1945 : le mystérieux assassinat de Robert Denoël, l’éditeur de Céline
Le 2 décembre 1945, l’éditeur Robert Denoël, qui avait publié des auteurs d’extrême droite pendant l’Occupation, est abattu à Paris. Règlement de compte ? Si la police conclut hâtivement à un « crime crapuleux », de nombreuses zones d’ombre subsistent.
Le 4 décembre 1945, une nouvelle surprenante fait les gros titres de la presse nationale. Robert Denoël, célèbre éditeur parisien, a été tué par balle, en pleine rue, deux jours plus tôt. Ce Soir raconte :
« M. Robert Denoël, accompagné d'une amie, se rendait hier soir en voiture au théâtre de la Gaîté pour y assister à une représentation. Lorsque, boulevard des Invalides, un pneu éclata, il arrêta l'automobile le long du square des Invalides, à peu près à hauteur de la rue de Grenelle.
Le couple étant en retard, M. Denoël envoya son amie au commissariat demander un taxi et il lui dit qu'il la rejoindrait au théâtre. C'est pendant qu'il s'affairait autour de la voiture, qui appartenait à son amie, que M. Denoël fut assailli [...]. Aucun témoin n'a assisté à l'attentat [...].
Son corps a été trouvé sur le bord du trottoir opposé à celui où se trouvait l'automobile. Enfin, la balle, du calibre de 9 mm., a été tirée par derrière et est ressortie sous le sein droit. »
La police va hâtivement conclure à un crime commis par des rôdeurs. Pourtant, de nombreux points restent obscurs. Pourquoi, en particulier, les 12 000 francs qui se trouvaient dans son portefeuille au moment de sa mort n’ont-ils pas été dérobés ? Mais c’est surtout la personnalité sulfureuse de la victime qui jette le doute sur l’hypothèse de la police.
Né en Belgique en 1902, Robert Denoël s’était fait connaître comme éditeur avec un « coup » sensationnel, en 1932 : la publication du Voyage au bout de la nuit, roman-choc de Louis-Ferdinand Céline qui déchaîna les passions à sa sortie et fut un gigantesque succès commercial – au grand dam de Gaston Gallimard, qui avait refusé le manuscrit.
Denoël édita ensuite une foule d’auteurs talentueux, dont Blaise Cendrars, Antonin Artaud, Elsa Triolet ou Louis Aragon (ces deux derniers étant proches du Parti communiste). Mais fidèle à Céline, il publia également les pamphlets antisémites de ce dernier : Bagatelles pour un massacre en 1937, L’École des cadavres en 1938 et Les Beaux draps en 1941.
Pendant la guerre, Denoël sera impliqué dans la collaboration, comme d'ailleurs beaucoup d’autres éditeurs français. Pendant cette période, il publiera le pamphlet Les Décombres de l’écrivain fasciste et antisémite Lucien Rebatet (souvent qualifié de « best-seller de l’Occupation »), ainsi que des discours d’Hitler.
Une attitude qui lui vaudra de féroces inimitiés, ainsi qu’un procès à la Libération. Il sera toutefois acquitté, ayant pu prouver qu’il avait aidé des personnes recherchées par la Gestapo à se cacher. Céline ne le surnommait pas « le zèbre » – mi-blanc, mi-noir – pour rien...
Lorsque la nouvelle de sa mort est révélée le 4 décembre, ce passé douteux, ainsi que les circonstances troubles de son assassinat, vont soulever des questions dans la presse. Paris-Presse, par exemple, s’interroge :
« Différentes hypothèses peuvent être envisagées [...]. Une seule, toutefois, retient, apparemment, l'attention des enquêteurs, c’est celle d'une agression crapuleuse, banale, dans les temps où nous sommes. Pourtant il peut paraître anormal que des malfaiteurs l'aient perpétrée en un endroit aussi éclairé que ce secteur du boulevard des Invalides [...].
