Écho de presse

« Sortons-les des camps de la mort ! » : la question du rapatriement des déportés

le 09/08/2021 par Nawal Lyamini
le 28/01/2020 par Nawal Lyamini - modifié le 09/08/2021
Retour des déportés en mai 1945. Des déportés français rapatriés des camps de concentration prennent les cerises que leur offre un Parisien - source : AFP
Retour des déportés en mai 1945. Des déportés français rapatriés des camps de concentration prennent les cerises que leur offre un Parisien - source : AFP

À la découverte des camps nazis, une urgence s’impose : rapatrier les déportés et préparer la population à leur retour. Entre quarantaine, rapatriement en avion et immobilisation dans les camps, tous ne bénéficieront pas des mêmes circuits de rapatriement.

Article réalisé en partenariat avec le quotidien Ouest-France et publié originellement sur le site web du journal.

En 1944-1945, l’Europe connaît le plus grand exode de son histoire. Plus de 2,5 millions de Français sont encore en Allemagne ou dans les territoires tout juste libérés par les armées alliées et soviétiques. Aux prisonniers de guerre, travailleurs requis et volontaires se mêlent bientôt les premiers déportés libérés des camps nazis. Des missions urgentes s’imposent alors au Ministère des Prisonniers, des Déportés et des Rapatriés, dès sa création en 1944.

Condamnés à rester dans les camps durant les opérations militaires des troupes alliées, les déportés ne peuvent pas tous être rapatriés rapidement. L’extrême fragilité médicale dans laquelle se trouvent de nombreux déportés ne permet pas leur retour en France, de même que la situation sanitaire de certains camps comme Dachau, contaminés par le typhus. Dès lors, le gouvernement se lance dans une vaste opération à la fois logistique, sanitaire et sociale. Informer la société civile est primordial pour qu’un soin particulier soit apporté aux personnes rescapées des camps, qui arrivent dans une France détruite par la guerre.

Au travers des archives Ouest-France et de la presse française, découvrez comment les déportés des camps nazis ont été rapatriés jusqu’en France.

Cycle : 1945, l'ouverture des camps

Il y a 75 ans : la découverte des « camps de la mort » nazis

Avec un collège de spécialistes de la période, retrouvez une série d’articles pour revenir sur la couverture par la presse de la découverte des camps de concentration et d'extermination.

 

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Le retour des déportés libérés par l’Armée rouge

Lorsque l’Armée rouge libère les premiers camps de concentration en 1944, la population et la presse françaises ne sont pas encore conscientes des conditions inhumaines à l’intérieur des camps de concentration et d’extermination. Les témoignages des premiers rescapés de retour en France et la libération des camps de Buchenwald, Bergen-Belsen, Dachau et Ravensbrück en avril 1945 vont éveiller les consciences et mettre le sort des déportés à la Une des journaux.

Mais en 1944, l’heure est aux opérations militaires et à l’avancée des troupes alliées et soviétiques dans les territoires occupés par le IIIe Reich. Dans un premier temps, prisonniers, rapatriés et déportés sont donc sommés de rester sur place pour ne pas perturber les opérations militaires en cours. Le 7 novembre 1944, Ouest-France reprend ainsi les recommandations d’Henri Frenay, ancien prisonnier de guerre devenu Ministre des Prisonniers, Déportés et Rapatriés.

« Il y a actuellement quatorze millions d’étrangers en Allemagne, fait sans précédent dans l’histoire.

Il ne faut pas, sous peine de risques graves que, cédant à une impulsion bien légitime, certes, nos prisonniers et déportés se rapatrient eux-mêmes, en masse, lorsque l’heure de leur libération aura sonné.

C’est pourquoi j’ai lancé par radio un appel pour que tous attendent sur place l’arrivée des missions de rapatriement qui seront en majorité constituées d’anciens prisonniers et déportés et d’assistantes sociales de la résistance. »​

Allocution du ministre des Prisonniers, Déportés et Rapatriés Henri Fresnay, Ouest-France, 7 novembre 1944 - source : Ouest-France
Allocution du ministre des Prisonniers, Déportés et Rapatriés Henri Fresnay, Ouest-France, 7 novembre 1944 - source : Ouest-France

Très rapidement, le gouvernement déploie alors différentes stratégies pour rapatrier les Français encore en Allemagne. Plusieurs missions urgentes lui incombent : identifier les Absents restés en Allemagne, créer des réseaux de rapatriement, mettre en place des centres d’accueil et de contrôle ainsi que préparer la société française au retour des rapatriés.

