Chronique

Le jour où la SDN empêcha la troisième guerre balkanique

le 26/06/2024 par Édouard Sill
le 26/06/2024 par Édouard Sill - modifié le 26/06/2024

La guerre de 72 heures qui opposa la Grèce à la Bulgarie au mois d’octobre 1925, aurait pu – aurait dû – devenir la troisième guerre balkanique et constituer, une fois encore, le détonateur d’un conflit généralisé. Elle fut empêchée au dernier moment.

L’encre du traité de Locarno, cette série d’accords portant sur la sécurité collective signée dans la ville touristique du Tessin, était à peine sèche lorsqu’un conflit vint assombrir les espoirs placés en ce que chacun présentait alors comme une victoire du multilatéralisme.

Incontestablement, la rencontre de Locarno avait été l’un des points d’orgue de « l’esprit de Genève », c’est-à-dire l’inspiration pacifiste insufflée par l’ancien président américain Woodrow Wilson dans les relations internationales et incarnée dans la SDN, la Société des Nations.

Or, la guerre qui éclate subitement dans les Balkans oppose deux adversaires qui s’affrontent directement pour la troisième fois en moins de quinze ans et semble une résurgence du conflit mondial, dont les cendres sont encore chaudes dans la Péninsule.

La Bulgarie du mitan des années 1920 est en proie à des turbulences intérieures graves. En conséquence de sa défaite à l’issue de la Première Guerre mondiale, le pays signe en novembre 1919 le Traité de Neuilly. C’est la deuxième défaite d’un pays las d’une décennie de guerre avec ses voisins, après sa déroute lors de la seconde guerre balkanique en juin-juillet 1913.

En conséquence, les nationalistes macédoniens et les communistes, fermement soutenus par Moscou, s’agitent. Le président du Conseil, le grand réformateur bulgare, Alexandre Stamboliyski, paie de sa vie la coalition des frustrations, tandis que le roi Boris III vient d’échapper de justesse à l’un des plus effroyables attentats du XXe siècle.

La Grèce est également en ébullition. En 1922, le pays sort exsangue d’une guerre de trois ans contre la Turquie, et le roi est renversé par un coup d’État militaire, suivi d’un second en juin 1925, qui intronise le régime dictatorial du général Pangalos.

Et entre les deux pays, une frontière fraichement redessinée, violemment contestée par les nationalistes macédoniens de l’ORIM (Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne) qui agitent l’irrédentisme bulgare dans les régions perdues. Avec l’appui officieux des autorités bulgares et depuis leur sanctuaire montagneux, la Macédoine du Pirin, ils frappent en Grèce et en Yougoslavie, et bientôt jusqu’en France, à Marseille.

Leur base, la petite ville de Pétritch (Petritsi), n’est qu’à quelques kilomètres des postes- frontières grecs.

Le 19 octobre 1925 à 13 heures 30, un garde-frontière grec est abattu par son homologue bulgare sur le col de Demir-Kapou, situé à 1 603 m d’altitude dans les monts Beles (Belassitsa).

Qui a tiré en premier ? La sentinelle grecque est-elle tombée en territoire bulgare ? Ces questions sont rapidement écrasées par la succession des événements.

En effet, l’incident a déclenché une fusillade nourrie entre les postes-frontières adjacents. Arrivé au galop, un officier grec ordonnant le cessez-le-feu tombe foudroyé par une balle perdue.

Très vite, on assure que l’armée bulgare s’est lancée dans une attaque de vive force, tandis que les autorités grecques déplacent des troupes vers la région. Le Figaro déclare le lendemain :

« L'attaque s'est généralisée, dépassant les proportions d'un incident de frontière. »

Le 22 octobre, plusieurs bataillons grecs soutenus par de l’artillerie franchissent la frontière et occupent les monts Beles sur 8 kilomètres. Depuis leurs positions dominant la vallée de la Struma, les pièces grecques mises en batterie bombardent la ville bulgare de Pétritch. Devant elles, les forces bulgares sont renforcées par des gardes civiques et des militants nationalistes macédoniens.

Les journaux français reprennent tout d’abord la version grecque des événements, avant d’intégrer systématiquement in extenso les communiqués des deux pays, preuve de la difficulté à déterminer les causalités effectives du conflit. Tous s’inquiètent cependant du caractère instable de la région macédonienne « qui est toujours restée un foyer de troubles », tandis que le royaume des Serbes, Croates et Slovènes (qui prendra le nom de Yougoslavie en 1929) annonce avoir concentré des troupes sur ses frontières macédoniennes.

Tandis qu’il ne s’agit encore que de « L'incident de Beles », tous les journaux insistent sur le caractère confus des informations et la nature contradictoire des notes émises par les chancelleries des deux pays. Ainsi, si la version grecque de l’affaire est abondamment reprise et retranscrite, c’est-à-dire l’irruption sur le territoire hellène d’un bataillon renforcé bulgare en direction de la localité grecque de Demir-Hissar, les mêmes journaux annoncent ensuite la prise de la ville bulgare de Pétritch par les troupes grecques.