Les autres hypothèses ne doivent pas être écartées. En effet, on a trouvé dans les papiers de la victime une somme de 12.000 francs ; d'autre part, un garde républicain de service autour de l’Hôtel des Invalides aurait entendu, pendant sa faction, deux coups de feu, vraisemblablement répercutés par l'écho ; enfin l'activité de l'éditeur pendant l'occupation lui avait valu de recevoir plusieurs lettres de menace. »
Le journal Combat, de son côté, n’exclut pas l’hypothèse du meurtre politique :
« La personnalité de Denoël et son activité en tant qu’éditeur pendant l’occupation, peuvent faire croire à une vengeance d’ordre politique. Avant guerre, c’est lui qui avait édité le premier Eugène Dabit et Louis-Ferdinand Céline. Il eut le tort de continuer à éditer Céline après 1940 [...].
Au surplus, il ne s’en tint pas là, puisque parurent sous sa firme l’ouvrage de Lucien Rebatet : « Les Décombres », une collection antijuive, un essai politique sur Mussolini et les discours d’Hitler [...].
Son activité professionnelle lui avait certainement attiré beaucoup d’ennemis et Denoël racontait à ses amis « qu’il était persécuté ». »
Dans son édition du 4 décembre, le quotidien communiste L’Humanité n’évoque qu’à peine le meurtre de « l’éditeur du sinistre Céline et du traître Rebatet », mais explique que « la police entoure du plus grand mystère » les causes du crime.
Pourtant, faute d’enquête plus poussée de la police, l’affaire en restera là. Jusqu’en janvier 1950, date à laquelle la veuve de Denoël – ils étaient séparés depuis plusieurs années – obtient la réouverture de l’enquête. Le journal Carrefour publie à cette occasion un grand article listant les zones d’ombres entourant encore la mort de l’éditeur.
Parmi celles-ci, on apprend que Denoël était censé passer devant le Comité d’épuration de l’édition. Persuadé qu’il allait y servir de bouc émissaire, il avait constitué une sorte de « livre noir » sur la collaboration des éditeurs pendant l’Occupation, qui mouillait presque tous les grands noms de l’édition parisienne.
Or ce dossier explosif, qui était posé sur la banquette arrière de la voiture de la victime la nuit, a disparu la nuit de sa mort.
« Il avait constitué un dossier dont on parlait dans tout Paris et qui mettait en cause d'autres éditeurs.
C’est ici que le roman se corse. Il est question d’une mystérieuse voiture noire qui aurait suivi la 202 de Robert Denoël. D'où l’explication suivante : un éditeur aurait eu recours à une police politique renommée pour abattre un témoin gênant. »
L’article s'interroge aussi sur le rôle joué par la maîtresse de Denoël, Jeanne Loviton (dite Jean Voilier). Cette éditrice à la réputation d’aventurière, qui avait eu des aventures avec plusieurs grands noms de la littérature de l’entre-deux guerres (Paul Valéry, Curzio Malaparte, Saint-John Perse...), se trouvait avec Denoël juste avant le crime : c’est elle qui, suite à la crevaison, était partie chercher un taxi.
« Mme Voilier était directrice des Éditions Domat-Montchrestien. Denoël, qui avait de grands projets, avait dressé, d'accord avec son amie, un plan d’association selon lequel il cédait la moitié des parts des Éditions Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien [...].
On voit à quel point les intérêts de Denoël étaient liés à ceux de Mme Jean Voilier à laquelle l’unissaient, d’autre part, des liens passionnels indiscutables [...].
Pourtant, en demandant la réouverture de l’enquête, Mme Cécile Denoël aurait affirmé que son mari avait renoncé à divorcer, ce qui laisserait supposer que le crime a pu avoir un mobile passionnel en même temps qu'un mobile d’intérêt. »
Mais cette nouvelle instruction aboutira à un non-lieu. Même si Cécile Denoël, la veuve de la victime, ainsi que Céline depuis son exil danois, accusèrent nommément Jeanne Loviton, aucune preuve ne l’incriminera. On ne saura finalement jamais qui a tué Robert Denoël.
Jeanne Loviton succéda au défunt à la tête des éditions Denoël. Moins d’un an plus tard, elle en cédera 90% des parts au grand rival de Denoël, Gaston Gallimard.
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Pour en savoir plus :
Louise Staman, Assassinat d’un éditeur à la Libération : Robert Denoël (1902-1945), Edite, 2005
Jean Jour, Robert Denoël, un destin, Éditions Dualpha, 2018