Les rapatriements massifs du printemps 1945

Avec la libération des camps d’Auschwitz, Bergen-Belsen, Ravensbrück, Buchenwald et Dachau, il devient urgent de changer les méthodes de rapatriement. Jusque-là, les déportés rentraient par les mêmes circuits que les prisonniers de guerre, les réfugiés et les travailleurs requis ou volontaires. Mais le nombre de déportés augmentant d’un coup au printemps 1945 ne permet plus d’utiliser les mêmes circuits pour tous les rapatriés. Les trains ne sont pas assez nombreux pour rapatrier directement les déportés en région, depuis les centres de transit déployés aux frontières. La médiatisation des retours des prisonniers de guerre est abandonnée au profit d’un accueil au calme et décent pour les déportés.

Début avril, les Alliés autorisent le rapatriement des prisonniers et déportés en avion pour accélérer les retours. S’opère alors un tri à la fois politique et sanitaire par les autorités françaises qui ramènent, en priorité et par avion, les déportés politiques connus. « De grandes figures de la IIIe République se trouvent dans ces camps, notamment à Buchenwald » ​souligne Pieter Lagrou. 

« Le transport aérien est encore très rare. Et que le gouvernement puisse mobiliser des avions pour rapatrier les déportés va avoir un impact énorme et va être soigneusement mis en scène, y compris par les services de rapatriement, pour montrer tout le souci que l’État met dans ce rapatriement.

Évidemment, cela provoque d’immenses jalousies, des sentiments d’injustice. »​

Le 11 avril, le camp de Buchenwald est libéré par les troupes américaines. Une semaine après, arrivent les premières personnes rapatriées. « 49 personnalités françaises internées à Buchenwald sont arrivées à Paris » ​écrit Ouest-France le 19 avril 1945. Des déportés politiques, figures de la Résistance française, anciens commandants, directeur d’institutions publiques, intellectuels.

Une scission forte entre les déportés politiques et dits « raciaux » ne cesse alors de se creuser. « À nouveau va se nouer une controverse pour distinguer ceux arrêtés pour faits de résistance et ceux arrêtés pour toutes autres raisons »​. Parce qu’ils étaient juifs, roms, homosexuels ou noirs. Eux, comme nombre de déportés politiques, prendront plus de temps pour rentrer, rapatriés par camion et par train, souvent dans l’anonymat et l’oubli.

Retour des déportés de Buchenwald - source : AFP
Retour des déportés de Buchenwald - source : AFP

Survivre au milieu des morts

Nombreux aussi sont ceux qui, extrêmement affaiblis par les tortures perpétrées par les Nazis et les conditions de captivité, ne sont pas transportables. « Il y a une très forte mortalité, dans les premiers jours après la libération du camp » ​de Bergen-Belsen, comme dans d’autres camps allemands. « Être rapatrié est une question de vie et de mort », ​explique Pieter Lagrou. Pourtant, toutes les personnes ne peuvent être rapatriées rapidement, ni même quitter le camp dans lequel elles se trouvent. « Certains sont trop faibles pour être transportés »​, extrêmement fragilisés par les conditions de captivité dans les camps.

« Il y a ceux qui sont contagieux » ​également, contaminés par le typhus ou d’autres virus et infections. Le camp de Bergen-Belsen, dans lequel l’armée britannique arrive le 15 avril 1945, ne sera évacué qu’à la fin du mois de mai. Le typhus étant présent dans le camp, une quarantaine est alors décrétée, empêchant quiconque de sortir du camp. 60 000 personnes y vivent encore au milieu des morts.

Les personnes décédées sont si nombreuses que les soldats et les ex-déportés assistent à des images inimaginables. Des bulldozers poussant des montagnes de corps des victimes du régime nazi. Et les rescapés enfermés à leurs côtés. Pendant un mois, les déportés libérés resteront emprisonnés à l’intérieur du camp. Les rescapés du camp de Dachau connaîtront également une quarantaine, qui sera levée un mois après sa libération comme le précise Ouest-France le 28 mai.

La société française est toutefois divisée entre indignation et peur face aux retours des prisonniers et des déportés. « On craint que ces rentrants soient porteurs de toute une série de maladies » ​souligne Pieter Lagrou. « C’est une obsession » ​pour le ministère de Frenay. « C’est un peu le retour du symptôme de la grippe espagnole qui a décimé la population européenne après la Première Guerre mondiale ». ​La quarantaine et les contrôles médicaux effectués dans les centres d’accueil se placent comme « un système de filtrage sanitaire pour combattre les épidémies ».

Mais faire attendre les anciens déportés dans leur lieu de captivité commence également à choquer l’opinion publique et la presse. Le 22 mai 1945, Ouest-France publie un édito intitulé « Vite ! Sortons-les des camps de la mort »​, signé par Armand Cuvilier, indigné des lenteurs de rapatriement.