Les journaux s’alarment de ce qui semble être un plan d’invasion de la Bulgarie ourdi à l’avance à Athènes, de surcroît soutenu par l’aviation, arme dont le traité de Neuilly avait prohibé l’usage pour la Bulgarie. Le Figaro croit savoir qu’il s’agit en réalité d’une offensive de « guérilleros macédoniens », une invasion de la Grèce par des  « comitadjis » soutenus et appuyés par l’armée bulgare.

Le bien nommé L’Avenir se fait plus sombre encore :

« C’est donc, sinon encore la guerre, le danger de guerre […].

Toutes les chancelleries d'Europe sont alertées pour étouffer ce commencement d’incendie, avant qu’il n’ait mis, une fois de plus, comme dit un vieux cliché : le feu dans les Balkans. »

Le Siècle renchérit et se demande si « la poudrière balkanique » ne va pas encore sauter car « les brandons enflammés n'y manquent pas », tout en énumérant pour ses lecteurs les motifs de discorde entre les deux rivaux :

« En particulier entre la Grèce et la Bulgarie les rapports ne sont pas spécialement amicaux.

La Bulgarie n'a pas pu digérer l'agrandissement de la Grèce, son annexion de la Thrace et de Salonique. Elle n'a pas pu davantage se résoudre à n'avoir plus de débouché sur la mer Égée. Une clause du traité de Neuilly, il est vrai, lui accorde une issue économique sur cette mer. La Grèce lui a offert une zone à Dédéagatch, qu'elle a refusée en raison des dépenses qu'elle aurait à y effectuer et, par suite, de la nécessité où elle se trouverait de traverser le territoire turc et le territoire grec pour y aboutir. Ce que la Bulgarie veut, c'est Dédéagatch bulgare et relié au territoire bulgare par une zone bulgare.

En second lieu, le problème qui la préoccupe est celui des minorités. On compte 700 000 Bulgares en Macédoine serbe. On en compte un peu moins, mais un grand nombre encore, en Thrace. La Bulgarie reproche à la Yougoslavie et surtout à la Grèce de ne pas accorder aux minorités bulgares les droits que leur donnent les traités. »

Et l’hypothèse de la survenue d’un conflit en Europe tombe au plus mal, comme le rappelle Le Figaro :

« Un conflit dans les Balkans […] produirait une impression déplorable au moment où les grandes puissances viennent de conclure le pacte de Locarno. »

Mais alors, à qui profite la guerre ? Le quotidien radical L’Évènement assure que l’on assiste très probablement à « une guerre balkanique préparée par Moscou et Berlin, pour […] désagréger la Petite Entente ». Le journal croit d’ailleurs savoir que l’ordre d’attaque donné aux forces grecques émane directement de l’ambassade soviétique :

« Pour nous, par conséquent, il ne fait aucun doute d’un déchaînement d’hostilités voulu et préparé par Berlin et Moscou, hostilités qui devaient éclater […], au lendemain de la signature des accords de Locarno et la rendre inopérante. »

Ce « complot germano-russe » serait donc dirigé contre la France ; il s’agit d’une guerre par procuration :

« Allons-nous de nouveau assister au terrible spectacle qui nous montrera les grandes puissances européennes, comme au lendemain du crime de Sarajevo, se jetant rageusement dans la mêlée et prenant parti qui pour les Grecs, qui pour les Bulgares ?

Quelle va être l’attitude de la Roumanie ?

Elle ne peut se désintéresser du conflit et si, comme tout porte à le croire, c’est aussi bien contre Bucarest que contre Sofia qu’il a été allumé, ne peut-on, hélas ! concevoir que les Yougoslaves n’auraient armés avec une telle hâte que pour contenir les Roumains, cependant que la Tchéco-Slovaquie [sic] serait contenue par la Pologne ? »

Certes, les communistes ne semblent pas particulièrement s’émouvoir de la situation. Dans L’Humanité, Gabriel Peri se saisit de l'occasion pour tourner en dérision « l’esprit de Genève » et les aspirations pacifistes des nations européennes :

« On nous avait dit que, depuis samedi dernier, le monde possédait enfin la paix.

On nous avait dit qu'une savante procédure d'arbitrage, dont on nous vantait la technique, préviendrait à l'avenir tous les conflits, éviterait des effusions de sang.

On nous avait, dit que la guerre était désormais bannie de l'arsenal des moyens, susceptibles de régler les Conflits internationaux. Et les peuples qui aspirent à la paix avaient applaudi frénétiquement. II y a une semaine de cela une semaine – jour pour jour !

Et voilà que les fusils partent tout seuls dans les Balkans, voilà que le sang coule, qu'une ville est bombardée, que trois ou quatre États mobilisent, concentrent leurs troupes. »

Mais c’est pourtant bien la SDN qui se voit investie du destin de la guerre gréco-bulgare, avant que celle-ci ne dégénère en un conflit affectant l’ensemble des Balkans.

