Lorsque la presse créa la figure de Pétain, grand « vainqueur de Verdun »
Son commandement à Verdun entre février et avril 1916 va assurer à Philippe Pétain un prestige immense. La presse d'alors chante les louanges du général de 59 ans et participe largement à la construction de sa figure de héros national.
Février 1916. Alors qu'à Verdun vient de commencer la bataille la plus destructrice de la Première Guerre mondiale, Philippe Pétain, général à la tête de la 2e armée, est choisi par le maréchal Joffre pour y diriger les troupes françaises.
Pétain, général de 59 ans, prend le commandement le 25 février et restera en poste jusqu'au 19 avril, optant pour une stratégie purement défensive : il considère que l'essentiel est de tenir les positions coûte que coûte. Alors que les assauts allemands d'une violence inimaginable se multiplient, il met en place une noria de troupes, d’ambulances, de camions de munitions et de ravitaillement.
Dans la presse, Verdun est alors au centre de l'attention. Et Pétain, hier encore peu connu, devient célèbre : c'est là, dans les journaux de mars et d'avril 1916, alors en quête d'un homme providentiel pour remplacer le maréchal Joffre désormais un peu « usé » (y compris aux yeux du gouvernement), que son image de héros national va se construire.
Le 6 mars, Le XIXe Siècle le présente et entonne ses louanges :
« Le général Pétain, le chef de “l'armée de choc” est la plus haute révélation de cette guerre [...]. Il s'est merveilleusement adapté aux conditions de la guerre moderne.
D'ailleurs les officiers qui ont servi sous ses ordres se plaisent à raconter comment, certains soirs de grandes manœuvres, il écoutait, silencieux, la pipe aux lèvres et un sourire ironique sous la moustache, les commentaires que l'on faisait autour de lui des opérations de la journée. »
Le 7 mars, dans Le Petit Journal, un fonctionnaire qui l'a côtoyé témoigne :
« – L'impression qui se dégage tout d'abord de cet homme, nous dit-il, c'est qu'il est dans toute la force du terme un jeune. Toutes ses habitudes d'entraînement physique s'expriment dans sa haute taille, élancée, dans une allure nerveuse, dans la vivacité du regard où on sent l'homme de décision énergique et rapide.
Tout en lui répond à l'idée qu'on se fait d'un chef militaire, chez lequel la jeunesse de corps et d'esprit n'est certes pas une question négligeable. L'histoire militaire de tous les temps le dit assez haut. »
Le supplément du Petit Journal du 9 avril met son portrait en couleurs en Une et écrit :
« Ce qui caractérise le général Pétain, en dehors de sa science militaire, c'est son étonnante jeunesse, sa force extraordinaire de résistance. Notre confrère le Figaro contait l'autre jour qu'à Marseille à la noce de la fille d'un de ses amis, alors qu'il était capitaine, Pétain avait valsé toute la nuit, tandis que tous les autres danseurs étaient fourbus.
Il crèvera le pianiste ! disait un de ses camarades en le regardant tourbillonner. »
Le 16 avril enfin, l'écrivain nationaliste Maurice Barrès le décrit comme s'il était un messie, dans L'Écho de Paris :
« Puissance matérielle : cet homme ouvre ou contient le robinet de sang ; puissance spirituelle : il distribue la foi, l'espérance, l'énergie ; enfin, il tient dans ses mains le volant des destinées françaises.
Qu'a-t-il dit ? Nous n'avons pas besoin que les chefs nous parlent. Aucun discours ne vaut un acte, aucune préface ; aucun commentaire ne remplace l'œuvre. Il en est de ces hommes de guerre comme des grands artistes. »
Pendant ses deux mois de commandement à Verdun, les troupes menées par Pétain tiennent bon. Sa stratégie est payante. Lorsqu'il se retire fin avril, ce n'est pas une victoire française, mais c'est tout de même un échec allemand : cela suffira pour que Pétain en tire sa réputation de « vainqueur de Verdun ».
Les historiens, pourtant, sont divisés sur ce point. Pour Jean-Yves Le Naour, le rôle de Pétain a été largement surestimé. Et le titre de « vainqueur » de Verdun reviendrait plus légitimement au général Nivelle, qui lui succéda pendant sept mois et reconquit le terrain perdu en octobre et novembre 1916.
