Paris-Soir s'invite chez Hitler, Staline et Mussolini
En 1937, Paris-Soir publie une série de reportages sur l'intimité des « grands personnages ». Parmi eux : Roosevelt, Lindbergh, Pie XI... mais aussi les trois dictateurs d'Allemagne, d'Italie et d'U.R.S.S.
Fin 1937, le quotidien à grand tirage Paris-Soir annonce une série d'articles sensationnels : « Les lecteurs de Paris-Soir pénétreront dès demain dans le secret de la vie des grands personnages grâce à notre brillante équipe de reporters », proclame le journal le 26 octobre. Suit la liste des célébrités en question : le dirigeant turc Atatürk, l'industriel Henry Ford, l'actrice Greta Garbo, l'aviateur Charles Lindbergh, le Premier ministre britannique Anthony Eden, le pape Pie XI... mais aussi, plus surprenant, les dictateurs Mussolini, Staline et Hitler.
Le 31 octobre, Paris-Soir consacre son article du jour à Mussolini, « tel que le voient Rachele, sa femme et Rossi, son barbier ». Le Duce pose en père de famille avec sa femme et leurs deux plus jeunes enfants.
Dans l'article, la journaliste Titayna raconte les habitudes matinales du dictateur fasciste :
« En pyjama, le Duce saute hors du lit et se verse un verre d'une eau qui jaillit aux portes de Rome, et dont il recommande l'emploi à ses amis. Elle coûte une lire la bouteille [...].
Au sortir de son bain, Mussolini mange un fruit, presque toujours du raisin, cueilli sur ces ceps que le soleil (qui, lui aussi, commence sa journée) chauffera tout à l'heure. À six heures et demie, Mussolini saute sur son cheval et galope sur les obstacles de la piste dessinée dans le parc de la Villa Torlonia.
— J'aime les chevaux, dit-il, parce qu'ils me font courir chaque matin ce minimum de danger qui m'est nécessaire [...].
Pendant que le Maître de l'Italie saute les haies, par une brèche du mur, une trentaine de passants regardent et applaudissent l'audace des sauts. Alors le Duce, torse nu l'été, en chandail l'hiver, répond par le salut fasciste. »
On découvre le contenu de son alimentation : « Mussolini mange peu, des pâtes ou du poisson, beaucoup de fruits, rarement du vin, jamais d'alcool, de café, ni de tabac. » Suivant Mussolini dans ses réunions avec ses ministres, la journaliste saisit au vol quelques réflexions du Duce :
« Ces démocraties ne voudront-elles jamais considérer l'Italie d'égales à égale ?... Ce que j'ai fait dans mon pays, n'est-ce pas d'abord et avant tout pour le peuple ?... Ces Français sont coupables d'une trahison historique en accordant encore quelque crédit à Marx et à Moscou. L'U.R.S.S. écrasera la France avant d'écraser le monde... Les Anglais sont un grand peuple d'un grand Empire, mais comment ces Nordiques qui mangent quatre fois par jour comprendront-ils les Italiens nourris de quelques olives ?... Pourquoi empêcheraient-ils les peuples pauvres de s'unir, de réclamer leurs droits aux territoires, aux colonies ?... L'Empire britannique est un défi à la démocratie des nations... »
Titayna se risque à ajouter qu'en dépit de son pouvoir, « Mussolini est seul. Sa force, c'est la force du régime. Sa solitude en est la faiblesse. ». Et de s'interroger : « Cet homme, qui ne se confie à personne, dont les amis sont devenus ses serviteurs, dont la famille vit en marge de son activité et dont les seuls contacts humains ne sont plus que des discours au peuple, à quoi songe-t-il ? » Une semaine plus tard, l'Italie adhérait au Pacte antisoviétique, déjà signé par le Japon et l'Allemagne nazie.
Le 21 novembre, c'est à Staline que s'intéresse Paris-Soir. Le journaliste Henri Leduc est allé à Moscou pour enquêter sur « l'hôte du Kremlin », dont il décrit les loisirs :
« Les distractions auxquelles Staline s'abandonne sont peu nombreuses. Il aime l'opéra et le ballet et assiste assez souvent aux représentations du Grand Théâtre. Il a vu quatre fois le célèbre film “Tchapaïev” et plusieurs fois également le film “Pierre-Ier” qu'il a d'ailleurs censuré.
Il lit beaucoup, mais il consacre presque entièrement ses loisirs à la lecture des livres politiques. Par ailleurs, il engage volontiers une partie d'échecs avec un de ses proches. C'est un fumeur acharné. Sa pipe ne le quitte presque jamais.
Gros mangeur, il ne dédaigne pas d'aiguiser un appétit robuste par un verre de vodka. En famille, il se plaît à faire de la musique et à entendre chanter des chansons géorgiennes. Il manifeste également un grand amour de la plaisanterie et se plaît à entendre rire des gens autour de lui. Il a déjà été marié deux fois, mais on affirme qu'il est d'une très grande simplicité sur le chapitre des mœurs. »
Le journaliste dresse ensuite un portrait plutôt admiratif du dirigeant soviétique :
« Sa journée commence par le dépouillement des rapports officiels. Il est difficile de lui cacher quoi que ce soit. Il est sagace et rusé comme tous les Orientaux. “Je suis un Asiatique”, dit-il parfois. “Sa patience est inhumaine !” déclarent ses collaborateurs.
Avec ceux qu'il aime, Staline se montre souvent généreux et bon. Par contre, il est impitoyable avec ses ennemis. Lady Astor, une des rares femmes étrangères qu'il ait reçues, lui ayant demandé :
— Pendant combien de temps encore continuerez-vous à tuer les gens ?