« La joie du retour, chez les déportés politiques, leurs familles et leurs amis, n’est pas sans mélange.

Lorsque les libérés ont terminé leur description des enfers allemands, que Dante lui-même eût été incapable d’imaginer, c’est avec une profonde tristesse qu’ils ajoutent :

“Il y en a qui y sont encore”. »​

Le journaliste décrit alors les conditions dans lesquelles les ex-détenus des camps nazis continuent de vivre.

« Vite ! Sortons-les des camps de la mort », Ouest-France, 22 mai 1945 - source : Ouest-France
« Vite ! Sortons-les des camps de la mort », Ouest-France, 22 mai 1945 - source : Ouest-France

« Ils n’y vivent plus sous la trique de leurs geôliers, c’est vrai, mais ils restent plongés dans la même atmosphère de bagne, logent dans les mêmes baraques, où 600 personnes occupent parfois l’espace prévu pour 75, comme à Dachau.

Leur alimentation et leur hygiène ne sont pas, et de loin, ce qu’elles devraient être. »​

Quelques jours plus tard, le journal informe ses lecteurs du « sort de nos déportés »​, à la suite d’une visite de presse en Autriche de Paul Hutin, secrétaire général adjoint de la Fédération de la presse et co-fondateur d’Ouest-France.

« Après trop de lenteurs qui ont ajouté cruellement aux souffrances des nôtres, on ne peut que se féliciter de la diligence avec laquelle, ces jours derniers, les divers camps ont été évacués, grâce à l’appui américain.

Seuls y restaient encore, au passage de la Délégation, un certain nombre de malades jugés trop faibles pour le voyage, mais qui, presque aussitôt après, ont pu être transportés, dans les meilleures conditions, dans les hôpitaux voisins. »

Retrouver un semblant de normalité

À la libération des camps en 1945, le Ministère de la Souffrance comme on surnomme le ministère de Frenay, met en place des centres pour accueillir les déportés rapatriés par avion, par train et par camion.

Alors que les prisonniers de guerre et les travailleurs arrivent en gare d’Orsay pour subir un contrôle médical et un interrogatoire, les déportés sont directement emmenés dans des centres particuliers où un soin particulier leur est fourni. Ils y reçoivent vêtements, chaussures et soins médicaux avant de pouvoir repartir dans leur région d’origine.

Le centre le plus connu reste celui du Lutétia à Paris, que décrit Th. Hoog dans le journal La Jeune République, le 31 mai 1945.

« J’ai voulu pénétrer dans ce Lutétia, l’hôtel luxueux et de bon ton du faubourg Saint-Germain, celui qui, après avoir abrité certains services de la Gestapo, par un juste retour des choses et aussi par compensation, est, aujourd’hui, un havre dans leur calvaire et le premier lieu de repos des victimes de cette même Gestapo. »​

Le Lutétia, va devenir ainsi le premier lieu d’accueil des déportés et celui où les familles viennent également chercher des nouvelles de leurs proches encore absents.

Des déportés français en Allemagne, portant encore l’uniforme rayé du camp de concentration, sont accueillis par des Parisiens à leur arrivée au centre de l’hôtel Lutétia, en mai 1945 - source : AFP 
Des déportés français en Allemagne, portant encore l’uniforme rayé du camp de concentration, sont accueillis par des Parisiens à leur arrivée au centre de l’hôtel Lutétia, en mai 1945 - source : AFP 

« À intervalles réguliers, de nuit comme de jour, un ou deux autobus s’arrêtent devant l’hôtel, déchargent leur précieux chargement de corps douloureux et épuisés et repartent vers la gare du Nord […]

Alors, le grand hôtel reprend immédiatement son activité de ruche active mais silencieuse – il ne faut surtout pas troubler le sommeil de ceux qui sont là depuis quelques heures – et les nouveaux, parmi lesquels on trouve souvent un tout-petit, né en captivité, sont dirigés immédiatement sur les différents services d’accueil : hébergement, cantines, organismes administratifs, sanitaires et médicaux. »​

Après les formalités, chacun rejoint sa chambre et « un vaste lit – trop moelleux au gré de beaucoup ; ils ne sont plus habitués à tant de confort »​. Et le lendemain, « ce sera pour beaucoup le retour dans la famille angoissée depuis dix, quinze, trente mois, parfois plus ; ce sera le retour dans la vie terne de chaque jour, les soucis quotidiens d’une après-guerre difficile »​.

Certains continueront leur chemin dans d’autres maisons d’accueil, des maisons de repos à la campagne, à la mer ou en forêt. Chacun tentera alors, avec l’aide de la population alentour, de reprendre goût à la vie.