Mais Jean-Yves Le Naour explique que l'échec terrible de Nivelle en avril de l'année suivante, lors de la bataille des Chemin des Dames (100 000 pertes françaises en une semaine), provoquera sa disgrâce, et que pour cette raison Nivelle sera eclipsé par Pétain.
Dès 1917, en effet, c'est lui qui récolte tous les lauriers dans une presse une nouvelle fois unanime, au fil d'articles louangeurs dans lesquels les anecdotes mettant en valeur le grand soldat se multiplient. En avril, Excelsior écrit :
« Un mot de fantassin pour finir. Le général Pétain inspire aux hommes une confiance sans limite. Quand il a préparé une offensive, selon sa méthode et sous sa surveillance, une phrase court dans les tranchées, d'où il va falloir bondir vers les lignes ennemies : “On peut y aller. C'est de l'ouvrage à Pétain.” »
En juin, Le Pêle-Mêle renchérit et vante la modestie du général :
« Si le général Pétain se trouva si peu connu du public au moment où il nous apparut comme un des sauveurs de Verdun, la faute en est, avant tout, à sa modestie. Il n'est pas un arriviste. Il n'a jamais soigné la presse.
Lorsque le directeur d'un grand journal quotidien lui fit demander par télégramme, quelques détails sur sa carrière militaire, le général, lui répondit laconiquement par trois dates : celle de sa naissance, celle de son entrée à Saint-Cyr, celle de sa promotion au commandement d'un régiment. »
Dans les faits, Pétain a en réalité lui-même participé activement à la construction de son image. Il s'adresse alors lui-même aux Français dans des articles de presse : en juin, le futur signataire de l'armistice de 1940 enjoint les soldats à poursuivre le combat dans un texte intitulé « Pourquoi nous nous battons ».
« On sait trop peu ou on oublie quelquefois trop pourquoi nous nous battons.
Nous nous battons parce que nous avons été assaillis par l'Allemagne […]. Nous nous battons parce que ce serait un crime de trahir, par une honteuse défaillance, tout à la fois nos morts et nos enfants [...].
Nous nous battons avec ténacité, nous nous battons avec discipline, parce que ce sont les conditions essentielles de la victoire. »
Lorsque la guerre s'achève l'année suivante, sa gloire est absolue. L'Ouest-Éclair raconte le 20 novembre 1918 son arrivée triomphale à Metz, redevenue française :
« Paris, 19 novembre. C'est cet après-midi, à 1 heure 30, que l'armée française victorieuse a fait à Metz son entrée triomphale. Spectacle inoubliable dont les mots sont impuissants à évoquer la grandiose émotion. Le maréchal Pétain, commandant en chef des armées françaises, a pénétré le premier, à cheval, dans la ville libérée [...].
Décrire le spectacle et l'accueil est impossible à l'heure présente. »
Le lendemain, Pétain reçoit le bâton de maréchal de France. Pour les journaux, il est désormais « l'Organisateur de la victoire », « l'Ami du soldat »...
Pendant tout l'entre-deux guerres, Pétain, toujours auréolé du prestige acquis à Verdun, restera très actif, contrairement à une idée reçue voulant qu'en 1940, il ait été « tiré du placard » après une longue mise en sommeil.
En janvier 1920, il devient vice-président du Conseil supérieur de la guerre. En 1925, il intervient aux côtés de l'Espagne dans la guerre du Rif, au Maroc. Devenu académicien en 1929, il est ministre de la Guerre de février à novembre 1934, puis ambassadeur d'Espagne en 1939.
Le 10 juillet 1940, après la signature de l'armistice, il sera investi des pleins pouvoirs : le « vainqueur de Verdun » deviendra alors le maître du régime de Vichy et engagera le pays dans la collaboration active avec l'occupant nazi.
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Pour en savoir plus :
Bénédicte Vergez-Chaignon, Pétain, Perrin, 2014
Marc Ferro, Pétain, Fayard, 1987
Jean-Yves Le Naour, Pétain, l'imposteur de Verdun, in: Historia, février 2016