas, Ce soir, 2 octobre). Quant à Kaltenbrunner, ses « yeux de rat […] brillent dans son long visage olivâtre, [et] ne perdent pas leur étrange fixité ».

Puis on s’attarde sur l’acquittement de trois des accusés, et la conférence de presse qu’ils vont tenir à sa suite. Laquelle entraîne une course à l’information des reporters, parfaitement retransmise par Paul Bodin :

« Les journalistes étaient au travail lorsqu'on leur a annoncé que les trois acquittés allaient tenir une conférence de presse. Ce fut alors un ‘rush’ indescriptible des journalistes et des membres des délégations. »

Nombre de périodiques dissertent sur cette décision de justice, et certains d’entre eux vont la dénoncer, tel par exemple L’Humanité. Son édition du 2 octobre s’ouvre avec une illustration d’Henri-Paul Gassier, ainsi légendée :

« Les gagnants : von Papen, Schacht et Hans Fritsche. »

Son commentateur Pierre Courtade énonce la raison selon lui limpide de cet acquittement :

« D’ailleurs tout se tient. L’acquittement de von Papen et de Schacht est la première manifestation publique, concrète, de la politique de relèvement industriel, économique et financier de l’Allemagne qui risque, une fois de plus, de lâcher la bride au pangermanisme. »

Quant à Madeleine Jacob, le même jour dans Franc-tireur, elle « cri[e] [son] indignation » devant leur conférence de presse.

Le 6 décembre 1945 dans Gavroche, le reporter Lucien Corisi affirmait :

« Je regrette de vous priver peut-être d’une illusion, mais je suis persuadé que ce ne sont ni des lâches, ni des repentis. Ils mourront tous courageusement – et sans remords.

Sans le nazisme, ces vingt hommes auraient eu une obscure destinée de courtier en champagne, d’aviateur, d’adjudant de gendarmerie ou de sous-préfet. Grâce à cette effroyable – et pour eux, magnifique – aventure qui faillit les conduire à la maîtrise de l’univers, ils sont entrés dans l’histoire allemande, et, que nous le voulions ou non, dans l’histoire du monde. »

Ses confrères auraient-ils tous souscrit à ses propos ?