En effet, le 23 octobre 1925, le secrétaire général de la SDN, le britannique sir Eric Drumond, annonçait avoir reçu la demande de saisie de la Bulgarie et demandait en conséquence au président en exercice du Conseil de la SDN, le Français Aristide Briand, de convoquer ses collègues.

Enfin, les gouvernements bulgare et grec étaient avisés qu’en vertu de l’article 12 du pacte de la SDN, ils devaient s'abstenir de tout nouvel acte d'hostilité avant l’expiration d'un délai de trois mois après que le Conseil ait rendu son rapport.

De fait, le 24 octobre, les bataillons grecs ont cessé leur avance et tiennent leurs positions sur une bande proche de la frontière, bien que demeurant sur le territoire bulgare. De son côté, Sofia assure que ses forces armées ont reçu l’ordre « de n'opposer aucune résistance à l'envahisseur du sol national ». La Bulgarie fait connaître ses protestations par le bais de son ministre des Affaires étrangères, relayées en France notamment dans Le Quotidien :

« En protestant avec la dernière énergie contre cette invasion flagrante du territoire d'un pays notoirement désarmé, par l'armée d’un pays membre de la Société des Nations, qui contrevient à ses obligations primordiales et en vertu des articles 10 et 11 du pacte de la Société des Nations, le gouvernement bulgare vous prie de convoquer d’urgence le Conseil pour prendre les mesures qui s'imposent. »

Les opérations sont désormais suspendues à la convocation en urgence d’une réunion de la SDN. Celle-ci est chargée de trouver une issue à l’incident frontalier et de déterminer les responsabilités respectives. Aristide Briand est à la manœuvre.

La séance tant attendue se tient à Paris cinq jours plus tard, au célèbre Salon de l’Horloge du Quai d’Orsay. Le conseil réunit autour du secrétaire général de la SDN, sir Eric Drumond, les représentants de plusieurs puissances : Aristide Briand pour la France, Neville Chamberlain pour la Grande-Bretagne et les ministres des Affaires étrangères ou les ambassadeurs de l’Uruguay, de Belgique, du Japon, du Brésil, d’Espagne, d’Italie, de Suède et de Tchécoslovaquie.

Une commission internationale est constituée et chargée d’enquêter sur les circonstances exactes qui ont conduit à l’escalade militaire entre les deux pays. Les prisonniers doivent être restitués sans délai, ainsi que tous les biens saisis de part et d’autre de la frontière. Début novembre, les enquêteurs de la SDN – trois attachés militaires au rang de colonel – sont chargés d’accompagner la réoccupation pacifique des postes-frontières et le départ des troupes grecques, ainsi que de vérifier la présence de partisans macédoniens.

Le 7 décembre 1925, le conseil de la SDN se réunit cette fois à Genève, dans le Palais des Nations flambant neuf, et en présence des représentants des deux adversaires. La Grèce puis la Bulgarie exposent leurs griefs respectifs, avant que le rapport de la commission ne présente ses résultats. Le rapport de la SDN pointe les responsabilités de la Grèce, condamnée à verser à la Bulgarie 20 millions de Levs (la monnaie bulgare) pour la réparation des pertes matérielles causées.

Durant les derniers jours de cette année 1925, décidément faste en matière diplomatique, le contentieux gréco-bulgare est désormais soldé. Le Journal des débats politiques et littéraires, dans un long développement déroulé sur plusieurs pages, pouvait désormais tirer le bilan d’une guerre qui n’eut jamais lieu,

« car rien n'est plus instructif et plus émouvant que le récit d'événements qui ont failli mettre le feu à l'Orient. »

Cette description minutieuse et objective des événements, véritable enquête et ancêtre des investigations actuelles, nous éclaire sur l’enchevêtrement des faits avérés et imaginés, sur la pesanteur d’un problème national laissé en suspens, celui des Macédoniens, des craintes suscitées par les « comitadjis » et des rancunes qui conduisent au réveil des guerres suspendues.

A l’occasion du règlement du conflit gréco-bulgare à Genève, La Grande Revue rapportait les propos prophétiques d’Aristide Briand devant le Conseil de la SDN en novembre 1925 :

« II reste à savoir si tous les conflits entre peuples pourront se ramener à cette mesure et s’acclimater à cette atmosphère. II reste à savoir, surtout, si les causes profondes des guerres entre grands peuples, causes économiques et politiques, conflits de puissance et d’impérialisme, sont susceptibles d’être conciliés par une justice de paix.

Les plaideurs décidés s’en tiennent rarement à cette première démarche. Ils veulent plaider, épuiser toutes les juridictions, aller jusqu’au bout. M. Briand n’est pas rassurant... […]

La Société des Nations pourra-t-elle régler par voie de conciliation, et, si le juge de paix ne suffit pas, par voie d’arbitrage, ces problèmes fondamentaux ? Tout l’avenir de la paix dépend de la réponse à ces deux questions.

Il n'est pas prudent de penser que, sans transitions, sans résistance et sans efforts, ces lourds nuages chargés de poudre se résoudront en de légères vapeurs. »