Staline répondit simplement :
— Tant que cela sera nécessaire !
L'énergie se lit sur son visage semi-asiatique, légèrement marqué par la variole. Il a d'ailleurs un visage rude aux yeux sombres, souvent rêveurs, qu'un sourire éclaire parfois, mais le moindre de ses mouvements révèle une énergie indomptable. »
Trois mois auparavant, dans le cadre des Grandes Purges, Staline donnait secrètement l'ordre opérationnel n° 00447 du NKVD, commanditant l'arrestation de quelque 800 000 ennemis politiques réels ou supposés du régime. Entre 350 000 et 445 000 d'entre eux furent fusillés. Les autres furent envoyés au Goulag.
Le 12 décembre, Paris-Soir publie en deuxième page une photo d'Adolf Hitler avec l'un de ses chiens. L'article dont elle est l'illustration est écrit par Jean Reybaud, qui a pu assister à une journée du chancelier nazi. « Pour se distraire des soucis politiques, lit-on, Adolf Hitler dessine des villes, visionne des films, écoute du Wagner, lit des romans policiers » (en 1936, Paris-Soir s'était déjà distingué en publiant deux interviews très complaisantes de Hitler [voir notre article]).
« La vie d'Adolf Hitler, commandant supérieur de l'armée et de la marine allemandes, chancelier du Reich, Führer de toute l'Allemagne, est réglée comme celle d'un bourgeois. Couché à minuit, il se lève à sept heures et il faut que de bien graves événements l'y obligent pour qu'il déroge à cette règle absolue [...].
Il a rarement recours à son domestique pour se vêtir. Il est d'avis qu'il est déjà assez compliqué de s'habiller tout seul. Il se contente de se faire aider pour enfiler ses bottes. Cette aide rapide est le prétexte d'une longue conversation au cours de laquelle le Führer-chancelier écoute ce qu'un homme simple peut connaître de l'Allemagne et du monde. Tandis que le valet s'affaire, Adolf Hitler l'interroge. Il lui demande des nouvelles de sa femme, de ses gosses. Quel temps fait-il ? Que raconte-t-on dans Berlin, aujourd'hui ? »
Le déjeuner du chef nazi est frugal :
« La première collation du dictateur allemand se compose, en effet, d'un simple verre de lait. Il grignote ensuite quelques gâteaux secs, des Zwiesbäke, et se fait servir quelques fruits. Jamais Hitler ne se permet une exception à un régime qui est toujours à peu près végétarien, régime que, d'ailleurs, il n'impose à personne, mais qu'il affirme nécessaire à sa santé. »
Puis toute la journée, c'est une longue suite d'entrevues avec ministres, lieutenants et secrétaires d’État. Quand le Führer en ressent le désir, « il lui arrive de se livrer à quelques mouvements de gymnastique pour l'assouplissement de ses membres » ou de dessiner des plans avec son architecte Albert Speer. Le soir, Hitler dîne de « légumes, laitages et fruits ». Jamais d'alcool ni de tabac.
Enfin vient l'heure du délassement :
« Le Führer a une véritable passion pour le cinéma. On peut dire qu'il est au courant de toutes les productions cinématographiques tant allemandes qu'étrangères [...]. Le sort de plus d'une bande se joue devant le Führer, qui est ainsi le véritable censeur cinématographique du Reich. Il s'est ainsi fait présenter quatre fois “Tovaritch”, de Jacques Deval, film qui lui plaisait, après s'être fait assurer que son auteur n'était pas juif [...].
Hitler a un autre violon d'Ingres : la musique. Il est musicien dans l'âme. Wagner a exercé une influence essentielle sur sa vie. N'a-t-il pas dit qu'à 16 ans il avait été touché par la grâce de Lohengrin ? […] Quand Hitler ne s'occupe ni d'architecture, ni de cinéma, il fait appeler son ami et collaborateur Haufstaengl qui lui joue Verdi, Beethoven, Wagner ou Schumann ; d'autres fois il s'installe au piano et joue lui-même. “La musique, dit-il, remplace pour moi le vin et l'alcool.” »
Puis c'est la fin de la journée :
« Vers minuit il gagne sa chambre. Va-t-il dormir ? Longtemps encore sa lampe brûle. Mais, au matin, ce ne sont pas les Mémoires de Bismarck, ni telles pages choisies de Nietzsche ou de Frédéric le Grand que son valet range dans sa bibliothèque : c'est généralement, plus simplement, comme cela se voit chez bon nombre d'intellectuels, un roman d'aventures, parfois un roman policier à la mode. »
Hitler dort sans compagnie, affirme Jean Reybaud. Car le chancelier du IIIe Reich, qui s'apprête à annexer l'Autriche trois mois plus tard, est un homme « sobre » qui « vit en solitaire » :
« On a attribué plus d'une favorite au dictateur du IIIe Reich ; on lui a prêté plus d'une aventure qu'il n'a jamais démentie, cela sans doute pour la seule raison qu'il n'en connut peut-être jamais. La vérité est plus simple. Hitler vit comme un homme seul. Comme l'expliquait notre collaborateur Louis Gillet : Son pouvoir souverain, l'idée d'une destinée inouïe qui le fait marcher vivant dans la Fable lui ferait sans doute trouver bien fades les jouissances qu'il pourrait éprouver dans les bras d'une simple femme ! »
Paris-Soir, journal devenu extrêmement populaire sous l'Occupation, sera interdit à la Libération en 1944.